Ève et Marie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JE voudrais aujourd’hui éclairer d’une lueur fantastique cette vérité que nous oublions :

Le laid c’est le mal.

L’esprit du mal ne nous promet pas seulement le plaisir ; s’il s’attaque à une âme noble, il lui promet la beauté.

Il ment.

Aussi la métamorphose est une de ses plus grandes puissances.

Je veux jouir, dit l’homme. – Tu jouiras, dit l’esprit du mal, et il se fait richesse.

Je veux être honoré, dit l’homme. – Tu seras honoré, dit l’esprit du mal, tu partageras mes honneurs. Si tu désires, j’approche ; si tu parles, je viens.

Mais un jour arrive où l’homme s’aperçoit que chacun de ses désirs est satisfait et que son âme n’est pas satisfaite.

Voici mon heure, dit alors l’esprit du mal, et il se présente pour saisir sa proie. Il n’est plus ni beauté, ni richesse, ni jouissance, il est lui-même ; il ne tente plus, il dévore.

 

 

I

 

En Allemagne, non loin de Bingen, dans une vallée voisine du Rhin, vous rencontrerez une forêt, et dans cette forêt une chapelle taillée dans le roc, qu’on appelle l’Ermitage. Tout près de là était bâtie jadis une petite cabane, c’était la demeure d’un bûcheron.

Un soir, dans cette cabane, deux jeunes filles étaient assises près d’une grande cheminée. L’une d’elles filait sans lever les yeux ; l’autre, oisive et inquiète, regardait de côté et d’autre, comme si elle eût été mal à l’aise, et prêtait l’oreille au moindre bruit, comme si elle eût attendu quelque chose. On n’entendait dans la chambre que le pétillement du feu et le tic-tac d’une vieille horloge ; au dehors, que les gémissements du vent qui se prolongeaient dans les arbres. La fileuse éleva la voix la première :

– Notre père tarde bien à rentrer ce soir, dit-elle en levant les yeux sur l’horloge qui allait sonner huit heures.

– As-tu peur ? répondit d’un air moqueur sa sœur aînée. Ne crains rien, je suis là pour te garder, et, quand on rentrera, tu seras bien tendrement fêtée, choyée, caressée, tandis que j’irai me coucher, sans qu’on me dise bonsoir.

– Ne parle pas ainsi, ma sœur, répondit Marie d’une voix grave. Ramène ton cœur à nous, et tu reconnaîtras que nous t’aimons.

Elle se leva et embrassa sa sœur tendrement. Ève se laissa embrasser, mais un éclair de haine brilla dans son regard sauvage.

– Voici mon père, dit Marie.

Les deux jeunes filles virent approcher le vieillard. Marie, vive et joyeuse, courut à sa rencontre. Agités par le vent du soir, les cheveux blancs du bûcheron lui firent l’effet d’une auréole.

« Il vient de la montagne, se dit-elle, l’air des hauteurs est salutaire à respirer. Je sortirai demain au lever du soleil, et je monterai là-haut. »

Au même moment, Ève croyait voir sur la tête courbée du vieillard la trace des regrets et peut-être des remords.

« L’ombre des nuits est mystérieuse, se dit-elle. Qu’a-t-il vu sur les Rochers-Rouges ? »

Le vieillard entra. Ève resta à l’écart, mécontente et contrainte. Marie débarrassa le bûcheron du bois qu’il venait de couper et qu’il portait sur ses robustes épaules ; elle essuya respectueusement le front brun et ridé de son vieux père, qui trouva dans le sourire de la jeune fille la récompense des travaux de la journée.

– Mon père, dit Ève, vous avez travaillé aujourd’hui dans la forêt des Rochers-Rouges.

– Comment le savez-vous, ma fille ?

– Je le vois.

Et elle se retira dans sa chambre.

La figure du vieillard s’attrista ; Marie lui passa les bras autour du cou, comme pour l’enlever à lui-même.

– Parlons de toi, ma fille, dit le bûcheron. Comment as-tu passé la journée ?

– J’ai cueilli des fleurs dans la campagne, j’ai cherché des plantes inconnues et j’ai prié Dieu de me dire leurs vertus.

Ainsi se passaient en effet les jours de Marie. On était habitué à la voir suspendue aux flancs de la colline ; tantôt elle demandait ses secrets à la terre, tantôt elle regardait le ciel. Elle restait là de longues heures, perdue dans je ne sais quelles pensées, et de temps en temps, quand un grand arbre tombait sous la hache de son père, la jeune fille pleurait la mort d’un compagnon d’enfance, car elle aimait tout ce qui respire.

Quand tout fut endormi autour d’elle, Ève ouvrit silencieusement la porte de sa chambre. Cette porte donnait sur le bois. La nuit était profonde. Ève n’entendait que le bruit de ses pas et le cri des oiseaux de nuit dans la forêt. Elle prit à tâtons la route des Rochers-Rouges, elle s’avançait dans la nuit, guidée par les poteaux dont elle voyait rayonner en lettres de feu l’inscription : Nach dem Rothenfels, et elle était attirée par la montagne, comme on est attiré par un gouffre.

« J’ai entendu dire dans mon enfance qu’il s’est fait non loin de là des choses terribles ; il faut que j’aille ce soir sur ces montagnes, je ferai peut-être une rencontre. Si les seigneurs d’autrefois, les seigneurs rhingraves, reviennent la nuit sur les Rochers-Rouges pour revoir encore le château qui fut à eux, je demanderai à ces ombres détestées si elles sont heureuses. Mais j’espère que je les verrai souffrir, j’espère que la mort venge les pauvres ! »

Quand elle rentra, il était environ une heure du matin. Tout dormait dans la cabane. Ève alluma une veilleuse ; elle regarda autour d’elle avec terreur ; elle ne reconnaissait plus sa chambre. À la voir inspecter ses meubles sans oser les approcher, on eût compris qu’elle s’attendait à quelque chose d’horrible.

« Il y a trois heures, pensait-elle, j’étais une jeune fille comme une autre ; je pouvais m’endormir le soir, sûre d’être seule clans ma chambre... Il viendra quand je l’appellerai ; ce ne sera pas pour cette nuit. »

Ève se mit au lit ; mais il lui fut impossible de dormir et même d’éteindre sa lumière. Elle entendait, derrière une cloison mince, la respiration douce et égale de sa jeune sœur endormie.

« Petite, pensait-elle, je serai désormais plus heureuse que toi : j’aurai la vengeance, la richesse, le plaisir... dors ton somme. »

Elle se berçait dans ces pensées quand elle entendit derrière sa tête comme un frôlement, quelque chose qui s’approchait. Elle se leva sur son séant, plus pâle qu’une morte, et essuya la sueur qui lui glaçait le front. Elle n’osait ni se coucher, ni se lever, ni tourner la tête, ni ouvrir les yeux. Le bruit cessa, Ève se recoucha ; ses rêves de toutes les nuits lui passèrent encore devant les yeux.

« Riche, honorée, châtelaine ! »

Le même frôlement se fit entendre dans les rideaux de son lit, presque à son oreille. Elle étouffa un cri et se retourna avec horreur. Rien ne parut ; mais le bruit avait approché. Elle se leva, ouvrit sa fenêtre, s’assit près de sa table, agita tout dans sa chambre, fit grand bruit, elle-même pour se rassurer, et s’abandonnant aux délires que les événements de sa course nocturne avaient surexcités peut-être, elle s’oublia, elle remua les lèvres.

– La richesse, dit-elle tout haut, je veux la connaître ! la connaître avant de mourir !

Elle s’arrêta pétrifiée ; ses yeux étaient tombés sur son lit, elle crut y voir une force onduleuse, chatoyante et terrifiante. Elle ferma les yeux ; puis, craignant que cette chose-là n’approchât d’elle, elle se décida à la regarder en face. Au même instant elle sentit la terre se refroidir sous ses pieds. La bête s’allongeait, se roulait, se repliait, comme si elle eût eu je ne sais quelle épouvantable intention de s’étaler et de plaire. Ève fit un geste d’horreur.

– Est-ce toi ? cria-t-elle d’une voix étouffée, en se détournant à demi sans oser toutefois la quitter des yeux. Et elle restait immobile elle-même, de peur de mettre en mouvement l’horrible bête. Mais celle-ci approcha. Oui, c’était bien la forme du serpent. Ève prit la fuite en jetant un cri, elle s’élança au dehors. Elle se hasarda à rentrer sur la pointe du pied et regarda ; la bête n’avait pas bougé.

Elle la regarda plus à l’aise et se demanda si cette bête ne lui était pas envoyée pour entendre ses désirs. Elle eut comme une fascination.

– Eh bien, oui, je veux être la femme du rhingrave, cria Ève ; mais va-t’en ! Et elle tomba évanouie.

 

 

II

 

Cependant Marie, mal à l’aise depuis quelques instants, étouffait dans sa chambre. L’oppression qui la tenait éveillée augmentait de minute en minute. Aux premières lueurs de l’aube, dès qu’elle distingua la fenêtre par où venait le jour, elle se leva doucement, sans éveiller son père, et elle aussi se dirigea vers les Rochers-Rouges. Elle respirait à pleine poitrine l’air pur et fortifiant du matin ; elle admirait, elle aimait, elle chantait, elle vivait ! Elle eût voulu caresser chaque plante et boire la rosée. Elle gravit la montagne, le cœur débordant d’une joie inconnue, et, au moment où elle en toucha le sommet, ces fines paillettes d’or qui précèdent le lever du soleil brillaient sur le château du rhingrave. De petits nuages légers, soyeux, brillants, changeaient à chaque instant de forme et de couleur. Les oiseaux, secouant leurs ailes mouillées, faisaient entendre déjà leurs premiers gazouillements ; la rivière étincelait ; les vitres de Munster s’éclairaient au-dessous d’elle, et les feux du matin perçaient, en s’allumant, les vapeurs tremblantes de la vallée. Enfin la plus haute cime de la Gans s’embrasa, et le soleil parut. Marie tomba à genoux. Au bout d’une heure, fatiguée, brisée, elle se coucha et s’endormit d’un sommeil léger. Un petit bruit se fit entendre à côté d’elle ; mais Marie, loin d’en être troublée, respira plus à l’aise. Elle s’était endormie auprès d’un beau lis, qui, agité par le vent, lui caressait à chaque instant la tête. De la fleur sortit tout à coup une musique céleste, et si douce, si douce, qu’elle semblait vouloir respecter le sommeil de la jeune fille. Marie, sans s’éveiller tout à fait, ouvrit à demi les yeux ; sa figure encore endormie s’éclaira d’un sourire divin ; on eût dit qu’elle rêvait du ciel. Le musicien s’enhardit, il approcha de Marie et battit des ailes au-dessus de sa tête. C’était un voyageur, un étranger, un colibri qui lui chanta dans son langage

« Éveille-toi doucement, tout à l’heure tu vas reconnaître ma voix. J’ai chanté près de ton berceau. Je suis né au pays de la lumière, et c’est elle qui m’a envoyé vers toi. Ne sois pas éblouie de ma parure quand tu ouvriras les yeux ; les couleurs que je porte sont les reflets affaiblis du soleil qui m’a fait éclore ; je suis léger comme l’air que tu respires en dormant ; cette terre n’est pas la mienne, je ne la touche que du bout de mes ailes ; mais les fleurs m’appellent quand elles m’aperçoivent là-haut, et m’ouvrent, quand j’approche, leurs corolles embaumées. Marie, Marie, Marie, éveille-toi doucement. »

Une brise fraîche et embaumée, qui soufflait de la montagne, caressait le front de Marie. La jeune fille s’éveilla et leva la tête, vive comme un oiseau. Marie avait les cheveux d’un noir d’ébène ; ses grands yeux, noirs aussi et perçants, étonnaient par leur profondeur et leur limpidité ; sa bouche était petite, sa figure ovale.

Le chant du colibri, qu’elle entendait vaguement depuis quelques minutes, les paupières à demi fermées, parvint distinctement à son oreille. Elle offrit son doigt à l’oiseau qui s’y posa gaiement, elle le caressa, le baisa, s’enivra de sa beauté.

– Ô mon bien-aimé, lui dit-elle, tu m’attendais sur la montagne. J’ai entendu le bruit de tes ailes et je suis venue. C’est toi qui dois m’apprendre le langage des fleurs et me raconter les merveilles de la patrie que j’aime tant !

– Suis-moi, lui dit l’oiseau, et il se cacha dans les pétales du lis.

 

 

III

 

Ce jour-là, le cor retentit dans la forêt des Rochers-Rouges ; le rhingrave chassait.

Ève prêta l’oreille, elle entendit de loin les aboiements sauvages de la meute. Un cerf était lancé ; la jeune fille se plaça sur son passage. Au bout de quelques heures, le magnifique animal, harcelé depuis le matin, tomba sans force tout près d’Ève. Elle courut vers lui, le couteau à la main. Le cerf, vaincu, pleurait et demandait grâce. Ève l’assassina. Le rhingrave approchait, il vit de loin l’exploit de la jeune fille et s’approcha d’elle pour la féliciter ; mais peu à peu il oublia le cerf et la chasse. Ève avait une tête méridionale, l’œil profond et suave, le teint cuivré ; une magnifique chevelure blonde et dorée tombait fièrement sur ses épaules ; élancée, grande, forte et cependant élégante, elle semblait faite pour être l’épouse, la compagne d’un chasseur ou d’un guerrier. Le seigneur du Rhin resta pensif. Le soir, pendant que ses compagnons de plaisir mangeaient et buvaient dans le grand salon du château, le seigneur partit seul, à pied. À la même heure, Ève, debout et inquiète, se promenait devant la cabane. Elle vit de loin approcher le rhingrave, comme la veille elle avait vu approcher son père.

« C’était donc vrai ! » s’écria-t-elle.

Un mois plus tard, tout le pays était en fête. Le rhingrave rentrait dans son château et y ramenait la jeune femme qu’il venait d’épouser. Ève, vêtue de blanc, était pâle et glacée. Elle entra dans la chambre nuptiale, et le premier objet qui frappa ses regards, ce fut une glace superbe. La nouvelle mariée y vit son image, et elle crut voir quelque chose d’étrange mêlé aux fleurs de sa couronne. Enfin elle s’aperçut que le bouquet qu’elle tenait à la main était fané. Le rhingrave entra dans sa chambre pour rejoindre son épouse.

– Seigneur, lui dit Ève en lui présentant le bouquet, je vous offre les premières fleurs qui tombent de ma couronne nuptiale.

– Madame, répondit-il en souriant, je les accepte.

– Dort-on dans ce château ? reprit la jeune femme.

– Pourquoi cette question, madame ?

– Ne me demandez pas pourquoi ? Dites-moi si l’on dort.

– Si vous craignez le bruit, madame, commandez le silence, et le silence viendra. Vous êtes dame et châtelaine ; vos caprices ont été des ordres et le seront toujours. On a préparé pour vous, selon vos désirs, une chambre tendue de blanc et une chambre tendue de noir ; choisissez ! Où m’ordonnez-vous de vous conduire ?

– Ne me parlez pas de la chambre blanche. Ne devinez-vous pas qu’une couleur sombre se détacherait là d’une manière horrible ?

– Allons donc dans la chambre noire, dit le rhingrave avec un sourire.

– Non, non, dit Ève avec égarement. Il approcherait sans être aperçu.

– Venez, madame, pour chasser les idées qui vous obsèdent, vous promener dans vos domaines.

Les deux époux sortirent ; mais Ève crut remarquer que les fleurs qui couvraient la campagne se fanaient à son approche.

– Rentrons, dit-elle.

Les fêtes furent magnifiques ; on était accouru de toutes parts aux noces du seigneur rhingrave ; les paysans chantaient, dansaient, buvaient. Vers le soir, des jeux de toute espèce furent organisés. Enfin, on illumina la campagne ; la verdure éclairée offrait un spectacle charmant. Un bal magnifique devait être donné dans le château seigneurial. Marie, qui depuis le matin s’était prise d’une tristesse inconnue, refusa d’y assister. Le bûcheron porta cette nouvelle à Ève.

– Elle est jalouse, répondit la jeune femme.

Vers le soir, elle prit le rhingrave à part.

– Seigneur, lui dit-elle, j’ai une grâce à vous demander.

– Parlez, madame, vos prières sont des ordres ; vous êtes toute-puissante.

À cette parole terrible, Ève frissonna de la tête aux pieds.

– Eh bien, dit-elle, faites fouiller de fond en comble cet appartement, afin que rien d’étrange n’y apparaisse.

– Vous serez obéie, madame.

– Encore obéie ! toujours obéie ! pensait-elle en le quittant.

Deux heures après cette conversation, le bal s’ouvrit. Un jeune seigneur, d’un aspect étrange, dansa le premier avec la châtelaine. Elle lui trouva les mains froides et l’haleine glacée. Au milieu du bal, un feu d’artifice fut tiré sous les fenêtres du château. C’était une surprise du rhingrave. Ève s’aperçut, à la première fusée, qu’elle venait de désirer un feu d’artifice.

Le bûcheron s’approcha de sa fille

– Ève, lui dit-il à l’oreille, es-tu heureuse ?

Mais la jeune femme tourna la tête avec une horreur indicible. À travers le fracas des détonations, elle venait d’entendre derrière elle, tout près, tout près, un petit bruit, un frôlement.

 

 

IV

 

À demi caché dans les pétales du lis, le colibri chantait ; tout à coup la corolle s’illumina, dorée par les rayons du soleil, et la fleur radieuse se pencha vers Marie, comme pour s’offrir à ses caresses, lui parler ou l’entendre. La jeune fille, attentive et éblouie, entendit ce doux bruit de la sève qui montait à travers la tige, de la racine à la fleur. En même temps, son regard pénétra le sol, et elle vit la terre fournir ses sucs à la plante, pendant que le ciel distribuait sa lumière à la corolle radieuse. À la fois transportée et recueillie, Marie se pencha doucement vers le lis qui s’inclinait devant elle ; le colibri se rangea pour faire place à ses regards, et elle plongea dans l’intérieur de la plante. Le jeu de la vie s’offrit à elle, et envoya à son oreille une harmonie ineffable qui se confondait avec le chant du colibri.

– Oh ! chante toujours, bel oiseau ! disait-elle, sans perdre de vue le monde nouveau qui s’entr’ouvrait.

À l’harmonie qui s’échappait du lis, répondit celle des autres fleurs : les roses remplissaient l’air de leurs mélodies, aussi douces que leurs parfums. Marie sentit une force balsamique lui pénétrer la poitrine. Une belle rose, qui baissait la tête sous le souffle du matin, la salua comme si elle l’eût appelée. Marie courut à elle, pour écouter ses secrets ; elle voulut l’embrasser et se piqua les mains, le sang coula. La douleur lui eût arraché un cri peut-être, mais le colibri commença un chant si délicieux, que des larmes de bonheur vinrent aux yeux de la jeune fille.

– Belle rose ! Tu es aussi pure que le lis, et plus ardente que lui, plus ardente et plus mystérieuse. Dis si je ne te blesserai pas en pénétrant le mystère que cachent dans ton sein tes feuilles repliées.

La rose blanche s’ouvrit à ses regards, et le vent lui apporta un concert nouveau. C’était la voix des fleurs, des arbres, des ruisseaux, des vallées et des montagnes qui l’appelaient en chantant. Immobile, elle eût voulu embrasser à la fois cette belle création. Le colibri se posa sur son épaule, puis vola devant elle pour la conduire. Elle le suivit, rapide, légère comme son guide aérien ; elle effleurait la terre et ne la touchait pas. Elle faisait connaissance, au passage, avec les fleurs, les arbres et la mousse, saisissait les merveilles de chaque brin d’herbe, caressait les rouges-gorges ; elle répondait au salut des pinsons, des chardonnerets, des rossignols qui chantaient sur son passage. Les yeux fixés sur le colibri aux magiques couleurs, et entraînée par lui, elle jouait, sans ralentir sa course, avec les écureuils, qui, passant d’un arbre à l’autre, sautaient gaiement sur son épaule, poussant de petits cris de joie, et s’élançaient de là sur la branche ployante. Elle écartait les buissons d’aubépine ; les senteurs embaumées de la nature la pénétraient à la fois, et la brise du matin, agitant la cime mouvante des peupliers, les touffes de lilas et les cheveux de la jeune fille, produisait une harmonie divine et éveillait dans chaque créature de profonds accords endormis.

Souvent, après ces premières courses de l’aurore, Marie s’arrêtait, à l’heure où le soleil monte dans le ciel, pensive et recueillie comme la campagne. Elle prêtait l’oreille aux bruits lointains, aux bruits graves de midi, aux bourdonnements confus des champs dans les chaudes journées, et s’ouvrait tout entière au sommeil qui étend ses ailes sur la nature vivante, pendant que les bœufs poussaient au loin leurs mugissements longs et tristes. Le colibri murmurait à l’oreille de Marie le chant du repos. De ses yeux demi-fermés elle suivait le vol languissant des abeilles fatiguées qui voltigeaient lentement d’une fleur à l’autre et s’endormaient en travaillant ; elle voyait la vie de tous ces petits inconnus qui gazouillent dans l’herbe sans nous dire leurs noms. Elle sentait alors sa vie doucement dévorée par un sommeil réparateur. Quand elle s’éveillait, le cri monotone du coucou, qui semble toujours appeler quelqu’un et donner à quelque voyageur invisible le signal du départ, lui rappelait le temps qui ne s’arrête pas. Marie se levait et portait lestement le repas de midi à son vieux père, qui l’attendait dans le bois et qui sentait approcher la gaieté quand il apercevait de loin la robe de Marie.

Elle rentrait ensuite, prenait soin de la cabane et préparait le repas. En attendant son père, elle regardait silencieusement les teintes graves du soir s’étendre sur la campagne, le souvenir de ses impressions d’autrefois s’emparait d’elle, elle avait joué tout enfant près de tel arbre, avec sa sœur. Ève n’était plus là : sa pensée était pour Marie d’une amertume affreuse ; mais les émotions que lui apportait le vent du passé se terminaient toutes en espérances ; elle grandissait dans le désir ; elle ne se sentait pas encore assez pleinement, assez richement vivante. Marie imaginait une heure plus splendide que les splendeurs de l’aurore, plus ardente que les feux du midi, plus tendre que les suaves douceurs des belles soirées, quand les pins agités saluent le soleil couchant, et cette heure-là, Marie l’imaginait éternelle !...

Son père la surprenait, sans la déranger, dans ses lumières, et Marie, gaie, vive, caressante, lui servait sa choucroute et sa bière en fredonnant quelque vieille ballade allemande.

Puis tous deux s’appuyaient sur la fenêtre ouverte, et leurs pensées montaient là-haut, confondues avec les harmonies et avec les parfums du soir.

 

 

V

 

– Avez-vous bien fermé les portes ? demande Ève.

– Oui, madame, répondit la femme de chambre.

– Assujettissez donc mieux les pieds de cette table, ils vont faire du bruit.

– C’est impossible, madame.

– Cette chambre, cette alcôve, tout est froid, tout est nu.

– Madame se souvient peut-être qu’elle a ordonné elle-même d’enlever les meubles.

– C’est bon, laissez-moi.

La domestique sortit. Ève sonna très fort.

– Pourquoi sortez-vous ? Rien n’est prêt dans cette chambre, je ne puis me coucher ainsi.

– Quels sont les ordres de madame ?

– La chambre est-elle nettoyée ? Avez-vous regardé partout, partout ?

– Oui, madame, partout.

Ève se laissa déshabiller par sa domestique.

– Maintenant, dit-elle, allumez la veilleuse... Sortez maintenant... Éteignez la veilleuse, dit-elle à très haute voix : vous savez que je n’aime pas ces lumières douteuses.

« Dame et princesse du Rhin ! pensait-elle au lieu de dormir. Quelle horrible plaisanterie ! Toutes les créatures qui vivent sur ses bords jouissent du grand fleuve, excepté moi ! Qu’ai-je fait aujourd’hui ? J’ai fait ce que je fais tous les jours, je me suis promenée seule dans ces longues galeries, sombres et froides, fuyant le rhingrave ; j’ai peur de lui. J’ai voulu pleurer, je n’ai pas pu ; j’ai voulu agir, ordonner, demander, je ne désirais rien ; j’ai voulu désirer, je n’osais pas. Ô Dieu ! Dieu ! entre toutes les créatures malheureuses, je suis la plus malheureuse. Je suis sortie du château, la nature ne me dit rien, puisque je n’aime personne. J’ai regardé de loin la cabane de mon père, cabane où j’ai dormi tout enfant, elle ne m’a rien dit. J’ai entendu dans la forêt les arbres tomber sous la hache ; les arbres ne m’ont rien dit en tombant. J’aurais pu être heureuse, j’aurais pu jouir de cette bienfaisante nature qui verdissait chaque printemps, et j’ai tourné vers ce château maudit mes regards stupides ! Ce soir-là, fatiguée de ma vie de jeune fille, fatiguée de mon père, de ma sœur, de ma cabane et de ma pauvreté, je me suis dit : Je ne serai plus la fille du bûcheron, je ne verrai plus tomber sur moi les regards dédaigneux des jeunes seigneurs ; ils s’inclineront devant moi, ils me salueront ! Oui, mais j’avais oublié de dire : Serai-je heureuse quand ils m’auront saluée ? Il suffirait pourtant de demander une émotion pour l’avoir, et je ne demande pas. Ô ma sœur, ma sœur ! que vous êtes heureuse ! Si je partais pour les pays lointains ? Non, je partirais sans joie, je reviendrais sans joie. Ah ! si... »

Un frôlement rapide se fit entendre près d’elle. Ève sonna de toute sa force.

– De la lumière, cria-t-elle, et ne me quittez plus.

Anna s’assit près d’elle et veilla. Au bout de quelques heures, le sommeil les enleva toutes deux. Ève se réveilla en sursaut : elle venait de rêver. Elle entendit un bruit clair, distinct, presque à son oreille.

Il approche, dit-elle, il approche ; aurais-je désiré pendant mon sommeil ? Il avait bien dit, sur les Rochers-Rouges, qu’il serait toujours là, près de moi, et qu’au moindre appel...

Le bruit se fit entendre. Anna dormait paisiblement, Ève la secoua avec fureur.

– Allez-vous-en, cria-t-elle, puisque vous n’êtes bonne à rien !

Anna sourit, fort heureuse d’être renvoyée.

« Celle-là peut dormir, pensa Ève, seule dans sa chambre. Les femmes sont faibles ; mais le rhingrave est mon mari, il est fort, puissant, courageux, redouté. Mais il n’est pas le seul de sa race. Ah ! si son frère mourait ! Sa puissance serait doublée. »

La malheureuse avait élevé la voix, elle leva la tête et se jeta à bas du lit avec un cri sauvage. À la place où venait de reposer sa joue, elle voyait maintenant comme la tête d’un serpent. La bête sortait des franges de l’oreiller, des dentelles blanches. Ève appela le rhingrave de toute sa force et se jeta plus morte que vive au cou de son mari.

– Sauvez-moi ! criait-elle, sauve-moi !

 

 

VI

 

Un jour le colibri entraîna Marie aux bords du Rhin. Le fleuve majestueux, qui serpentait devant elle, lui causa un sentiment inconnu de grandeur et de puissance. Elle voulut boire l’eau du Rhin et s’y baigner. Comme elle se penchait, une image frappa ses regards ; Marie l’admira naïvement, sans songer tout d’abord que cette image était la sienne. Elle se baissa ; son image approcha d’elle et lui dit à voix basse :

– Ne crains rien, Marie, tu peux me regarder sans peur, je suis belle : je te rends grâce, ma bien-aimée, ton haleine ne m’a pas ternie. Je ne te quitte ni jour ni nuit ; quand le sommeil ferme tes paupières, il ferme aussi les miennes, et je repose près de toi, dans le calme et dans la paix. Marie, Marie, endors-toi doucement !

Et Marie s’endormait. Le colibri fidèle se cacha et s’endormit près d’elle. Quand la jeune fille se réveilla, un nuage rose qui passait sur sa tête s’entrouvrit, et elle aperçut encore son image aussi pure, aussi charmante que dans le fleuve, mais plus brillante, plus glorieuse.

– Ô jeune fille ! criait-elle les bras tendus, que tu es belle. Je t’aime, et je voudrais te ressembler.

Elle courut vers l’orient, mais l’image avait disparu. Le vent du Rhin agita les arbres de la forêt de Rheinstein, et, dans le frémissement du feuillage, Marie crut distinguer quelques paroles : il lui sembla que les fleurs mêlèrent leurs voix aux voix des arbres.

Le lendemain, Marie, quand elle arriva sur les Rochers-Rouges, ne trouva pas le colibri à sa place ordinaire ; les roses ne parlaient plus, la nature était devenue muette et indifférente. Marie chercha partout, dans la campagne désolée, celui qui manquait au rendez-vous ; mais, quand elle voulut l’appeler, elle s’aperçut qu’elle ne savait pas son nom. Tout à coup, là-haut, à perte de vue, elle entrevit une seconde le colibri qui volait à tire d’aile ; elle entendit une divine et lointaine harmonie. Tout disparut.

Marie était seule désormais sur la montagne. Le soleil ne se montrait plus, la nature était muette ; il faisait froid ; un ciel uniformément gris pesait sur les rochers sans couleur, ils ne s’embrasaient plus au soleil couchant comme dans les beaux jours. Chaque heure ajoutait sa tristesse à la tristesse de l’heure précédente. Marie, insensible à tout, restait immobile de longues heures, les yeux fixés à l’horizon ; elle dépérissait, elle étouffait ; elle ne connaissait plus les frémissements de la joie et les émotions de la santé.

« Il reviendra », pensait-elle, et, sans rien voir, sans rien entendre, plongée dans une douleur muette, elle attendait son ami. Si un bruit la réveillait de sa contemplation douloureuse, elle travaillait et ramenait rapidement près d’elle son regard. « Pas encore, disait-elle, ce n’est pas lui. » Et elle restait debout sur la plus haute cime de la plus haute montagne ; elle attendait.

Quelquefois elle levait la tête pour chercher l’air, mais l’air la fuyait comme s’il eût disparu avec l’oiseau voyageur. La jeune fille ne sentait plus la vie que par la souffrance, et quand elle rentrait à la cabane, son père était effrayé de sa pâleur. Elle redoublait pour lui de soins et d’attentions. Le bûcheron lui dit un jour :

– Marie, je n’ose plus te prendre sur mes genoux comme autrefois ; je crains par moments que tu ne m’aies échappé sans me prévenir, et que tu n’habites déjà cet autre monde dont tu me parlais quelquefois quand tu étais toute petite.

– Rassurez-vous, mon père, répondit Marie, je sens que je suis encore sur la terre.

Le bûcheron baisa au front la jeune fille avec autant de respect et d’amour que s’il eût caressé les blanches ailes d’un ange pour le supplier de ne pas s’envoler encore ; mais, pendant que le vieillard voyait sur le front de sa fille ces reflets de lumière qui le charmaient et l’effrayaient, Marie ne sentait, elle, que le poids cruel qui pesait sur sa tête et la chaîne inexorable qui la retenait en bas.

 

 

VII

 

Le rhingrave et sa femme, montés sur deux beaux chevaux blancs, lancés au grand galop, regagnaient leur demeure seigneuriale.

– Arriverons-nous avant l’orage ? dit Ève à son mari.

– Je ne sais. Demain, reprit-il après un instant de silence, demain on dira que le frère du rhingrave n’existe plus.

– Vos domaines sont doublés, reprit la jeune femme, et nous n’habiterons plus en face des rochers que je ne veux plus voir.

Sa voix était stridente.

– Sans doute, reprit le rhingrave ; mais le râle de la mort est affreux.

– Qui de nous, demanda Ève, a versé le poison ?

– Je ne sais. Ne parlons pas de ces choses.

Un roulement de tonnerre se fit entendre à l’horizon.

– J’ai peur, dit-elle.

– Ne prononce pas ce mot-là, répondit-il.

– Ne vois-tu pas là, tout près, deux autres cavaliers ?

– Ce n’est rien, c’est notre ombre.

– Pourquoi nous regarde-t-elle d’un air terrible ?

Ève s’accrocha au bras de son mari.

– Tu me fais mal, dit-il.

Un coup de tonnerre effroyable retentit, et dans le fracas Ève distingua clairement un frôlement à ses côtés. Elle se retourna avec horreur ; un homme était derrière elle, sa main gantée de noir posait sur la croupe blanche et fumante du cheval ses doigts écartés et crispés comme pour s’accrocher à elle. Le cheval se cabra. Ève fut glacée d’horreur comme si elle avait pu attribuer à cette main le bruit léger qui la poursuivait.

Trois jours avant cette conversation, Ève se promenait avec son mari sur le Gans, et, malgré les liens nouveaux qui l’unissaient à lui, un malaise inexprimable la tourmentait ; elle lui serrait le bras avec une tendresse inquiète, maladive.

– Tu es bien là, c’est bien toi, Edgar, n’est-ce pas ? disait-elle, c’est bien toi ?

– Folle que tu es, pourquoi cette question ?

Ève sanglotait sans répondre.

– Qu’as-tu ? lui dit son mari, que veux-tu ? que te manque-t-il ?

– Edgar, répondit-elle, tu viens de prononcer un mot terrible. Folle ! as-tu dis, folle ? Eh bien, oui, je crois que je suis folle ou je vais le devenir. Edgar, Edgar, tu admires, toi, la vue de cette montagne ; tu aimes, toi, cette nature belle pour les hommes. Eh bien, moi, je la hais. Vois-tu cette petite paysanne qui suit gaiement la rivière en chantant ? Elle rentre chez elle, on l’y attend, elle va embrasser son père et sa mère, elle entendra le son de leurs voix et le reconnaîtra. Ce seront des voix ordinaires, des voix comme j’en entendais quand j’habitais là en face, quand j’étais pauvre, quand j’étais jeune fille. Cette enfant ne dira pas ce soir, au moment de s’endormir : « Combien sommes-nous dans cette chambre ? » Mais moi, je ne dors plus, j’ai peur ; peur quand je suis seule, peur quand je suis entourée, peur loin de toi, et peur auprès de toi ! Quand je monte l’escalier d’honneur du château, j’ai peur de sentir trembler la marche de pierre sur laquelle je vais poser le pied. Veux-tu que je te donne la preuve que je suis folle ? Eh bien, maintenant, à cette heure, je ne suis pas sûre, en te parlant, que je te parle à toi, réellement à toi ; je ne suis pas sûre, en te touchant, que ce soit toi que je touche. Quand tu t’approches, quand tu t’éloignes, je n’ai ni les joies, ni les tristesses des autres femmes. Quand tu m’appelles, je ne reconnais pas ta voix. Quelquefois quand je suis seule, dans mes grands appartements vides, je me dis : « S’il était là ! » Tu approches toujours, et le frisson me prend. Je t’appelle et j’ai peur de toi. Je suis peut-être dans ce monde maudit la seule créature qui ait peur de celui qu’elle appelle ! Ce palais, qui est le nôtre, eh bien, je n’y coucherai plus. Tu t’étonnes, si tu savais ce que j’ai donné pour avoir le droit d’y vivre, au lieu de t’étonner, tu frémirais. Ces montagnes, ces Rochers-Rouges savent mon histoire ; je ne puis habiter que dans un lieu inconnu, je veux partir et ne revenir jamais. M’accompagneras-tu ? Si tu le fais, quand avec la terre seigneuriale tu donnerais le sang de tes veines et le sang de tes enfants, si tu dois en avoir, tu ne donnerais pas ce que j’ai donné pour venir à toi. Tes ancêtres, dit-on, n’ont pas connu la peur ; moi, je soutiens jour et nuit avec cette puissance terrible une lutte inégale. Fils de la vieille Allemagne, as-tu du courage à me donner ?

La figure du rhingrave était impassible.

– Ève, dit-il enfin, je t’aime, je t’aime ainsi. Écoute, tu serais peut-être plus heureuse dans un autre château. Connais-tu celui de mon frère Wilfrid ?

– Qu’importe ! il n’est pas bâti en face des Rochers-Rouges, n’est-ce pas ? Eh bien, je le veux.

– D’ailleurs, reprit le rhingrave à voix basse, mon frère n’a que moi pour héritier.

– Quand ce château sera-t-il à moi ? répondit Ève. Savourant le vertige du crime, elle promena ses regards autour d’elle, et tout à coup vit surgir un serpent qui fuyait agilement dans l’herbe. Edgar, Edgar, où êtes-vous ?

– Je viens de tuer cette bête qui t’effrayait, dit-il. Que tu es enfant ! avoir peur d’une si belle bête !

Il prononça ce dernier mot avec un sourire étrange qui laissa voir une fine rangée de dents blanches.

Le lendemain, ils étaient partis ensemble pour le château de Wilfrid, où ils avaient agi de concert : c’était leur manière de s’aimer. Au moment où nous les avons vus à cheval, ils revenaient en prendre possession, certains de trouver le propriétaire mort. Ils entrèrent, Wilfrid venait de rendre le dernier soupir. Ève, qui avait besoin de prendre l’air, ouvrit une fenêtre. Un éclair l’aveugla, et, sans intervalle, elle entendit ce craquement, ce déchirement aigu de la foudre qui tombe. Elle rouvrit les yeux ; un sillon de feu s’abattait en zigzag sur l’aile du château. « Si je voulais, pensa-t-elle plus rapidement que ne tombait la foudre, je me sauverais, je sauverais ce château conquis par un crime. Mais non, non ! » Plutôt que d’appeler son terrible esclave, elle attendit l’événement. L’aile droite du château s’écroula avec un fracas terrible. Ève fut atteinte à la joue gauche par les éclats d’une pierre brisée, elle sentit un mouvement de joie. « Voilà au moins un malheur qui arrive », se dit-elle intérieurement. On la soigna, on la guérit. Elle demanda à son mari une grande fête.

– Un bal funèbre, si tu veux ; répondit-il.

– C’est cela, répondit Ève, nous danserons en noir.

Ève se fit préparer une toilette noire où resplendissaient mille diamants. « Qui donc, pensait-elle, oserait venir à mon bal et y danser ? » À ce moment même, un homme inconnu la saisit et l’emporta.

– Cet homme a les mains froides, dit-elle ; je ne danserai plus.

Quand ils se trouvèrent seuls, le rhingrave et sa femme parlèrent de choses indifférentes ; ils évitaient de se regarder, ils se trouvaient les yeux trop brillants.

Pendant la nuit, Ève crut voir devant elle une longue galerie ; au bout de cette galerie, le rhingrave, vêtu de noir, lui faisait signe de venir à lui. Elle marchait presque involontairement. Le rhingrave lui montra du doigt la statue de son frère, qui était réellement dans le château. Il lui sembla que la statue faisait un mouvement.

– Elle bouge, dit le rhingrave.

Ève prit la fuite à travers la galerie. La statue était debout devant elle et lui barrait le passage. Ève tomba à la renverse ; elle se sentait étendue sur une dalle froide, près d’un abîme. À demi morte, elle laissa pendre sa main dans le vide ; mais elle sentit une main glacée qui saisissait la sienne, puis cette main lâcha prise. Mais une voix dans le lointain prononça ces quatre mots

– Je suis toujours là !

– Je suis toujours là ! répéta l’écho de la galerie.

 

 

VIII

 

Un soir, Ève, seule dans le salon d’honneur du château de Wilfrid, se sentit prise d’une ardeur étrange et agitée, comme dans cette nuit où elle était montée sur les Rochers-Rouges. Le rhingrave était absent. Elle se levait, s’asseyait, et cherchait fiévreusement un repos impossible ; elle n’avait pas peur ce soir-là ; les meubles de sa chambre ne lui semblaient pas trop suspects : « Je suis seule ici, se disait-elle, bien seule, trop seule même. La haute et puissante dame, épouse du rhingrave, passera seule la soirée comme sa femme de chambre. Au moins il n’est plus là, celui que je hais, celui que j’appelais Edgar, je l’ai écarté, je ne craindrai plus sa vue d’ici demain. C’est étrange ! le jour où nous arrivions dans ce château, au moment où mon cheval a fait un écart et où je me suis accrochée, éperdue, au rhingrave, il m’a crié : Tu me fais mal. À cet instant-là, j’ai senti comment je le haïssais. »

Puis elle regarda autour d’elle avec une inquiétude mêlée d’horreur ; elle fit elle-même l’inspection des meubles de sa chambre, puis sonna :

– Anna, dit-elle, changez l’oreiller de mon lit.

Ève n’avait plus de cheveux.

Habituée aux caprices de sa maîtresse, Anna obéit sans s’étonner, puis ouvrit encore la porte du salon.

– Madame n’a plus d’ordres à donner ?

– Avez-vous regardé l’oreiller que vous ôtez de mon lit et celui que vous y avez placé ? Les avez-vous retournés en tous sens ? Vous savez les ordres que j’ai donnés une fois pour toutes ?

– Oui, madame.

– Et vous n’avez rien vu, rien ?...

– Non, madame.

– C’est bien. Allez.

« Décidément, pensa-t-elle, je suis délivrée. »

Elle traversa le salon, regarda partout avec effroi, se rendit dans sa chambre, visita elle-même ses rideaux, son oreiller, ses draps, et ne vit rien, rien.

– À présent, cria-t-elle à haute voix, comme pour profiter de la permission, j’ai le droit de parler, je m’exaucerai moi-même, je me devrai mon bonheur.

Elle parlait encore quand elle entendit grincer les herses du pont-levis, et le son du cor annonça la venue d’un étranger. Elle fit silence et prêta l’oreille ; le bruit n’approcha pas, et elle écoutait encore les mouvements lointains de ses gens, quand quelqu’un se présenta devant elle. La porte s’était ouverte d’elle-même et l’homme inconnu marchait sans bruit.

– Soyez le bienvenu, dit-elle. (Pas de réponse.) – Par malheur, mon noble époux n’est pas là pour vous recevoir.

– Je le sais, madame, répondit l’inconnu.

« C’est étrange, pensa-t-elle, la voix du rhingrave comme dans mon rêve. »

– Seigneur, dit-elle à son hôte, me ferez-vous l’honneur de partager avec moi le repas du soir ?

L’étranger répondit par un gracieux sourire derrière lequel perçait une inexprimable férocité.

Ève eut peur ; elle aurait voulu voir entrer Anna ; elle regretta presque le rhingrave.

Ève éprouvait une curiosité inexprimable ; ce qui était devant elle la glaçait comme dans le rêve. La malheureuse voulut se retourner et lutter, et fuir, elle ne le put. Ses yeux s’allumèrent comme dans l’ivresse.

Elle sourit, sa vue se troubla. Elle ne distinguait plus les objets ; seulement elle entendit un petit souffle...

– Ce n’est rien, dit ce qui était devant elle, j’éteins la lumière, parce que j’aime naturellement l’obscurité.

Que se passa-t-il au dernier moment ? La légende est muette. J’ai interrogé en vain les échos des Rochers-Rouges. Le mieux renseigné n’a pu me dire que ces mots : « Le premier qui entra dans la chambre fut le rhingrave. Il prit la fuite et, depuis, n’a plus reparlé. »

 

 

IX

 

Marie chantait une nuit sur la montagne :

 

Le pays où s’est envolée

Ma vie éteinte et ma splendeur

Ressemble-t-il à la vallée

Où le froid pénètre le cœur ?

 

L’air manque-t-il dans vos domaines ?

Là-bas les cœurs sont-ils fermés ?

Les vaincus traînent-ils leurs chaînes

Jusqu’à la mort, sans être aimés ?

 

Oh  ! parle-t-on dans votre monde

Le langage de nos beaux jours ?

Boit-on à la source profonde

Où s’abreuvèrent nos amours ?

 

Dites si l’on pleure à l’aurore

Comme je pleurais dans nos bois !

Si je dois les trouver encore

Mes saintes larmes d’autrefois ?

 

Te souviens-tu que l’âme pleine,

Sous le bonheur, prête à plier,

Je te suivais sans perdre haleine,

De l’aubépine à l’églantier ?

 

Te souviens-tu du nuage rose,

Entr’ouvert dans l’immensité ?

Où veux-tu que mon œil se pose

Dans cette immense obscurité ?

 

Te souviens-tu de cette fête

Où tout chantait autour de nous ?

Jours de transport et de conquête,

J’ai faim et soif : reviendrez-vous ?

 

Te souviens-tu de nos silences ?

De nos sentiers, de nos ravins,

De nos recueillements immenses,

Du bruit du vent dans les sapins.

 

Te souviens-tu de l’Espérance

Disant tout bas aux rayons d’or :

Le jour de la Toute-Puissance

Tardera-t-il longtemps encore ?

 

Te souviens-tu de la couronne

Que le soleil, au Taunus noir,

Jetait, à l’heure où s’environne

D’ombre et d’ardeur le front du soir ?

 

Te souvient-il, ô mon prophète,

De ce rayon d’or et de feu

Qui fit étinceler ta tête

Sous les rubis de son adieu ?

 

Te souviens-tu que la lumière

Donna sa parole d’honneur

Qu’elle embraserait notre terre

Au jour sacré de sa fureur ?

 

Depuis que ce serment suprême

Retentit dans l’immensité,

La nuit, je vois l’homme au front blême

Qui fait peur à l’obscurité.

 

Si vous connaissez le Dieu juste,

Oh ! dites-moi la vérité,

Immensité trois fois auguste,

Ombre, lumière, obscurité.

 

Si vous voyez encore sa face,

Laissez tomber, ô majesté,

Sur les ténèbres de l’espace

Quelque rayon de sa clarté !

 

Le froid engourdissait vos ailes

Sous ce ciel noir et désolé,

Vous qui, des sphères éternelles,

Vous souveniez, mon exilé ?

 

Si j’avais, comme toi, deux ailes,

Je dirais à mes deux saphirs

Emportez-moi, flammes fidèles,

Où sont allés mes grands désirs

 

Faut-il marcher vers la lumière ?

Faut-il aller plus près du jour ?

Et secouer cette poussière.

Pour te voir, mon céleste amour ?

 

Faut-il abandonner les roses ?

Faut-il se déchirer le cœur –

Faut-il oublier toutes choses,

Pour retrouver le voyageur ?

 

S’il faut traverser les nuages

Pour te voir une seule fois.

Je n’ai pas peur de leurs orages.

Je veux entendre encor ta voix.

 

Je m’en vais cherchant dans l’espace,

Où l’air du soir est embaumé,

Et demandant aux lieux la trace

Du voyageur, du bien-aimé ?

 

Ô toi qui m’as donné la vie,

Pourquoi m’abandonner en bas ?

Appelle-moi dans la patrie

Où le soleil ne baisse pas.

 

Prête tes ailes triomphantes !

Appelez-moi, sphères ardentes,

À l’heure où l’ange de clarté

Allume les nuits rayonnantes

Dans la splendide immensité ?

 

Bientôt l’horizon s’empourpra des premiers feux du matin. La jeune fille fixait sur l’Orient son regard ardent et clair. Tout à coup elle poussa un cri, elle venait d’apercevoir une trace dorée, c’était la lumière qui traversait l’espace. Marie entendit au même instant la voix des mondes qui s’appelaient l’un l’autre et se poursuivaient sans s’atteindre dans l’immensité. La jeune fille resta en extase et ferma les yeux ; elle eut peur un instant d’entrevoir le foyer même d’où s’échappait la splendeur royale de la vie pour baigner au passage la création.

Cependant elle s’élança vers le soleil levant, sans savoir où elle allait tomber. En même temps, elle entendit la grande voix de l’abîme qui criait : « Je t’aime ! ne crains rien, je t’aime ! et je regarde au fond de moi la résurrection ; je la cache sous un voile noir semé d’étoiles et de larmes d’or. Marie, Marie, Marie, abandonne-toi au souffle qui passe ! »

Elle sentit la vie redoubler en elle, et une force inconnue l’emporta. Ce fut une ascension d’une rapidité terrible. Pendant la soixantième partie d’une seconde peut-être, il lui sembla qu’elle était portée à travers l’espace avec une vitesse inexprimable, qu’elle montait toujours, qu’une main de fer lui déchirait le cœur, qu’elle consentait volontairement à une douleur horrible et à une joie inconnue, puis qu’elle retombait sur la terre, brisée et meurtrie. Quand elle revint à elle, Marie était étendue sur une pierre nue, tachée d’un sang rouge qui devait être le sien. Elle regarda autour d’elle et ne reconnut pas les lieux ; elle était loin de sa cabane et de son pays. Les larmes lui vinrent aux yeux avec le souvenir des premières joies de son enfance, des bois de sapin qu’elle aimait. Elle voulut se lever, car elle avait froid ; mais ses jambes ne la soutenaient plus ; elle porta la main à son front, la retira ensanglantée, et sentit au cœur une douleur profonde. Elle s’agenouilla et resta longtemps les yeux fermés.

Quand elle les rouvrit, une montagne immense se dressait devant elle, couverte de pierres et de ronces. « Si je l’apercevais de là-haut ! » pensa Marie, et elle monta. Dès les premiers pas, son sang coula de ses pieds meurtris. Les plantes, autrefois amies, n’avaient plus aujourd’hui pour elle que des épines et déchiraient ses pieds. Chaque pas lui coûtait une goutte de sang. Le tonnerre éclata près d’elle et tomba à ses pieds. L’orage continua. Marie vit d’en haut les pâles éclairs fendre les nues qu’elle dépassait, mais elle ne les regarda pas. « Je souffre trop, pensait-elle, il n’est pas loin. » Tout à coup la terre entière se déroula à ses pieds au fond d’un abîme ; il paraît qu’elle avait atteint, sans s’apercevoir, un plateau dégagé. Elle vit le monde que nous habitons à travers une vapeur dorée qui adoucissait tous les contours ; autour d’elle l’air lui parut éclairé, il lui sembla qu’elle aspirait quelque chose de cette pénétrante illumination. La création, posée devant elle sur un plan incliné, lui apparaissait comme un immense amphithéâtre où chaque être montait en luttant, montait par degrés l’échelle de la vie. « Encore, encore ! criait Marie. Ah ! pourquoi la montagne n’a-t-elle pas été plus haute et plus terrible ; la vue serait plus belle encore peut-être ! Ô ma vallée, mes Rochers-Rouges, ne me reconnaissez-vous pas ? Et toi, mon bien-aimé, toi qui n’es pas loin, puisque voici la lumière et que les couleurs flottent autour de ma tête, ne viendras-tu pas au devant de moi quand j’approche des frontières de la patrie ? ne vais-je pas entendre ta voix ? »

Marie leva la tête avec un léger effroi, elle craignait de voir les astres de trop près. L’immensité lui parut agrandie. Marie cherchait toujours. Un petit cri bien connu se fit entendre ; la jeune fille chancela, rejeta en arrière les belles tresses noires qui lui tombaient sur les épaules, et son regard entrouvrit l’Orient. Un arc-en-ciel se dessinait là-haut, et dans l’arc-en-ciel apparut le colibri. Marie pleurait. « Des ailes, cria-t-elle, des ailes ! » Et elle prit son élan sans savoir si elle avait des ailes.

Au moment où ses pieds quittaient la terre, on eût peut-être entendu sur la montagne comme une harmonie triomphante.

Le pâtre, qui gardait les moutons dans la vallée au pied des Rochers-Rouges, entendit distinctement un chant clair et joyeux, et, tournant la tête vers le soleil levant :

– Déjà l’alouette ! dit-il.

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net