Deux étrangers

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Comment va le docteur ce matin ?

– La nuit n’a pas été bonne.

– Lui qui guérit si bien les autres, il ne peut donc pas se guérir lui-même ?

– Ah ! ne m’en parlez pas. Nous sommes au désespoir. Mourir à trente-cinq ans ! un homme si bon et si savant !

– Mourir dites-vous ? Il va mourir ?

– Mais, Monsieur, s’il continue à ne pas manger, la chose est certaine ; il va mourir.

– Et vous ne pouvez pas le faire manger ?

– Si je le pouvais ! si nous le pouvions ! si quelqu’un le pouvait ! Tous les premiers médecins de Paris se sont réunis ici hier matin. Ils ont causé deux heures. Mais que voulez-vous ? Comment faire vivre un homme qui est dans l’impossibilité complète de manger ?

Ce dialogue se tenait à la porte de William, illustre et grand docteur en médecine qui mourait d’un mal inconnu.

Un de ses amis interrogeait le domestique du médecin, et n’en pouvait tirer que la réponse ordinaire :

– Le docteur ne mange pas.

Depuis longtemps William avait perdu l’appétit.

– Je ne trouve plus de goût à ce que je mange, disait-il quelquefois.

Néanmoins, ce mal demeurait dans des limites supportables. William mangeait peu et sans appétit, mais il mangeait assez pour vivre. Insensiblement, cet état devint plus grave ; William tomba dans une tristesse extraordinaire. Rien dans le monde entier ne l’attirait plus ; ses sentiments s’éteignaient un à un ; lui, dont l’ardeur avait été proverbiale, il devenait indifférent. Indifférent ! quelle parole ! Sa passion pour la médecine était seule vivante dans la ruine de son âme et de son corps. Mais un jour vint où cette passion elle-même baissa. Alors tous dirent : William est perdu !

Les médecins, ses amis, vinrent lui soumettre des cas difficiles, le consulter sur des choses intéressantes, lui poser des problèmes que seul il pouvait résoudre, William répondit d’un air distrait.

On le mit sur la voie d’une grande découverte. Lui dont ce mot seul, découverte, suffisait pour allumer le regard, lui, William ne répondit pas et s’étendit sur un canapé.

Cependant il cessait de visiter ses malades, les recommandait à ses confrères avec l’air négligent d’un homme malheureux qui s’acquitte par devoir d’une commission. La tristesse devint immense en lui et autour de lui.

– Qu’as-tu ? lui dit Robert, son meilleur ami.

Justement, je n’ai rien, répondit William. Ne me demande pas ce que j’ai ; demande-moi ce que je n’ai pas. Il faut avoir, et je n’ai pas.

– Mais de quoi as-tu besoin ?

– J’ai besoin de quelque chose ; voilà tout !

– Mais enfin ?

– Voilà le commencement et la fin : J’ai besoin de quelque chose.

– Tu n’as pas d’appétit ?

– Je meurs de faim.

– Et pourquoi ne manges-tu pas ?

– Parce que je n’ai pas la chose dont j’ai faim ; cette chose-là me manque.

– Et quelle est-elle ?

– Je ne sais pas.

On essayait chaque jour un mets nouveau. Jamais repas ne fut préparé avec le travail qu’exigeait chaque jour chaque repas de William, et chaque jour ce travail était également inutile. Il s’asseyait a table d’un air triste et, comme par complaisance, goûtait du bout des lèvres ce repas concerté par tous les savants réunis, se levait presque furieux, s’enfermait et on ne le voyait plus. Enfin, le mal grandissait de semaine en semaine, la faiblesse était extrême ; une fièvre lente survint, les nuits étaient agitées ; les meilleurs amis n’étaient plus reçus ; William ne voulait voir personne, et Robert en était réduit à avoir avec le domestique qui gardait la porte de son ami le dialogue que nous avons entendu au commencement de cette histoire.

Que faisait dans sa chambre William enfermé ? Il écrivait. Je cite quelques passages.

Voici quelques pages d’un cahier qu’il tenait sous clef.

 

MÉMOIRES DU DOCTEUR WILLIAM

 

Je suis seul, bien seul. La porte est fermée, le verrou tiré. Je viens de regarder sous mon lit, sous mes meubles. Il n’y a personne ici, je suis parfaitement seul. Je peux me raconter à moi-même ma folie. Personne n’entendra, personne ne doit entendre, car personne ne comprendrait.

Je vais mourir. Quand l’heure approchera, je brûlerai ce papier. Je me soulage en me parlant, car l’homme a besoin de dire. Mais je garde mon secret, et je suis seul, seul, seul au monde à le savoir.

J’aurais pu être heureux comme un autre homme. J’aurais pu regarder le jour, les jardins, sentir le parfum des fleurs ; j’aurais même pu être utile.

Il est fâcheux, il est fâcheux que cela soit arrivé. Cela ? Quoi donc ? Qu’est-il arrivé ? Je ne sais si je pourrai me le raconter à moi-même. Ai-je assez de confiance en moi pour me dire cette chose ?

Ô Dieu ! j’ai été un enfant. Pauvre jardin où je jouais à douze ans ! Pauvre jardin ! Était-ce moi qu’on appelait William alors ? Était-ce moi qui était heureux quand je voyais s’ouvrir une fleur, moi qui m’attristais quand je me disais, à la fin du mois de mai : les lilas sont déjà passés ? Était-ce moi qui regardais le ciel avec inquiétude, me demandant si le temps serait favorable aux graines que j’avais confiées en chantant à la terre féconde et généreuse ? Ô mon Dieu ! Était-ce moi ?

Était-ce moi qui jouais, moi qui travaillais ? Était-ce moi, cet enfant gai, libre, léger, joyeux, blond, riant, au regard ouvert, qui sautait au cou de sa mère ? Ô mon Dieu ! était-ce moi ? Est-ce moi qui ai pleuré, à six ans, la mort d’un moineau ? J’essayais de le faire tenir debout sur ses pattes raidies, et chaque fois que retombait la pauvre petite bête, j’éclatais en sanglots. Comme j’étais heureux ! Comment donc faire à présent pour pleurer ?

Qu’ai-je fait, Seigneur, pour n’avoir plus le droit de pleurer, pour être condamné à ne pas pleurer ? Ah ! grand homme que je suis ! quelle atroce ironie ! On dit que je suis un grand homme ! J’entends parler de mon génie ! Je suis un médecin du premier ordre ; je suis un savant, et il y a des hommes qui me portent envie. Ah ! si j’étais méchant, et si j’avais le pouvoir de changer avec mes envieux, de leur passer ma science avec ses résultats, et de prendre à un paysan le plaisir qu’il a quand il mange son pain noir après avoir fait son ouvrage !

Son pain ? son ouvrage ?

Je n’aurais pas dû écrire ces mots-là, moi qui n’ai plus le droit de les prononcer. Son pain ? son ouvrage ? Ô pauvre enfant que je suis ! Il y a donc des êtres assez heureux pour faire leur ouvrage et pour manger leur pain ? Son pain ! son ouvrage ! Ô mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! Seigneur, qui êtes invoqué dans les psaumes que chantent ceux qui peuvent chanter ; Seigneur, Dieu du roi David, faites que j’aime un jour mon pain et mon ouvrage !

Je m’étais pourtant promis de raconter mon histoire. On dirait que j’ai peur de me trahir en me la disant à moi-même, et que je recule le moment, comme si c’était un moment terrible.

Si ce papier tombait entre les mains d’un homme, cet homme me ferait des questions. Il m’interrogerait sur ma folie, comme moi-même autrefois j’ai interrogé des fous. Il faudrait lui dire si j’étais endormi ou éveillé, quand la chose est advenue. Il faudrait lui dire... mais qu’importe ? je n’ai pas de confidents. Je n’ai de compte à rendre à personne. Je vais dire ce que j’ai senti, comme je l’ai senti, sans rien analyser.

Voici le fait. Je l’ai vu, ou, du moins, j’ai cru le voir. Je ne sais ni son nom ni son âge. Mais je l’ai vu. Qui donc ? Lui ! lui, vous dis-je ? Il s’appelle lui dans mon âme.

Je ne sais ni à quel moment ni combien de temps je l’ai vu.

Je devais avoir environ vingt-cinq ans.

Depuis longtemps je désirais. Je désirais, sans savoir quoi. Mais enfin, je désirais. Depuis longtemps ce qui m’entourait m’était devenu insuffisant. Les personnes et les choses avaient perdu, à mes yeux, leur beauté. Je désirais une beauté supérieure aux beautés connues.

Un jour, je m’abandonnais à ce désir vague, et je regardais couler l’eau de la rivière. Ce fut là, si je ne me trompe, qu’il m’apparut. Ce fut lui qui vint à moi.

– Mon enfant, me dit-il, tu es mon enfant, toi.

Il y a douze ans que j’ai entendu cette parole.

Elle retentit encore au fond de moi : elle me brûle et me glace les os.

– Mon enfant ! tu es mon enfant, toi !

Voilà quel fut son premier mot.

Je compris. Aussi je ne lui demandai pas son nom. Je ne lui demandai ni d’où il venait, ni où il allait.

Je me dis intérieurement : c’est lui, c’est lui que j’attends.

Et lui, comme s’il avait lu dans mon âme, répondit tout haut à ma pensée.

– Oui, c’est moi.

Quelle voix !

Je lui dis alors ce que je venais de me dire à moi-même.

– C’est bien vous, n’est-ce pas, vous que j’attends ?

– Je t’ai déjà répondu, me dit-il ; ne me fais pas parler inutilement, car mes paroles sont précieuses. Il faut aussi, dans ton intérêt, qu’elles soient rares, car elles coûtent très cher. Je fais payer ce que je dis.

– Veux-tu la science ? dit-il, après un silence.

– Oui, répondis-je.

– Suivez-moi, me dit-il alors, et sa voix était changée. Elle était devenue plus grave et presque effrayante.

Il me conduisit dans un jardin où jamais je n’avais pénétré. Il marchait sans bruit, les feuilles mortes qui jonchaient la terre craquaient sous mes pas, et ne craquaient pas sous les siens. Le jardin traversé, il me conduisit dans une maison qui devait être la sienne. En franchissant le seuil de cette maison singulière, je sentis à ma joie et à ma terreur que j’entrais chez lui.

L’obscurité était profonde : il donna un coup sur je ne sais quel objet, et je le vis tenant à la main une lumière éclatante.

Puis il me conduisit par un long corridor dans la chambre où il devait me parler. Dans ce corridor, je me rappelle très bien que je le suivais à distance, évitant de le toucher. Je ne voulais même pas frôler ses vêtements.

Il me regarda en souriant, devinant ma pensée.

– Bien, bien, dit-il. Tu ne serais pas digne de moi, si tu n’avais pas peur de moi.

Il ouvrit devant moi la porte de la chambre ; je tremblais d’entrer.

Heureusement j’écris pour moi seul, ce qui me dispense de décrire la chambre. Tout ce que je puis dire c’est qu’il y était. Cette chambre le contenait ; je ne sais pas d’elle autre chose.

– À présent, lui dis-je, parlez. Vous savez que la terre ne me suffit pas. Allez-vous me montrer quelque chose de la grandeur de Dieu ?

Après un long silence, il prit la parole. Combien de temps parla-t-il ? je ne sais. Je ne me rappelle pas un seul mot de son discours et quand je me rappellerais tout, je ne dirais rien encore, je ne répéterais rien de ses paroles ni aux autres ni à moi-même. Tout ce que je sais, c’est qu’elles ne sonnaient pas comme les paroles humaines ; je sais très bien qu’il parlait de Dieu, mais je sais aussi qu’en l’écoutant je m’attachais à lui et non à Dieu. Je sais aussi que j’avais peur, et, sentant vaguement que les choses divines sont calmantes, alors même qu’elles déclarent la guerre, j’avais peur d’avoir peur. Ma terreur s’augmentait d’elle-même. Je ne sais pas en quelle compagnie j’étais.

À la fin il sonna, on apporta un pain qu’il coupa en deux. Il prit une moitié de ce pain et me donna l’autre. Je sentis à la fois en cet instant un plaisir indicible et un malaise profond.

Je sentis à la fois une défaillance agréable et une inquiétude glacée. Je sentis ce malaise que donnent les choses surhumaines, quand elles ne sont pas divines, ce malaise sans nom qui ressemble à une avance que vous ferait le désespoir.

Je mangeai, et pendant que je mangeais, il me regarda avec une espèce de compassion, comme s’il eût dit :

– Pauvre enfant, désormais tu ne retrouveras plus de goût à ce que tu mangeras.

Pauvre éloquence humaine ! pauvre amour-propre humain ! pauvres gens de la littérature ! si vous aviez entendu ce que j’ai entendu !

Après avoir été inondé de ce feu étrange, pourquoi ne suis-je pas mort, puisque j’étais devenu incapable d’admiration, puisque l’idéal pour moi avait dépassé l’idéal des autres, et n’était plus à la portée de nos mains ?

Si devant un homme habitué à la lumière tempérée de nos chambres s’ouvrait une fenêtre par où l’échappée de vue fût incroyable, le paysage rayonnant, le jour tout autre qu’à l’ordinaire ; si, de là, se découvrait un horizon immense, un horizon que personne n’eût jamais soupçonné ; il dirait : Je suis bien petit, et je ne le savais pas. Mais si la fenêtre allait se refermer impitoyablement (et pour la refermer il ne faudrait qu’un peu de vent), la nuit de cet homme serait plus noire que celle des autres, et ceux qui n’auraient pas regardé par cette fenêtre ne sauraient pas pourquoi cet homme se tourne et se retourne sur son lit.

Horizon d’un instant, pourquoi t’ouvrir ou pourquoi te fermer ? Ô tentateur ! comme je te regrette en te maudissant ! Beauté ! beauté ! beauté ! pourquoi me poursuivre ! Ange de vie ou ange de mort, céleste ou fatal amour, ô mon destin ! pourquoi as-tu apparu, ou pourquoi as-tu disparu ? Pourquoi as-tu disparu, en disant : Tu ne trouveras plus de goût à ce que tu mangeras.

Je sentis, sans le comprendre, la vérité de cette parole terrible. Devant mes yeux passa, en un instant, toute la vie humaine.

Parents, amis, travaux, plaisirs, devoirs, je sentis que tout, après l’heure que je venais de passer, me semblerait indifférent.

Je sentis que les paroles humaines seraient ridicules pour moi, après celle que je venais d’entendre.

Je sentis que le pain de l’homme, ce pain qui est fait avec le blé et le travail, serait insipide pour moi, après le pain que je venais de manger.

Je sentis en même temps un déchirement au fond de moi, comme si toutes choses m’abandonnaient, comme si je restais seul, à la fois loin des créatures et loin de Dieu.

Je sentis la caresse du désespoir qui me passait doucement sa main froide sur le front pour m’isoler.

Quand Dieu sépare un homme des autres hommes pour l’attirer à lui, il en résulte, chez cet homme, le calme et le dévouement.

Mais la séparation que je venais de subir produisit chez moi le trouble et l’égoïsme.

Et depuis ce temps-là, rien ne me va plus, ni le printemps, ni les choses, ni les hommes, ni le travail, ni la vie, ni la mort.

Ceux qui entendraient ce mot, que personne ne doit entendre, n’imagineraient pas tout ce qu’il signifie : car ils l’entendraient en une seconde, ils ne subiraient pas en détail jour par jour, heure par heure, la condamnation que j’ai subie, la condamnation de ne rien aimer.

Je l’ai portée longtemps : la voilà qui devient trop lourde, et je meurs.

Je meurs, comme j’ai vécu depuis dix ans, sans avoir seulement une larme à donner, ni aux autres ni à moi. Mes os sont desséchés.

Les paroles qu’on prononce, celles qu’on lit dans les livres, les consolations, usitées entre les hommes, ne sont pas à mon usage ; car toutes s’adressent à des vivants, et moi, je suis mort.

J’ai perdu le sens de la vie, et je suis condamné à agir sans sentir le goût des actions, à manger sans sentir le goût du pain, à serrer la main de mes amis, sans donner ni recevoir la chaleur, à parler sans ardeur, à écouter sans intérêt, à me trouver seul, où que je sois, à ne plus pouvoir dire à qui que ce soit ni : Mon père, ni : Mon frère.

Dieu seul, j’en suis sûr, pourrait combler l’abîme où je m’engloutis. Mais je ne sais pas la route qui mène à lui, s’il y en a une. Je ne sais comment crier, pour me faire entendre. Dieu est le Dieu des autres ! je ne m’aperçois pas qu’il soit le mien. De quel côté se tourner pour trouver Celui qui est grand, sans être fatal, assez grand pour combler, assez bon pour sauver ?

On dit que les condamnés embrassaient les autels et devenaient inviolables. De quelque nom qu’on vous nomme, Être inconnu que je voudrais aimer, dites où sont vos autels, afin que je trouve un asile contre moi-même, afin que je me sauve de moi-même, afin que le ciel me soit rendu avec les larmes, afin que je me jette en pleurant aux pieds du Dieu immense, aux pieds du Dieu retrouvé ! Ô grandeur ! ô grandeur ! si je savais qui vous êtes, si je savais, Seigneur Dieu, comment fléchir Votre Majesté, si je savais sur quelle poussière baiser la trace des roues de votre char, ah ! comme je rirais et comme je pleurerais, et comme je bondirais, et comme je défierais du haut de mon triomphe le désespoir et l’ennui ! Ô tremblant cœur humain que je porte en moi, comme tu t’apaiserais, et comme tu battrais, et comme...

William écrivait cette ligne quand on frappa violemment à sa porte. Il eut un accès de colère. Il ne répondait pas. La porte s’ébranla sous un effort vigoureux, et William vit apparaître un prêtre dont les pieds étaient nus, la robe percée et la barbe très négligée.

– À genoux ! dit-il à William.

William s’agenouilla.

– Mon fils, dit le prêtre, je vais vous conduire chez un malade que vous seul pouvez guérir. Je ne vous demande pas si vous voulez me suivre. Je vous ordonne de me suivre.

William mit son chapeau.

– Je suis prêt, dit-il.

– Alors attendez, reprit le prêtre, et causons. Celui que vous allez guérir ne souffre pas tant que vous.

Vous vous trouvez trop misérable pour faire quoi que ce soit, et cependant rien ne vous paraît assez grand pour vous. Toutes choses vous paraissent au-dessous de vos désirs, et au-dessus de votre puissance. Écoutez-moi : celui auquel vous pensez en ce moment vous a laissé la science, sans vous laissez la lumière, mon fils, c’est le désespoir.

– Comment savez-vous à qui je pense ?

– Taisez-vous, reprit-il vivement. Pas de curiosité. Je suis ici pour vous guérir, et non pas pour vous amuser. Voulez-vous plonger dans les splendides abîmes de l’a lumière insondable ? Voulez-vous un pain de lumière pour vous nourrir ? Un manteau de lumière pour vous couvrir ? Le voulez-vous ?

– Oui, dit William. C’est singulier, pensait-il, celui-ci a quelque ressemblance avec l’autre ; seulement je n’ai pas peur.

– Ce pain et ce manteau, mon fils, reprit-il encore, c’est l’obéissance. Baisez trois fois la terre avant de lire la parole que vous allez lire.

William baisa trois fois la terre.

Le prêtre alors tira de sa poche un livre, et présenta cette ligne à William :

Per viscera misericordiae Domini, in quibus visitavit nos Oriens ex alto.

– Quand vous aurez faim et soif d’obéissance, dit-il après un long silence, le pain vous paraîtra bon.

Prenant alors les mains brûlantes de William, il les serra dans ses deux mains et, couvrant le malade d’un regard ardent, calme et souverain, il lui dit :

– À une âme comme la vôtre, blessée et altérée, faible et embrasée, misérable et dévorante, je ne dirai pas résignez-vous, je dirai : réjouissez-vous. Je ne dirai pas : résignez-vous en regardant le charme de tel objet ou l’intérêt de tel acte isolé ; je n’essayerai d’aucun palliatif, je n’essayerai pas de vous distraire pour vous préparer. Non. J’irai droit à votre âme et je lui ordonnerai la joie, et je demanderai pour vous, au Dieu qui a obéi, la gloire et la joie d’obéir. Je comprends très bien que rien ne vous suffise. Honneur à l’insatiable ! Nous ne sommes pas ici pour nous contenter de peu. L’Infini ne veut pas qu’on se contente sans lui. Ni le ciel, ni la terre, ni les fleurs, ni les hommes ne remplissent en vous l’abîme béant qui demande : Mon enfant, embrassez-moi ! Et, au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, au nom du Consolateur, écoutez le secret, désormais votre conversation sera dans les cieux, désormais vous marcherez tête haute, portant Dieu en vous et contenant le Verbe. Désormais tous vos actes, tous (je n’excepte rien), seront ruisselants du sang de Dieu. Tout, tout, et mes lèvres qui vous parlent, et vos yeux qui m’écoutent, et votre tête qui pensera, et votre cœur qui battra, et votre main qui agira, et le pain que vous mangerez, et les cris que vous pousserez vers Celui qui entend tout, et les soupirs et les larmes (car j’entends que vous pleuriez), et tout ce que je nomme et tout ce que je ne nomme pas, tout ce que je sais, tout ce que je ne sais pas, tout ce qui est en vous, tout ce qui n’y est pas encore ; tout ce que Dieu verra, et vos paroles et vos regards, ce qui est exprimable et ce qui est inexprimable, tout ira à la construction de la Jérusalem éternelle, à la formation du corps mystique du Christ. Cet autel, dressé au Dieu inconnu, que rencontra saint Paul sur le rivage où avait parlé Platon, puisque je le rencontre en vous, je vais dresser dans votre âme l’étendard qui jugera le monde ! Vous avez voulu les hauteurs, les voici ! Montez ! montez ! montez assez haut pour prononcer la parole que l’Aigle apocalyptique a entendu prononcer par la bouche des Trônes, pour prononcer cette parole : Amen ! amen ! Voilà le mot du secret. Par ce mot, s’ouvriront devant vous les portes de la Vie éternelle où vous allez faire votre entrée triomphale !

– Maintenant, mangez, dit le prêtre à William.

Le jeune homme jeta sur le vieillard un regard suppliant et craintif. Son œil bleu et pur était plein de larmes. William tremblait et se sentait rassuré.

– Mon père, dit-il à voix basse, suis-je guéri ? suis-je sauvé ?

– Oui, mon fils, répondit-il, vous l’êtes ou au moins vous le serez. Si Dieu ne se découvre pas aujourd’hui tout à fait et pour toujours, il se prépare, attendez-le. La route est longue devant vous, longue et superbe. Soyez fidèle.

Le moine tira un pain de sa poche, fit le signe de la croix, le bénit, et en posa la moitié dans la main tremblante de William, dont les doigts glacés n’avaient pas la force de serrer et de tenir.

– Du courage, mon fils, dit le vieillard ; celui qui vous a perdu vous a dit : Tu ne serais pas digne de moi, si tu n’avais pas peur de moi. Celui qui m’envoie pour vous sauver, vous dit : Tu ne serais pas digne de moi, si tu n’avais pas confiance en moi.

Vous n’osez pas manger, je le vois. Essayez donc.

William porta le pain à ses lèvres et sauta au cou du vieillard avec un cri de joie.

– Maintenant, dit le prêtre, pensez aux autres. Si de mauvaises heures sonnent encore, songez qu’un des remèdes sera de penser aux autres. Je suis venu vous chercher. Quelqu’un vous attend. Autant que possible, mon ami, ne faites jamais attendre.

William fit atteler. Le vieillard monta en voiture avec la gaucherie de quelqu’un qui ne monte jamais en voiture.

Il donna au cocher une adresse. Les chevaux partirent, les deux voyageurs restèrent dans un silence profond. Le Prêtre prit son bréviaire. William sentait que cet homme était capable de faire des choses immenses, sans sortir de ses habitudes, avec la simplicité et la régularité d’un enfant qui a des heures fixées pour le travail, des heures fixées pour le repos, et qui ne perd pas un instant. La Voiture s’arrêta.

Le Prêtre et William descendirent.

Une allée obscure, étroite, humide et froide les conduisit à un escalier de bois tournant en vis, et après avoir monté à tâtons cinq étages, ils arrivèrent enfin à une porte de bois vermoulu que le Prêtre ouvrit en la poussant du doigt. La chambre était basse, petite, malpropre, sans ordre et sans lumière. Une veilleuse prête à s’éteindre éclairait faiblement de sa lueur lugubre ce réduit obscur en plein jour.

Le malade était couché dans un petit lit de fer. Il avait la tête découverte ; ses cheveux noirs tombaient à plat de chaque côté de son visage amaigri.

Sa pâleur était extrême. Sur son front grand et blanc, largement découvert, perlait une moiteur effrayante à voir. Ses mains décharnées étaient devenues presque transparentes et tombaient de chaque côté du lit. On eût pu le croire mort ; mais de temps en temps un léger frisson, comme pour trahir la vie, parcourait son corps et contractait légèrement ses lèvres minces et ses paupières fermées.

Une garde-malade, grosse femme de soixante ans, était lourdement assise et à moitié endormie au pied du lit, sur une chaise, car elle n’avait pas trouvé, dans la chambre, un fauteuil. Quand les arrivants entrèrent, elle se leva, recula sa chaise jusqu’à la cheminée où bouillait à petit bruit quelque cafetière de tisane, et jugeant que pour le moment son malade était assez gardé, elle s’endormit tout à fait.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant sous le doigt du Prêtre, le malade ouvrit les yeux et se souleva légèrement.

Tout ce qui restait de vie à cet homme s’était réfugié dans le regard. Au milieu de ce visage pâle s’ouvraient deux grands yeux noirs flamboyants, dont la prunelle tournoyante ne s’arrêtait jamais. Quelque chose de fixe comme un point blanc brillait dans cet œil toujours agité.

Un instant suffit à William pour s’habituer à l’obscurité, et il aperçut le grabat du malade. Leurs yeux se rencontrèrent, et avant que le Prêtre eût pu se rendre compte de ce qui se passait, William recula jusqu’à la muraille, et chercha machinalement une chaise sur laquelle il tomba évanoui.

Le malade se souleva.

– Jetez-lui de l’eau sur la tête, dit-il au Prêtre.

Le Prêtre fit ce qu’on lui disait, et, sentant William revenir à la vie : – C’était donc bien lui ! dit-il, et regardant le malade :

– C’était donc bien vous ? dit-il encore... Descendez, William, laissez-nous seuls un instant ; s’il le faut, je vous appellerai.

William sortit.

À la porte, qu’il laissa entr’ouverte, se montra le visage rose, la tête ébouriffée d’un enfant blond, qui se glissa d’un air sournois jusqu’à la vieille femme endormie et se blottit dans les plis de son jupon d’un air moitié curieux, moitié effrayé.

Grand’mère, grand’mère ! dit-il à voix basse d’un ton suppliant ; mais il ne put la réveiller. Il s’arrêta, regardant le malade avec terreur, et le Prêtre en souriant.

– Ainsi, c’était bien un homme ! disait William en descendant l’escalier. Je n’avais pas rêvé. Maintenant non plus je ne rêve pas. Les voilà en présence, sous le regard de Celui qui voit tout. Suis-je vivant encore ? Ô Dieu ! pardonnez-nous à tous !

Le Prêtre et le malade restèrent en effet vis-à-vis l’un de l’autre.

– Monsieur, dit le Prêtre au malade, je suis à vous.

– De quel droit ? répondit le malade. Ceux-là seuls sont à moi que j’ai choisis moi-même. Tenez, voilà l’enfant que j’avais choisi. Il m’abandonne comme les autres, parce qu’il faut que tout m’abandonne. Vous ai-je appelé ? Les hommes qui m’ont laissé vivre seul, ne me permettront-ils pas de mourir seul ? Qui vous dit d’être à moi ?

– Jésus-Christ, répondit le Prêtre.

– Jésus-Christ ? dit le mourant. Je veux bien vous le dire ; puisque vous voilà. J’ai porté un défi à Dieu. Je savais que Jésus-Christ était, pour aller à lui, la route des autres. Je n’ai pas voulu qu’il fût la mienne. Ne me dites pas que s’il est la voie, il est aussi le but, je le sais. Ne me dites rien, car je sais ce que vous me diriez. J’ai voulu le Père, et je n’ai pas voulu des moyens que le Fils a offerts aux autres hommes. Ne me dites pas non plus que je suis vaincu. Je le sais. Ne me dites rien. Je ne me conçois pas autrement que je ne suis. Faites comme William qui vient de s’en aller. Voilà l’enfant que j’avais choisi, ajouta-t-il après un silence.

– Voilà l’enfant à qui vous avez donné la mort, et par qui Dieu s’apprête à vous rendre la vie.

– La vie ? dit le mourant avec un sourire effroyable.

– La vie, dit le Prêtre.

Il prit son crucifix, le posa sur la cheminée, et se prosterna profondément.

Ils étaient là tous deux immobiles comme deux morts, l’un dans sa prière, l’autre dans son blasphème. La veilleuse jeta, comme au moment de mourir, une clarté un peu plus vive. La garde dormait, l’enfant, comme s’il eût fait trêve à sa vie propre, restait immobile et partageait le grand silence. On eût dit qu’il sentait, sans le comprendre, le combat qui se passait entre la vie et la mort.

Enfin, d’une voix douce, grave et pleine, le Prêtre récita les sept Psaumes de la pénitence. Quand il prononça ces mots : Rugïebam a gemitu cordis mei, le malade poussa comme un rugissement sourd qui ressemblait à la fois au râle de l’agonie et au cri du désespoir, et qui pourtant était moins lugubre que le silence glacé derrière lequel il s’abritait, comme pour en savourer à l’aise les approches, enfermé dans son isolement.

Les psaumes étaient terminés ; les murs eux-mêmes avaient dû entendre ce De Profundis et ce Miserere, mais le mourant n’avait pas paru les entendre. Aucun effort ne lui pouvait arracher ni une parole, ni un signe de vie. Sans le mouvement de son œil, à la fois effroyable et rassurant, il eût paru mort tout à fait.

Le Prêtre, penché sur le mourant, faisait pour lui arracher ou une parole, ou un regard, ou un mouvement intérieur et extérieur, ce qu’auprès d’une telle mort pouvait faire un tel homme.

À la fin, il se releva terrible à son tour.

– Cela ne sera pas, dit-il, Seigneur ! Cela ne sera pas ! Où est William ? Va le chercher, dit-il au petit enfant, descends et remonte.

William et l’enfant remontèrent.

William examina le malade : – Il est absolument perdu, dit-il au Prêtre en le prenant à l’écart.

– Je le sais, dit-il.

Puis il saisit par la main William et lui dit :

– J’ai souvent vu la haine ; je ne l’ai jamais vue telle que je la vois en vous. Vous allez dire qu’elle fait un avec vous, que vous ne concevez pas même par la pensée la possibilité lointaine du pardon, qu’avant de vous arracher la haine, je vous arracherais l’âme, que la pièce viendrait avec le monceau ; taisez-vous ! et dites le Pater.

Avant de prononcer ces mots : « Pardonnez-nous comme nous pardonnons », visitez le dernier fond de votre âme, et ne dites cette parole que si vous pouvez, en face du ciel et de la terre, la prononcer sans peur.

Savez-vous quels sont, dans le monde invisible, les échos du pardon ! Donnez un pardon, William, pour que Dieu en fasse ce qu’il voudra, et priez, comme si vous-même alliez quitter ce monde, pour l’étranger qui va mourir. Descendez en vous assez profondément pour découvrir le lieu du pardon ; vous aurez trouvé le lieu de la prière.

Il y a des instants si suprêmes qu’en face d’eux l’homme ne se reconnaît plus. Habitué à glisser sur la surface de la vie, il ne se reconnaît plus quand il est jeté au cœur de la vie. Rien au monde ne nous semblerait si fantastique que l’apparition de la réalité, ordinairement invisible, et tout à coup aperçue ! William était dans un de ces instants. La clarté soudaine des choses troublait sa vue.

Le silence augmentait. La petite chambre, où combattaient le ciel, la terre et l’enfer, semblait vide. Car on n’entendait aucun bruit, si ce n’est le bruit régulier de l’eau bouillante, et on se voyait à peine. Les respirations ne s’entendaient pas, et comme un mouvement trop rapide pour être saisi, à force d’être intense, la vie semblait avoir disparu. Le personnage principal du drame avait absolument l’air d’un cadavre, et pourtant, sans aucune preuve extérieure, chacun sentait dans ce mourant une activité inexprimable.

Le Prêtre promenait, de William au malade et du malade à William, ses regards ardents et calmes ; car même alors, il était calme, et la force contenue dans ce calme agrandissait encore l’émotion, en prouvant à tous au Nom de quelle puissance il agissait.

Auprès de William, il avait senti qu’il fallait parler ; auprès de l’étranger, il sentit qu’il fallait se taire. L’ardeur de sauver ces deux hommes, l’amour qu’il avait pour leur avenir humain et pour leur avenir éternel n’occupaient pas son âme tout entière. Il sentait qu’il n’avait pas seulement affaire à deux individus, mais que ces deux grands individus, représentants de l’humanité déchue, pouvaient devenir les représentants de l’humanité rachetée. Il contemplait en eux les faiblesses, les douleurs, les aspirations de ce tremblant cœur humain qu’il connaissait depuis longtemps, mais qu’il n’avait nulle part si plein de désirs et si plein d’accablements.

L’homme ignore ce qui peut se passer en lui, à l’instant où certaines choses qu’il a en puissance viennent en acte. Plongeant au fond de lui-même, le Prêtre y saisit subitement d’une main sûre toutes les forces qu’il avait ramassées et préparées depuis longtemps, et les présentant ensemble à Celui qui voit tout, il resta sans parole, comme s’il eût été vide, et dit enfin :

– Seigneur, je ne vois, ni ne sais, ni ne puis. Mais ayez pitié de ces deux hommes entre qui vous m’avez placé : car vous êtes leur Dieu et ils sont vos créatures. La terre est trop petite pour eux : ne les repoussez pas de vous ; ne les éloignez pas de la fête éternelle, car vraiment ils ont besoin de joie, et la joie est un de vos dons. Ils ont épuisé les choses de ce monde ; ils étouffent ; ils ont besoin de franchir les bornes de notre atmosphère. Ô Dieu de délivrance, qu’ils saisissent enfin de leurs mains vivifiées la jeunesse et la résurrection. J’attends, Seigneur, j’attends : faites, faites. Amen aux explosions de la lumière qui va venir. Ne la ménagez pas, Seigneur ; faites-la couler sur nos fronts, sous nos pas ; car on ne sait où poser le pied, nous sommes encombrés de ténèbres. Amen aux splendeurs matinales de l’horizon qui s’allume, et que ces deux âmes soient délivrées ! Faites éclater votre voix qui soulage en parlant ! Esprit de paix, Esprit de joie, ô langues de feu, douces et dévorantes, souffle qui enflammes et qui rafraîchis, sérénité translumineuse, vivifiante, embrasante, devant laquelle meurt ma parole, j’ai prié, et j’attends. Du fond de l’abîme, Dieu de gloire, je vous parle pour eux dans toute la faiblesse, dans toute la terreur, dans toute l’impuissance, dans toute la solennité dont mon âme est capable. Ô lumière adorée, pour leur apprendre à dire « Amen ! », ravissez-les jusqu’aux régions de la joie et de la foudre. Qu’ils disent Amen de plus près, Amen sur la montagne, Amen dans leur langue, dans la langue de leur patrie, dans la langue dont l’harmonie fait oublier, se souvenir, se reconnaître et pleurer ! Que leur Amen éclate enfin dans les cieux.

William pleurait déjà ; l’étranger, pas encore. Une contraction nouvelle agitait sa figure mourante. Les teintes qui terminent l’agonie commençaient à paraître, et cependant le regard du Prêtre s’éclairait, comme si, mêlées à ces teintes lugubres, il eût aperçu d’invisibles clartés.

– Mon père, dit William, voilà la mort.

– Mon fils, dit le prêtre, voilà la vie.

La garde dormait toujours : l’enfant était toujours là, il promenait autour de lui son regard bleu et pur, effrayé, et ne comprenant pas.

Le Prêtre alla vers lui, le prit par la main, le fit agenouiller au dos du lit, derrière la tête du malade, qui ne pouvait pas l’apercevoir, et lui dit tout bas : Fais ta prière. Puis, parlant en lui-même : – Cela presse, dit-il, mon Dieu ! puis, parlant à celui qui mourait : – Vous rappelez-vous, dit-il, que vous ne vous êtes pas créé vous-même !

Le petit enfant disait l’Ave Maria pendant que le Prêtre faisait cette question très simple, et la figure du mourant, cette figure de cadavre glacé, s’éclaira tout à coup d’un sourire tel qu’en voient rarement les habitants de la terre.

Se levant sur son séant :

– Il est Celui qui Est, dit-il. J’avais oublié que je n’étais pas l’Être.

Puis sa voix s’adoucit ; sur son front solennel passa une lueur douce ; sa figure devint jeune, candide, enfantine ; son regard plus naïf, plus caressant que celui de l’enfant qui priait au pied du lit, et tendant les bras.

– Pardon, dit-il, William, pardon !

William se jeta dans les bras qui l’attendaient, et quand il put essayer de parler :

– Nous allons donc vivre ensemble ! balbutia-t-il.

– Oui, dit l’étranger, mais non comme tu l’entends. Je vais quitter, Dieu aidant, ce rivage désolé où tu vas rester encore. Aussi faut-il d’abord que je parle au Prêtre ; va et reviens bientôt me dire adieu.

Et, se tournant vers le Prêtre :

– Mon père, dit-il, c’est moi qui suis à vous. J’ai faim et soif d’être petit enfant ; dites, que faut-il faire ?

Quelques heures plus tard, les mêmes hommes se trouvaient réunis dans la même chambre. L’étranger mourait et consolait William de sa mort. Étendu sur ce grabat, et puis visiblement près de sa dernière minute, il avait l’air d’un triomphateur et parlait de sa naissance.

– Écoute, William, dit-il en prenant les mains du jeune homme, écoute bien. Tu feras ce que je n’ai pas fait. Adieu, mon bien-aimé, oublie ce que j’ai été, et souviens-toi de ce que tu dois être. La science et l’art attendent quelqu’un et c’est toi qu’ils attendent. Vois ce petit enfant, William, vois cette boucle de cheveux blonds qui tombe sur cette petite épaule. Je remets entre tes mains cette majesté trois fois sainte. N’oublie jamais que cette petite boucle rose a dit un Ave Maria pour le pauvre pécheur. Je lui parlerai, à lui, le dernier. Je lui dirai adieu à lui, le dernier, je l’embrasserai le dernier parce que c’est un enfant.

Sa figure changea et resplendit tout à coup d’une majesté incompréhensible.

– Il y a donc sur terre une montagne, s’écria-t-il, en retrouvant la voix, une montagne que Jésus-Christ a montée, et qui s’appelait le Calvaire !

William, ouvre ce tiroir et donne-moi l’Évangile.

William obéit.

Le malade cherchait à lire et ne pouvait pas. Après de longs efforts : – Approche aussi la lampe, William. Tiens, voilà l’homme, ajouta-t-il en souriant. J’aurais pu faire toute la nuit d’inutiles efforts pour lire l’Évangile, et oublier d’approcher la lampe.

Et il lut :

« Je suis la Voie, et la Vérité et la Vie. »

– Oui, dit-il, cela est ainsi. Jésus-Christ a pu dire sans effort : Je suis la Vérité, car Il est Elle, en effet. La Vérité ! qui suis-je pour prononcer seulement son nom ! Je me sens écrasé. Suprême élévation, suprême misère ! J’ai peur de moi, j’ai peur de moi en face d’elle, parce que j’ai un front qui plisse, et que la Vérité ne plisse pas. Elle est immuable ! Immutabilité ! mot incompris des hommes !

Ah ! ce sera un beau jour que celui où je mourrai ! Un beau jour ! Mais c’est aujourd’hui ! Mais c’est tout à l’heure, et moi qui ne songeais plus que c’était tout à l’heure ! Embrasse-moi, William, et chante au lieu de pleurer ! Si tu penses à moi, souviens-toi que je suis un misérable et secondaire individu, et pourtant chante ma naissance, car je vais naître. Penche-toi sur mon berceau. Tant que je n’ai pas aimé, tu n’as pas pu dormir ; maintenant j’aime, dors et chante, Dieu te donnera ton oreiller.

Sa sublime figure, alternativement sévère et attendrie, semblait voyager, en un instant, de la terre au ciel.

– Vis dans la vérité, William, dit-il, et traite avec douceur ceux qui ne la connaissent pas. Pauvres gens, qui se trompent ! Fais l’œuvre que je n’ai pas faite, l’agneau de l’Apocalypse te regardera de là-haut.

Jésus-Christ ! Jésus-Christ ! s’écria-t-il. Songez-vous qu’il y a encore autour de nous quelque chose de l’air qu’il a respiré ?

Bénissez-moi encore, mon Père. Adieu, William ; où est cette femme qui m’a gardé ? Il faut que je lui dise adieu.

Enfin, toi, dit-il, au petit enfant, viens m’embrasser, et souviens-toi qu’il faut aimer le bon Dieu.

Puis il murmura :

– Notre Père qui êtes aux Cieux, que votre Nom soit sanctifié, que votre règne arrive...

La voix s’éteignit.

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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