La fille de Jaïre
FRAGMENTS
(La fille de Jaïre vient d’être ressuscitée
d’entre les morts.
C’est elle qui parle.)
Les poutres noires du plafond
pèsent sur ma poitrine et m’effrayent.
Les colonnes vont-elles céder ?
Vos voix si proches me parviennent
comme un murmure, on dirait
le bourdonnement du dehors,
dans les maisons voisines.
Pâle jeune homme à mon côté,
j’ai entendu ton appel angoissé :
si bas, tes paroles m’effrayent,
me disant : lève-toi et vis !
Pourquoi ordonnes-tu ainsi
à mes yeux clos de s’éveiller ?
En ce lieu qui fut mon foyer,
maintenant je serai privée
de la félicité des morts.
Au loin sur les prairies heureuses
des vierges blanc-vêtues me conduisaient.
Leur pied dansant touchait à peine l’herbe.
Vielles, cuivres et cordes
résonnaient dans le bleu du soir.
Des colliers, ouvrés par les hommes,
souvenirs du temps des noces
ornaient encore les linceuls
et sur leurs cheveux ondoyants
elles portaient, pleines de fleurs,
des corbeilles de saule.
Vers les collines chauves,
dans la lumière d’or par groupes s’avançaient
des hommes avec des papyrus enroulés,
des vieillards avec des pierres sculptées.
Las de chuchoter et d’aller,
las de tant d’années de malheur,
ils se passaient l’un l’autre la coupe
où ils avaient, amis et ennemis,
préparé de leurs propres mains
avec du pavot un breuvage d’oubli.
Le plus âgé, en ajoutant
un ultime pavot au breuvage,
agenouillé comme le voyageur
venu offrir les épices de son pays
au temple qu’il atteint enfin,
le bénit en disant ces paroles :
« L’écrit dont les mots se présentent
comme une armée scandant son chant de marche,
l’image noblement taillée,
la fleur et l’offrande d’amour,
tout ce que nous avons posé
aux pieds de la Beauté divine
désire retourner au ciel,
– comme l’argent d’une monnaie usée
désire fondre pour blanchir
et dans le creuset qui tremble
dire avec l’ivresse des flammes
les songes de la Création.
… »
Ne m’aidez pas, que je tombe,
j’ai vu le paradis,
seule de vous tous je sais
ce bonheur, le plus grand.
La félicité, la félicité
était à mon front une couronne ardente.
Pour qui a porté cette couronne
et ne la porte plus,
c’est une blessure qui saigne :
parmi vous, ô jeunes fileuses,
je ne saurais m’asseoir pour filer.
Respirez le parfum des prairies heureuses
dans mes cheveux, dans mon voile,
c’est comme au temps de mi-été
la tente du berger,
les vêtements des moissonneuses
et leur odeur d’herbe coupée.
Pour moi le bois blanc du cercueil
était une couche bienheureuse.
Ô mes sœurs, je prie pour vous !
Le vent lourd dans le soir
brûle mon front, brûle ma joue.
Fermez, fermez les portes !
De la coupe où je bois l’eau,
j’aime souffler émerveillée
la poussière impure de la vie,
j’ai soif d’une boisson plus claire,
et d’une nuit plus proche
ô m’endormir sur tes genoux,
après avoir franchi dans ton désert
le fleuve des enfers, ô toi,
mère aveugle et muette, énigmatique
Éternité !
Werner von HEIDENSTAM.
Traduit du suédois par Jean-Clarence Lambert.
Recueilli dans Anthologie de la poésie suédoise, Seuil, 1971.