Un homme courageux
par
Ernest HELLO
PAR une soirée du mois de mars, en 1853, quelques jeunes gens marchaient bruyamment dans la rue de l’École-de-Médecine.
Arrivés devant une porte cochère, ils se dirent adieu, éclatèrent d’un rire épais, firent quelques grosses plaisanteries, se serrèrent la main plus fort que quand on se la serre avec plaisir, puis l’un d’eux entra dans la maison.
– Bonsoir, vieux ! lui crièrent ceux qui s’en allaient.
– Édouard n’a jamais été si gai que ce soir, se disaient-ils entre eux.
– Il est gai, parce qu’il est fort, dit le plus philosophe de la troupe.
– Si on choisissait sa destinée, je choisirais cette destinée-là, dit un second personnage.
– Les anges ont éternué à sa naissance, dit-on encore.
– Quand l’argent ne va plus, il se console avec sa pipe, et fait bien, ajouta un malin de profession.
– Quelqu’un l’a-t-il vu triste ? demanda une dernière voix, qui ne voulait pas rester muette dans le concert.
Et toutes les voix répondirent : Non.
Celui qu’on louait ainsi, Édouard Castagnou, montait lentement deux étages. Pour un homme gai, il marchait bien lourdement : la gaieté va toujours vite. Cependant, ne nous hâtons pas de juger. Ses camarades doivent le connaître mieux que moi.
Le voilà devant la porte de sa chambre : voici l’instant décisif, car il est seul. Nous allons bien savoir s’il est heureux : il est seul. (Je le regarde, il est vrai ; mais j’ai ce privilège épouvantable du narrateur, le privilège de voir et de n’être pas vu.)
Édouard tire une clef de sa poche, la met dans la serrure, et l’y laisse un instant. On dirait qu’il hésite à ouvrir. Mais je ne puis le croire : suivons-le.
Il pousse sa porte. Le voilà dans sa chambre, sans lumière. Cependant il jette un coup d’œil rapide derrière la porte et autour de lui, comme un homme qui chercherait ou qui serait cherché.
Sa chambre est obscure. Je vais user de mon droit d’observateur pour toucher sa main qui cherche maladroitement sur la cheminée une allumette.
Sa main est froide, non pas comme le marbre de la cheminée qu’il touche, mais autrement. Si je touche le marbre de la cheminée, je me refroidis la peau. Si je touche la main d’Édouard, elle me glace le sang.
Voilà la bougie allumée. À quel homme avons-nous affaire ?
Il est grand et fort, circonstance fâcheuse peut-être, car elle a pu augmenter son aplomb extérieur. Beaucoup de gens, je le crois, ont été préservés de mille folies par leur petite taille et leur maigreur, qui leur inspirent, en certaines circonstances et en face de certaines gens, une sorte de timidité salutaire.
Édouard est grand et fort. Il a l’air habitué au commandement. Mais il y a dans son œil quelque chose de flottant et d’indécis. Il regarde partout et ne regarde nulle part. Le voilà qui s’assied d’un air inquiet. Il est dans sa chambre, et on dirait qu’il n’est pas chez lui. J’en conclus qu’il fait le maître quand il est chez les autres.
Il se relève. Va-t-il se coucher ? Non. Il prend sa bougie, et regarde sous son lit, après s’être consulté un moment, comme s’il faisait un effort.
Décidément je ne comprends plus.
Est-ce un coupable ? La figure des coupables peut avoir trois expressions : la froideur, le repentir ou le remords.
Quand le coupable est indifférent, il a une froideur dont rien ne donne l’idée.
Quand le coupable se repent, sa physionomie se prépare à se calmer. On sent qu’il marche vers la tranquillité. Le repentir, quelque déchirant qu’il puisse être, apaise ; les choses qui sont dans l’ordre du bien pacifient, même quand elles déchirent.
Quand le coupable n’a que des remords, il offre aux yeux la raideur du désespoir. Si le repentir, qui contient l’espérance, rafraîchit, même quand il désole, le remords, qui contient le désespoir, agite et glace, même quand il réduit sa victime à un état de calme apparent. Les choses qui sont dans l’ordre du mal, troublent même quand elles immobilisent.
Le remords, par sa froideur, touche souvent à l’indifférence. Il s’en distingue par sa brutalité. L’indifférence est plus polie.
Édouard ne se repent pas ; son œil est dur, fixe et sec. Il n’a pas l’indifférence aisée de l’homme qui se dit : « Tout ce que j’ai fait est bien fait », car ses mouvements sont saccadés.
A-t-il un remords ? peut-être. Il est si lourd sur sa chaise ! Il porte sans doute un poids énorme. Je sens, à la profondeur de son abattement, que cet homme rit souvent et très haut, mais qu’il n’a pas le droit de rire ; qu’il ne pleure jamais, mais qu’il aurait le droit de pleurer. Il est accablé ; oui, mais il n’est pas tout entier là. Je ne devine pas tout. Cet homme doit se résumer dans un mot, et ce mot m’échappe encore. Je regarde et j’attends. Il ne fait rien ; rien, c’est bien vide. Il a l’air d’inspecter, et j’ai froid en le contemplant. Il promène autour de lui ses regards comme s’il attendait quelqu’un, et cependant je sens qu’il n’attend personne, ou s’il attend quelqu’un, ce quelqu’un-là ne doit pas venir. Si ce quelqu’un venait, je sens que j’aurais peur. Peur ! voilà le mot que je cherchais. Je l’ai trouvé, comme on trouve tant de choses, quand j’ai regardé en moi, oubliant le dehors.
Édouard a peur, car j’ai froid. S’il avait peur des voleurs, s’il avait peur d’un danger, je n’aurais pas froid en le regardant. La peur qu’il a, c’est la peur froide ; toutes les créatures humaines, armées pour le défendre, s’assembleraient là autour de lui, sans le rassurer.
On frappe à la porte, il se retourne et souffle sa bougie.
Je ne me suis pas trompé, il s’est retourné brusquement. Il a peur ; mais il n’a pas peur de celui qui frappe à sa porte : celui-là n’est que l’occasion. Celui dont Édouard a peur ne fait aucun bruit. Et si, par extraordinaire, il pouvait entrer, je crois qu’il pourrait entrer sans frapper.
Le surlendemain, deux amis d’Édouard causaient ainsi :
– Hier soir, à onze heures, j’ai frappé à sa porte ; il n’a pas répondu.
– C’est qu’apparemment il n’était pas chez lui.
– Pardon, j’ai vu sa lumière par le trou de la serrure, et sa lumière s’est éteinte.
– Est-ce qu’Édouard devient fou ?
– Cet homme-là se meurt, vois-tu, mon cher, car voilà trois mois qu’il ne s’est battu.
– J’ai entendu parler de sa dernière affaire ; mais je n’étais pas à Paris. Conte-moi l’aventure.
– La voici. Édouard se promenait bras dessus bras dessous avec un Anglais qui lui dit : « Mon garçon, je connais votre réputation. Vous êtes crâne, comme on dit en France ; mais vous avez trouvé votre maître. Je suis plus crâne que vous. » Édouard répondit : « C’est ce que nous verrons. »
Tous deux sortaient de table et avaient bien déjeuné.
– Voici, mon garçon, poursuivit Édouard, ce que je vous propose. Je lance cette pièce en l’air : Pile ou face. Pile ? Je vous brûle la cervelle : Face ? C’est vous qui me la brûlez.
– Accepté, dit l’Anglais.
La pièce retomba, Édouard la releva sans la moindre émotion
– Face, dit-il. Camarade, vous allez me brûler la cervelle. Ce sera drôle. J’ai chez moi un pistolet tout neuf, quelque chose d’excellent. Vous allez l’essayer, et par testament, je vous le lègue. S’il est bon, vous continuerez à vous en servir.
Ils allèrent chez Édouard ; ils chargèrent le pistolet, puis Édouard alluma un cigare, en offrit un autre à son camarade ; tous deux fumèrent. En fumant, Édouard disait :
– J’ai un conseil à vous demander : à ma place, est-ce dans la bouche ou dans l’œil que vous appliqueriez le pistolet ?
– Dans l’œil, dit l’Anglais.
– Eh bien, dit Édouard, quand vous voudrez.
Et il s’appliqua le pistolet sur l’œil, présentant la détente à son camarade.
Cependant l’Anglais, un peu moins ivre qu’une heure auparavant, prit une attitude théâtrale et dit :
– Il ne faut pas que la crânerie française périsse, et tu la représentes bien. Ami, tu es un vrai crâne, un bon, un vieux, un raffiné. Je veux que tu vives. Buvons à la santé de la crânerie un verre de château-margaux. Et puis changeons de pari. Le premier que nous trouvons dans la rue, je lui demande ses oreilles ; s’il me les refuse, je le tue. Toi, tu en fais autant au second qui se présente. Et nous verrons qui de nous deux aura tué le premier et le plus gentiment son homme.
– Très bien, dit Édouard. J’aime la lame ; je ne serais pas fâché de faire avaler un pouce de fer à quelqu’un pour me dégourdir le poignet.
Édouard n’aurait jamais osé dire : « J’aime le sang. »
Ils sortent. L’Anglais aborde un passant et lui dit :
Monsieur, voudriez-vous me faire le plaisir de me donner vos oreilles ?
– Très volontiers, monsieur, répond le passant, d’un air agréable. Ayez seulement la bonté de passer à mon hôtel dans deux heures. J’aurai l’avantage de vous les remettre.
Et il donna sa carte.
Deux heures après, l’Anglais se rendit à l’endroit indiqué où il trouva son homme. Mais son homme, après lui avoir attaché ses deux mains derrière le dos, lui donna le fouet, deux heures durant. Quand il fut fatigué de frapper, il prit l’Anglais par la peau du col, comme un chien, et le jeta par la fenêtre. Il demeurait à l’entre-sol. L’Anglais n’eut que des contusions.
Quant à Édouard, il aborda, lui, un jeune homme élégant et lui fit la demande convenue.
Le jeune homme, qui se nommait, si j’ai bonne mémoire, Émile, au lieu d’appeler un sergent de ville, se troubla. Il n’avait pas vécu dans le monde des duellistes, et ne savait ce que cela voulait dire.
– Se trompait-il ? dit l’interlocuteur.
– Là n’est pas la question, poursuivit celui qui racontait. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Édouard ne lâcha pas son homme, sut où il demeurait, connut ses habitudes, le vit le lendemain entrer dans un café, y entra après lui, et, devant ses camarades attablés près de M. Émile ***, lui cracha à la figure.
Le rendez-vous fut pris. On devait se trouver à Vincennes le lendemain matin, et on s’y trouva. L’arme choisie était le pistolet.
Au premier coup d’Édouard, Émile tomba frappé d’une balle dans la tête. Il ne mourut que dans la soirée. Voilà l’aventure, mon cher ; voilà le dernier duel d’Édouard.
À l’heure de la consultation, Édouard se trouvait dans le cabinet de M. ***, médecin célèbre. Ils causaient depuis fort longtemps, et les malades, dans le salon d’attente, s’impatientaient.
– Monsieur, dit le docteur, votre cas est des plus extraordinaires. Je réfléchirai, je causerai avec mes confrères. Voici, pour le moment, mon avis : voyagez, changez toutes vos habitudes. Je vous interdis Paris et surtout votre chambre. Je vous défends d’y rentrer ce soir. Partez aujourd’hui. Écrivez-moi dans deux jours. Je veux savoir si les phénomènes se sont reproduits dans les conditions nouvelles où vous vous trouverez. Je vais réfléchir, étudier, consulter, et, dès que j’aurai une lettre de vous, je vous répondrai.
Édouard à M. ***
Bourges.
« Cher docteur,
« J’ai quitté Paris depuis trois jours et je ne suis pas délivré. La voix qui parlait le soir, quand onze heures sonnaient, dans les salons de Paris ou dans ma chambre, parle là où je suis, à mon oreille, que je sache l’heure ou que je ne la sache pas ; elle parle du même ton, douce, calme, un peu plus faible peut-être qu’autrefois ; mais c’est elle, c’est bien elle, toujours elle, fidèle, impitoyable. Oh ! si elle pouvait crier, il me semble que cela me soulagerait ! Mais non ; c’est une voix douce. Si elle était menaçante et si je savais d’où elle part, si c’était la voix d’un adversaire, la voix de quelqu’un, si j’avais quelqu’un en face de moi, quelqu’un à qui répondre, je me sentirais sauvé. Mais non, c’est la voix du silence.
« Pourtant, vous me l’avez dit, je ne suis pas fou. Je m’examine, je me regarde, je m’écoute : j’observe l’effet que je produis sur les autres. Je ne suis pas fou.
« J’ai quitté Paris pour aller à Nantes, où je n’avais rien à faire. Je fuyais, voilà tout. À onze heures, j’étais en wagon : le train partait d’Angers ; le coup de sifflet était aigu, j’étais près de la locomotive : un autre train croisait le nôtre ! Tout ce tapage eût couvert mille voix humaines ! Je ne sais si j’aurais entendu le tonnerre ; mais j’ai entendu passer le petit souffle qui donne chair de poule, et j’ai entendu la petite voix me dire sur le ton ordinaire, la parole du soir :
« L’assassin n’a pas longtemps à vivre !
« Pour couvrir toutes les voix, pour dominer le tumulte du départ, la voix ne s’est pas donné la peine de s’élever.
« Le lendemain, j’étais au théâtre : je ne savais pas l’heure. Arnal jouait à Nantes : la salle était pleine ; on riait beaucoup. Au moment le plus comique, j’ai senti le froid à mon oreille gauche, et, malgré les éclats de rire de la salle entière, j’ai entendu dire à côté de moi, comme à Paris, comme en wagon, comme dans la solitude, comme partout :
« L’assassin n’a pas longtemps à vivre !
« Comme vous êtes docteur en médecine, je puis vous écrire ces choses. Si vous étiez docteur en droit, vraiment j’hésiterais. Savez-vous bien que la justice, si elle cherchait un criminel, pourrait fort bien tourner vers moi ses soupçons ?
« Enfin, mes amis savent que je suis un honnête homme, et je ne ressemble pas plus à un voleur de grand chemin qu’à un aliéné de Charenton. Le cas échéant, docteur, vous direz que je n’ai jamais arrêté, sur aucune grande route, aucune diligence.
« Je plaisante, et cependant je ne suis pas gai. Ne m’avez-vous pas demandé vous-même, cher docteur, si je n’avais aucun remords ? Non vraiment. Je suis innocent comme l’enfant qui vient de naître. Ma jeunesse s’est passée comme toutes les jeunesses : quelques petites bamboches, quelques légèretés, quelques affaires d’honneur, ce qu’il faut pour n’être pas ridicule, et voilà tout. Voilà ma confession, docteur. C’est celle de tous les jeunes gens. J’ajouterai, pour qu’elle soit complète, que je commets, en esprit, le crime de Prométhée.
« Je voudrais m’emparer du tonnerre, l’avoir à ma disposition, le faire éclater à onze heures, comme il n’a jamais éclaté, et briser, s’il le fallait, à ce moment-là, les mondes, dans l’espace, les uns contre les autres, pour couvrir la petite voix.
« Mais le craquement de l’univers cassé, pulvérisé, ce craquement-là, suffirait-il ? J’en doute. Elle est si faible, si douce, la voix maudite ! si faible, si faible, qu’elle doit être invincible.
« P. S. Si je me tirais un petit coup de pistolet dans la cervelle, à onze heures moins cinq ? Mais qui sait si à onze heures la voix ne parlerait pas encore ? Au moins, elle ne dirait pas la même chose. Pour faire cesser une prédiction, le meilleur moyen, c’est de la réaliser. Ce procédé me tente un peu. Je suis allé à Nantes, de là à Bourges. Il faut peut-être aller plus loin. »
Le jour où il écrivait cette lettre, Édouard quittait Bourges vers sept heures du soir.
Dans le même wagon que lui, il y avait deux hommes qui causaient, et une jeune femme en noir qui ne parlait pas.
– Ce pauvre Émile, disait l’un des deux hommes, voilà aujourd’hui un an qu’il a été assassiné.
– Assassiné ? répondit l’autre.
– Ne savez-vous pas son histoire ?
– Mais non, mon cher. Je n’ai pas connu cet Émile dont vous parlez si souvent ; et comme vous en parlez souvent à demi-mot et d’un air mystérieux, je n’ai que des renseignements fort incomplets.
Le voyageur raconta à son ami l’histoire d’Émile, telle que nous la tenons du camarade d’Édouard.
Au moment où son récit finissait, un de ces feux qui sont allumés la nuit sur le passage des convois éclaira, pour la première fois, le visage de cette femme silencieuse, de cette femme en deuil qui était dans un coin et qui semblait dormir.
– Pardon, madame ! s’écria le narrateur. En racontant la mort de mon ami, je ne savais pas parler devant sa veuve !
Onze heures sonnaient à une horloge près de laquelle le train passait, et la voix qu’Édouard appelait la voix du soir, sortit cette fois d’une bouche visible.
– L’assassin n’a plus longtemps à vivre ! répondit la veuve d’Émile.
On arrivait à une station.
Quand on ouvrit la portière, un corps tomba lourdement sur la route. C’était le cadavre d’Édouard, d’Édouard qui s’était depuis un instant appuyé contre la portière.
On ouvrit le cadavre.
– Il avait un anévrisme, dit le médecin de province.
– Les anévrismes produisent quelquefois de singuliers effets, ajouta le médecin de Paris.
Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.