Le gâteau des rois

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

I

 

 

C’ÉTAIT à l’époque où le gâteau des Rois réunissait encore les familles et les amis. C’était du temps où l’on riait. Il y a bien longtemps de cela.

Voici une famille nombreuse et joyeuse, réunie autour de la table. On rit, on s’amuse, on attend le gâteau ; les enfants trépignent d’avance, et font jouir leurs parents de leur joie. Enfin le dîner avance, le dessert arrive. Le gâteau paraît. La fève est donnée : la joie éclate. Mais le grand-père est resté sérieux. Dans cette famille-là, il paraît qu’on était uni. Pardonnez-moi l’invraisemblance : ceci est une légende, une légende d’autrefois. Permettez-moi de rappeler des sentiments qui ne sont presque plus connus aujourd’hui.

Puis donc qu’on était uni, le nuage qui passait sur le front du grand-père assombrit toute la table. Les petits enfants eux-mêmes se regardèrent avec une espèce d’inquiétude, sans savoir ce qu’ils avaient.

La tristesse s’étendait, tombant du grand-père, comme les ombres, le soir, tombent de la montagne, et s’allongent dans la mesure où baisse le soleil.

La mère des enfants, fille du vieillard, prit la parole et dit :

– Père, que vous est-il arrivé ? Vous avez quelque chose. Je viens de regarder vos cheveux blancs, et j’ai éprouvé une terreur que je n’avais éprouvée que deux fois dans ma vie, et voici la troisième.

– Mes enfants, dit le vieillard, voici le gâteau des Rois, et vous avez oublié la part de Dieu. – Autrefois, dans mon enfance, on servait aussi le gâteau des Rois ; mais avant de le manger, on faisait une part qui était la part réservée, et le plus petit enfant, l’innocent de la famille, allait devant la porte, crier : « La part à Dieu ! La part à Dieu ! » Le premier pauvre qui passait prenait cette part qui était la sienne.

« Et quand le gâteau des Rois avait eu le suprême honneur d’être goûté par un pauvre, alors seulement la famille y goûtait à son tour, et la gaieté était grande ; car Dieu avait eu sa part.

« Mais la terre aujourd’hui a perdu la joie, parce que la part de Dieu est oubliée.

« Je veux, à ce propos, mes enfants, vous raconter une histoire que racontait mon grand-père, un jour qu’on était assis, autour de la table, le 6 janvier, et qu’on oubliait la part à Dieu. Il y a bien longtemps de cela, j’avais l’âge que vous avez, mes petits enfants ; j’étais le plus jeune de la famille, aujourd’hui je suis le plus âgé. Un jour viendra peut-être où le plus petit d’entre vous sera devenu le plus âgé d’une nouvelle famille, et il se souviendra de moi le 6 janvier, comme moi-même, aujourd’hui, je me souviens de mon grand-père. »

– Ah ! s’écrièrent les petits enfants, subitement consolés et réjouis par un attrait supérieur au gâteau lui-même, une histoire, une histoire !

– Oui, mes enfants, dit le grand-père, une histoire. Quand mon grand-père commença son histoire, il avait l’air embarrassé, et nous faisions du bruit autour de lui, comme vous en ce moment autour de moi.

– Grand-père, est-ce une histoire vraie ? interrompit le plus petit enfant.

– On dirait que vous voulez reproduire exactement la scène d’autrefois, reprit le vieillard, je fis la question que tu viens de faire. Et mon grand-père me répondit : « C’est une histoire vraie, et plus vraie que je ne puis le dire ; c’est une histoire très vraie. » J’insistai : « As-tu vu toi-même ce que tu vas nous raconter ? » Mon grand-père eut sur le front cet embarras singulier dont je parlais tout à l’heure. Et cet embarras me donna le frisson, quoique je fusse bien petit. Quoique ma question fût demeurée sans réponse, je n’avais pas envie de la répéter.

Mon grand-père reprit donc :

C’était autrefois. Il y avait plusieurs mendiants dans le pays, comme il y en a dans tous les pays. Mais il y en avait un qu’on désignait sous ce nom : le Mendiant. Celui-là n’avait rien, et avait besoin de tout. Il était effrayant de misère, et on l’appelait le Pauvre, parce que les autres pauvres étaient riches à côté de lui. Il allait de porte en porte, demandant l’aumône. Il avait une besace sur le dos, un bâton à la main. Il était très voûté. Il me semble que je le vois d’ici.

– On dirait que tu l’as connu, grand-père, s’écria un des petits.

– Tais-toi donc, fit tout le reste de la bande. Avec un bavard comme ça, il n’y a pas moyen de raconter. Tu vas te taire apparemment, et laisser parler grand-papa.

– Et il allait de porte en porte, reprit le vieillard, un peu pâle parce qu’il avait faim. Quand les gens du pays devaient se rendre quelque part, il était à genoux sur le bord de la route, à genoux, les jours de fête, à la porte de l’église, et sa voix était déchirante. Il demandait à manger, à boire, à se chauffer, à dormir. Car il n’avait rien, et il avait besoin de tout.

Il était comme un monstre de pauvreté, et ce que les autres pauvres possédaient, lui seul ne le possédait pas. Très souvent il tombait sur le chemin, en défaillance, et la voix lui manquait quelque temps pour mendier. Et quand la force de supplier et de gémir lui était revenue, il suppliait, il gémissait. Et quand il s’était présenté sur le seuil d’une maison, l’hospitalité lui ayant été donnée ou refusée, il faisait une marque avec son bâton sur la porte et s’en allait en silence.

Un jour, c’était le 6 janvier, il faisait froid, la neige tombait. Mais dans l’intérieur d’une maison que je crois voir d’ici, tant la description de mon grand-père l’a rendue vivante dans mon souvenir, on mangeait, on buvait, on riait.

Le gâteau des Rois venait d’être servi, et il n’en restait plus rien. Tout à coup on entendit au dehors une voix lugubre : c’était le Pauvre, qui était à genoux sur la neige et sous la neige. Il voyait du dehors briller les lumières dans la salle du festin ; il entendait les éclats de rire. Il pensait que sa femme l’attendait quelque part, se demandant s’il avait obtenu quelque chose ; car il y a dans la vie des pauvres des coups et des contrecoups de douleur que vous ne connaissez pas, mes enfants. La misère qu’on voit est un voile qui cache la misère qu’on ne voit pas, et il faut beaucoup d’attention et beaucoup de bonté pour deviner, même un peu, ce qui se cache de douleur sous les haillons d’un pauvre.

Celui-ci appelait d’une voix déchirante : la part à Dieu ! la part à Dieu !

Il appela longtemps, sans que personne ouvrît ; mais à la fin, comme il importunait, on lui enjoignit de s’en aller, avec menace de lâcher les chiens. Et comme il insistait, on lâcha les chiens. Les enfants, variant leurs jeux, coururent sur lui pour lui jeter des pierres. Les chiens aboyaient, et le maître de la maison, revenant se chauffer au coin de son feu, disait en se frottant les mains :

– On n’en finirait pas, s’il fallait penser aux mendiants. Toutes les parts du gâteau sont mangées. Le bonhomme croit-il être seul de son espèce ?

Et pendant que les plus petits jetaient des pierres au mendiant, les plus grands riaient de sa tournure.

Dans l’entrain de leur gaieté, tous dansaient autour de la table, se tenant par la main.

 

 

 

II

 

 

Quelque temps après, le pays était changé en un désert. Un laboureur imprudent voulut essayer de tirer parti comme autrefois d’un terrain qui, après tout, disait-il, lui appartenait.

Il s’aventura avec sa charrue et ses bœufs vers l’endroit où était debout le 6 janvier la maison dont je viens de vous parler tout à l’heure, mes enfants. À mesure qu’il avançait, ses bœufs manifestaient une inquiétude sourde. Bientôt ils refusèrent d’avancer, et comme il les piquait avec l’aiguillon, ils se retournèrent furieux, labourant la terre de leurs cornes, et l’un d’eux se jetant sur son maître, comme pour le punir de les avoir conduits de force au lieu maudit, le traîna cinquante pas plus loin, puis le saisissant avec sa corne, le jeta, comme s’il eût peur d’avancer lui-même, tout près de la place de l’ancienne maison. Le malheureux tomba étourdi de la chute.

– Mais, grand-père, dit l’un des enfants, le laboureur n’était pas coupable ; pourquoi fut-il puni ? Ce n’était pas lui qui avait chassé le mendiant.

– Rassure-toi, mon fils, répondit le grand-père en souriant, le laboureur se leva. Il ne fut pas puni, il ne fut qu’averti.

Vous ne savez pas encore ce que c’est, mes enfants, que d’avoir besoin, et puissiez-vous ne jamais le savoir par vous-même !

Mais je veux vous dire déjà, avant l’âge et l’expérience, que si un pauvre frappe à votre porte, une grâce vous est faite, à vous. Dieu, qui s’est réservé le pauvre, vous charge de tenir un moment sa place auprès du mendiant. Quand le pauvre est à votre porte, vous devez toucher d’une main tremblante sa main sacrée ; et prenez garde, s’il s’en va désolé, prenez garde que la terre ne s’entrouvre sous vos pas.

Le grand-père avait fini de parler. Un profond silence régnait alors dans cette maison si bruyante tout à l’heure. Mais ce silence n’était pas de la tristesse.

Tout à coup on entendit, au fond de ce silence, on entendit trois coups frappés à la porte de la maison. Un froid très singulier leva la peau de tous les convives, grands et petits. Personne ne parla ; mais chacun se leva pour aller ouvrir.

Toutes les parts du gâteau étaient mangées, excepté une. Le plus jeune des enfants, absorbé par le récit du grand-père, avait oublié de manger la sienne, et la donna.

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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