Julien
CONTE BRETON
par
Ernest Hello
I
CE jour-là, bien que ce ne fût pas un dimanche, on voyait dans les sentiers, le long des prés, les jeunes filles en habit de fête. Elles avaient le jupon de drap orné de galon ; elles avaient le corsage rouge et noir, et la grande coiffe de mousseline. C’est que, ce jour-là, Ivonne s’était mariée à Jean-Marie. Jean avait tiré au sort il y avait un mois ; il avait eu un bon numéro ; on avait fait bien vite la noce. Ivonne avait seize ans ; Jean en avait vingt et un ; les deux enfants pouvaient entrer en ménage.
La journée allait finir ; le repas de noce était fait. Ivonne aurait craint quelque malheur si elle n’eût porté quelques débris du repas solennel à la vieille Marie.
La vieille Marie était respectée dans le canton. Elle donnait, disait-on, de bons conseils. Elle vivait seule, ne prenant part à aucune fête. Nul ne savait ce qui se passait ni en elle, ni chez elle. Les paysans la suspectaient, et en même temps la révéraient.
Ivonne, suivie de quelques jeunes filles curieuses et presque effrayées, alla donc faire visite à la vieille. Elles la trouvèrent assise sur le seuil de sa cabane.
– Tenez, mère Marie, dit Ivonne en approchant, voici un gâteau qui vient de mon dîner de noce, un gâteau de froment.
– Merci, dit la vieille sans lever les yeux.
– Voyons, mère Marie, dit encore Ivonne, est-ce que notre visite ne vous est pas agréable ?
– Les jeunes gens croient toujours faire plaisir aux vieux, quand ils viennent les voir, répondit Marie la centenaire.
Marie avait, dit-on, cent trois ans.
– Il y a des vieux à qui la jeunesse rappelle le bonheur, ajouta-t-elle après un silence. Mais il n’en est pas ainsi pour tous les vieux !
– Que vous rappelle-t-elle, mère ? dit Ivonne, d’une voix presque tremblante, mais en s’asseyant, comme une personne qui veut demeurer et insister pour savoir.
– Elle me rappelle mon histoire, dit Marie la centenaire.
– Ah ! une histoire ! crièrent les jeunes filles. Mère Marie, contez-nous une histoire.
La vieille les regarda d’un air mécontent.
– Mère, dit gravement Ivonne, qui n’avait pas pris part à la joie bruyante de ses compagnes, voulez-vous me dire votre histoire ? Je suis une femme à présent. Peut-être pourrai-je profiter de vos paroles.
II
– Il fait froid, dit la vieille ; rentrons.
Bientôt, les cinq jeunes filles furent assises autour de la cheminée de la cabane. La vieille avait pris place au fond de la cheminée. Sur un feu de tourbe tombait, suspendue à une crémaillère noire et enfumée, une vieille marmite de fonte ébréchée, d’où sortaient une vapeur légère et un petit murmure sourd. Un chat frileux dormait en rond dans la cendre ; son ronron se mêlait au grondement de la marmite ; au-dessus de lui brillait, dans une petite pince de fer, une chandelle de résine. La chaumière basse et noire, à pignon pointu, n’avait pas de fenêtre ; elle ne prenait jour que par la porte. Le sol n’était recouvert ni de planches, ni même de briques ; il était seulement battu et durci. Le lit de vieux chêne eût été beau ; mais les pieds vermoulus tenaient à peine. Une vieille armoire ornée de serrures de cuivre et un vieux coffre composaient tout le mobilier. Les poules avaient sans doute le même logis que la vieille : de petits paniers suspendus aux murs indiquaient qu’elles venaient là pondre leurs œufs et élever leurs couvées. Une bonne table occupait le milieu de la cabane, et une planche suspendue au-dessus de la table supportait la provision de lard et de fromage.
Le soleil était couché ; on n’apercevait plus que les teintes pourpres de ses derniers reflets ; une petite poule noire, couchée dans un panier, montrait sa petite tête, curieuse et immobile.
– Voyons, mère Marie, dit une jeune fille, contez vite l’histoire, car nous voulons aller danser.
– Si vous voulez aller danser, n’écoutez pas l’histoire, dit la vieille.
– Tais-toi donc, Jeanne, dit Ivonne. Pardonnez à cette enfant, Mère Marie, et contez-nous l’histoire.
– Il n’est pas en votre pouvoir de me fâcher, dit la vieille femme ; vous ne pouvez que vous faire du mal à vous-mêmes, si vous n’êtes pas sages. Vous pouvez attrister vos anges gardiens ; vous n’avez pas prise sur moi. Retenez ce que je vous dis.
III
Après un long silence, la vieille continua :
– Vous allez tous les samedis de Grâce à Guingamp, pour le marché, mes enfants ; mais jamais peut-être vous n’avez remarqué une petite maison basse, qui est près de la chapelle de Persanken, à côté de la maison des Capucins.
Julien, celui dont je vais vous parler, quitta cette maison sans rien regretter ; il y laissait pourtant son père et sa mère, le vieux Ménig et Marianne. Julien était ouvrier, il allait faire son tour de France. Il se croyait son maître ; il éprouvait cette joie qu’éprouvent les jeunes gens quand, livrés pour la première fois à eux-mêmes, ils pensent que tout leur est permis ; aussi adressait-il la parole aux passants de l’air assuré d’un homme à qui rien ne résiste. Julien n’était pas méchant, mais il était léger et se disait esprit fort. Il croyait encore un peu à Dieu, disait-il, mais il ne croyait plus au diable. Julien marchait vite, il courait presque. N’ayant plus à craindre le contrôle du père ou du maître, il se croyait le souverain du monde. Il se racontait d’avance, comme si elles étaient arrivées déjà, les charmantes aventures qui l’attendaient probablement. peut-être, s’il eût tourné les regards vers le village, caché au milieu des arbres verts, ce village dont il n’entendait plus que de loin les bruits confus, peut-être il se fût arrêté, et, libre de choisir, il eût compris que le bonheur était là. Mais il poursuivit son chemin. À l’instant où il dépassait les dernières maisons, il entendit le chant éloigné du coq, qui semblait le rappeler : il ne tourna pas la tête. Il serra d’un cran la ceinture de cuir de sa blouse grise, et, confiant en lui-même, il partit en chantant.
Cependant, à Guingamp, les voisins causaient de son départ. Chacun disait son mot : l’un rappelait les qualités, l’autre les défauts du jeune homme. Celui-ci prédisait la réussite, celui-là les chutes sans retour. Trois personnes ne disaient rien : Ménig, Marianne, et une jeune fille nommée Marie, qui était l’amie d’enfance de Julien. Marie était une enfant sans père ni mère, que les vieux avaient recueillie ; c’étaient des chrétiens charitables.
Ici, la vieille s’arrêta un moment ; sa figure avait une grande expression de tristesse. Elle reprit :
IV
La route que suivait Julien était la route Neuve. Pressé de s’éloigner il avait pris le plus court chemin, sans souci des souvenirs laissés aux haies, aux buissons, aux fleurettes du chemin Vieux. Julien n’avait pas cette mémoire-là. Marie, moins oublieuse de son enfance, et des premières émotions de sa vie, s’était attardée par le chemin Vieux. Elle était là, jetant sur les bergers qui gardaient leurs troupeaux un coup d’œil distrait. Mais Julien s’avançait à grands pas sur la route Neuve, bordée de belles maisons, d’où l’on ne pouvait entendre le chant d’un oiseau. La route Neuve semblait conduire de la ville à la ville, le chemin Vieux semblait conduire de la ville à la campagne. Julien avait dix-neuf ans ; n’ayant pas souffert dans le passé, il n’appréhendait rien dans l’avenir. Son ancienne vie, si douce et si libre, il la fuyait comme l’esclavage, et, se voyant seul, il se croyait affranchi.
Julien voulait être plus qu’un ouvrier ordinaire : voilà pourquoi il avait choisi la sculpture sur bois. Ce n’était pas qu’il voulût représenter la Sainte Vierge ou son saint patron ; mais il voulait s’élever au-dessus des autres compagnons, parce qu’il avait appris un peu de latin. Julien était petit et robuste, leste et fort ; son œil se promenait sur tout et ne s’arrêtait sur rien : il ne regardait jamais en lui-même. Vous voyez par là, mes enfants, que, sans être encore vicieux, il était capable de toutes les chutes.
V
Marie revint triste à la ville. Elle alla à Persanken, afin de consoler, par ses soins et par ses caresses, le vieux Ménig et sa femme. Quand elle entra, les deux vieillards étaient assis aux deux coins de la cheminée. Ménig fumait gravement une petite pipe. Marianne se cachait pour pleurer. Tous deux, grands, maigres, voûtés, étaient plus usés par le travail que par l’âge. Leurs figures, allongées et sérieuses, avaient dû être belles et portaient la marque de l’honnêteté. Marie ne leur dit rien, mais les embrassa si tendrement, que Marianne en fut émue.
– Tu as tort de venir si tard, petite, dit-elle ; on dit qu’on a vu sous la passe, le soir, de mauvaises gens.
À ce mot, le vieux Ménig pâlit, et Marie resta interdite.
– Vous n’auriez pas dû laisser partir Julien pour un si long apprentissage, dit Ménig. Il va rester sept ans loin de nous, et qui sait combien de mauvaises pensées peut lui inspirer le méchant esprit ?
Marianne fit le signe de la croix.
Marie lui écrira, dit-elle, elle est plus savante que nous, et quand Julien reviendra, nous marierons ces deux enfants.
Oui, s’il revient, dit Ménig, et s’il revient tel qu’il est parti.
– Pensez-vous, dit Marianne d’un ton de reproche, que le bon exemple lui ait manqué dans notre maison ?
– Non, dit le vieux en regardant Marianne d’un regard profond, grave et tendre, comme le regard d’un homme qui se souvient en un instant de toutes les joies et de toutes les peines partagées, et qui remercie de l’aide qu’on lui a donnée dans les difficultés de la vie.
Marianne le sentit, et répondit par un regard. Son visage dévoila en ce moment la chasteté de toute sa vie, et resplendit aussi de la majesté de la vieillesse. Ses rides sévères portaient la marque de la force, de la bonté, et, dans le sourire qui éclaira son visage, il y avait encore une trace des grâces heureuses de la jeunesse. Aussi le souper fût-il moins triste qu’on ne devait s’y attendre. Le regard du vieux Ménig, le sourire de sa femme, avaient remué profondément d’anciens souvenirs. La jeunesse, qui semblait avoir disparu pour toujours de la maison, emportée par Julien, revint un instant s’asseoir entre les deux vieillards, à cette table désolée.
VI
Huit jours plus tard, on reçut une lettre de Julien. Ce fut Marie qui la lut. Le vieux Ménig était aux champs. Il travaillait à la terre ; Marie courut le trouver pour lui annoncer ce qui se passait. Elle suivait, joyeuse et légère, le chemin étroit qui longe le jardin des Capucins et qui conduit à la campagne. C’était le matin, au mois de mai. Les fleurs s’ouvraient ; la terre était couverte de rosée. La tête blanche et rose des pommiers dominait les haies chargées d’aubépine et de chèvrefeuille. Leur odeur fraîche et pénétrante se faisait sentir au loin. Marie, tout en courant, évitait de raser les haies où les fraisiers étaient en fleur. Elle écoutait, à demi transportée, le gazouillement des oiseaux qui s’éveillaient. Elle jouissait d’une de ces heures si rares en ce monde, d’une de ces heures où tout est harmonie, les joies de notre âme et les splendeurs de la nature.
Marie tenait la lettre comme un trésor ; elle la serrait à deux mains, comme si elle eût craint de la perdre. Du plus loin qu’elle aperçut le vieux, elle appela en criant : « Une lettre ! » Ménig interrompit son travail, et, appuyé sur sa pioche, écouta gravement Marie, qui seule de la maison savait lire.
VII
Voici la lettre de Julien :
« Mes chers parents, me voici à Rennes, où j’ai trouvé de l’ouvrage. Vous voyez que tout va bien. J’ai fait gaiement le chemin, en pensant à vous.
« J’ai rencontré, à deux lieues de Saint-Brieuc, trois jeunes ouvriers qui voyageaient aussi. Ce sont de bons camarades, et nous ne nous quittons plus. En route, nous nous sommes égarés ; on nous a recueillis le soir dans une ferme, où on n’a rien voulu recevoir pour notre dépense. Avant de se mettre au lit, les paysans ont raconté des histoires à faire peur, dont nous avons bien ri, mes amis et moi. Le lendemain, comme on ne nous offrait rien pour la route, nous avons emporté, sans rien dire, un peu de pain et de fromage : cela ne leur fera pas grand mal, et nous a fait beaucoup de bien. Je vous embrasse, mes chers parents, je vous écrirai sans tarder. Dites bonjour pour moi à la petite Marie si elle va encore chez vous. »
Marie sauta le passage où Julien racontait légèrement l’histoire du déjeuner dérobé, et elle s’en retourna triste par ce chemin qu’elle venait de parcourir si gaiement. Le soleil avait bu la rosée, les arbres avaient perdu leur splendeur, et Marie connaissait la lettre de Julien. Quand elle revint à la cabane, Marianne était sur le seuil de la porte, attendant la jeune fille. C’était à la vieille à entendre maintenant ce que son mari avait entendu le premier. Marie lut, Marianne s’aperçut qu’elle passait sous silence quelques lignes. Ménig ne s’était douté de rien. Mais on ne trompe pas les femmes, voyez-vous, mes enfants, surtout les mères !
Les lettres de Julien se suivirent pendant quelque temps, puis elles devinrent de plus en plus insignifiantes, et de plus en plus rares.
VIII
Quatre ans plus tard, Marie reçut une lettre qui était adressée, non plus aux vieux, mais à elle-même, une lettre à laquelle elle ne comprit rien, et qu’elle montra à M. le curé. Je vois encore d’ici la figure du vieux prêtre.
Mais, dirent les jeunes filles à la vieille femme, c’était donc vous, Marie ?
– Chut ! dit la vieille qui reprit aussitôt son récit.
Voici ce que contenait la lettre :
« Ma chère Marie, disait Julien, c’est à toi que j’écris aujourd’hui. Viens me rejoindre ; il y a dans le monde des plaisirs que tu pourrais connaître et que tu ignores. Pour moi, j’ai cru te voir il y a quelques jours le long des prés toute seule, j’aurais voulu pouvoir t’emmener avec moi. La vie que tu mènes là-bas, c’est la mort. N’écoute pas le curé. Je l’ai en horreur, cet homme en soutane qui ne me parlait que de mes péchés. Ils étaient jolis, dans ce temps-là, mes péchés !
« Marie, épargne-toi d’aller désormais à confesse. À quoi bon le son des cloches ; à quoi bon l’eau bénite ; j’ai perdu le scapulaire que la vieille m’avait mis au cou quand je suis parti. Je vois en esprit ce qui se passe à Guingamp ! Le chien noir est toujours mon camarade ; il n’y a pas longtemps, nous avons passé une nuit ensemble. Tiens, regarde-moi, je n’ai pas peur de l’enfer ! que j’aime les voyages ! Pourtant la terre tient encore à mes pieds. Il y a des choses qui ressemblent à des rêves, et qui cependant ne sont pas des rêves. J’ai besoin d’argent. Comment vont les vieux ?
« Julien. »
Cette lettre folle, désordonnée, sans suite, qui laissait entrevoir, à travers le délire, quelque mystère, frappa Marie de terreur. Il lui sembla que Julien avait fait connaissance intime avec ceux qui habitent l’enfer. Cela a commencé, pensait-elle, le jour où il a volé du pain et du fromage. Et qui sait à quelles horreurs, à quels sacrilèges, peut-être, ses camarades l’auront entraîné !
IX
Au bout de quelque temps, le vieux Ménig maigrit d’une façon étrange. Il visitait matin et soir toutes les chambres de la maison, disait que les choses ne restaient pas à la même place, puis il pleurait comme un enfant, se plaignant d’avoir perdu la mémoire.
En lisant le dernier mot de la lettre de Julien : Comment vont les vieux ? Marie avait eu le frisson sans savoir pourquoi. Un jour, en entrant à la ferme, elle trouva Marianne en pleurs. – Le vieux devient fou ! disait la bonne femme. Cette nuit, il m’a appelée en criant et m’a dit qu’il venait de voir Julien, que Julien avait voulu l’étrangler pour avoir son argent. Tu vois, ma fille, que le vieux a perdu la tête. Qui veux-tu maintenant qui conduise la maison et travaille la terre ? Nous sommes perdus !
– Le vieux n’est peut-être pas fou, dit Marie ; ne souhaitez pas de voir ce qu’il a vu.
Marianne se jeta en pleurant sur le banc de la chaumière.
– Ah ! pourquoi Julien est-il parti ? disait-elle ; il ne reviendra jamais !
À ce moment, elle crut entendre à son oreille une voix qui disait : Je reviendrai.
– Et moi aussi, je deviens folle ! cria-t-elle.
Et elle courut dans les prés où elle avait joué toute petite fille. Elle espérait retrouver là la raison et l’ordre, qui n’étaient plus dans la chaumière.
Ménig appela Marie.
– J’ai eu peur cette nuit, ma fille, lui dit-il ; n’est-on pas venu pour me faire mourir ?
– Qui donc ? dit Marie.
– Je serai assassiné. Un de ces jours, Marie, on me trouvera mort dans mon lit.
Mes enfants, Marie soigna toute la journée le bonhomme qui avait la fièvre.
Le temps passait, et le vieux ne se rétablissait guère. Quand le temps était beau, il venait, l’après-midi, s’asseoir devant sa porte avec Marianne. Marie tâchait souvent de les égayer un peu. Elle n’y parvenait pas. Il régnait entre ces trois personnes ce malaise sombre et continuel qui vient des craintes dont on ne parle pas.
X
Une nuit, il se fit un certain mouvement dans la cour. Marianne s’éveilla et fut saisie d’horreur. Elle appela Marie, qui accourut. On entendit la voix du vieux qui criait
– Au secours !
Marie appela le garçon de ferme, qui remplaçait depuis quelque temps Ménig dans ses travaux, et pénétra avec lui dans la chambre du bonhomme. Ah ! Dieu ! il n’était plus temps. Ménig allait mourir ; il eut la force de me dire tout bas : « Sois bonne chrétienne, Marie ! » Puis il mourut.
Il y avait ce jour-là sept ans que Julien avait quitté la ferme.
Au bout de quelques jours, on reçut une lettre de lui : il annonçait son arrivée, mais n’en fixait pas le jour.
Mes enfants, ce retour ne causa de joie à personne, croyez-moi.
XI
Le premier samedi de juillet arriva : c’est le jour de la fête à Guingamp. Marie, remise de ses fatigues, un peu parée, presque gaie, car la jeunesse trouve en elle-même de grandes sources de joie, se rendit, par un soleil admirable, au lieu où l’on dansait sur le wailly.
Elle y était depuis quelques minutes, quand un étranger se présenta et l’invita pour la prochaine bourrée. Il était élégant, agréable de tournure, de ton, de manières ; presque tous ceux qui se trouvaient sur le wailly l’avaient connu autrefois. Mais Marie seule le reconnut, et elle n’oubliera jamais, si longtemps que Dieu la laisse sur la terre, le frisson glacé qui la traversa en ce moment.
– Non ! dit-elle avec horreur. Et, sans qu’elle sût pourquoi, cette horreur redoubla quand la main du jeune homme la toucha.
Deux heures après, Julien était chez Marianne. La pauvre bonne femme faillit mourir de joie en revoyant son fils. Celui-ci prononça de son côté quelques phrases pleines d’amitié en apparence et capables de tromper ceux qui ne savent pas ce que c’est que l’amitié. L’heure du repas arrivait ; on se mit à table.
– Ma mère, dit Julien, j’ai pris à la ville des coutumes qui ne sont pas d’ici ; je ne quitte jamais mes gants, vous le voyez, c’est bien innocent.
À ces mots, Marie s’appuya sur le mur. Julien tendit vers elle, pour la soutenir, sa main gantée. Marie refusa cet appui et tomba évanouie.
Au bout d’un instant, elle rouvrit les yeux. Marianne n’était plus là. Marie entraîna Julien dans la chambre où Ménig était mort. Que se passa-t-il entre eux ? Personne ne le saura jamais. Mais ce moment fut terrible, car tous deux sortirent pâles et défaits de cette chambre fatale. Marie n’a jamais pu raconter ce qu’elle a entendu. À l’heure qu’il est, elle n’ose pas encore s’en souvenir, et pourtant quatre-vingt-cinq ans ont passé depuis ce jour-là sur sa tête. Tout à coup, le gros chien noir de la ferme entra en remuant la queue d’un air familier et caressant pour prendre part au repas. Dès qu’il aperçut Julien, il courut en hurlant se jeter dans les jambes de son ancien maître ; il semblait vouloir déchirer ses vêtements. Julien avait les yeux ardents et se défendait. « Attends, disait-il, attends, attends. »
Le soir, à la tombée de la nuit, Marie se dirigea vers les prés. Vous allez bien voir, qu’il n’y a pas de petites fautes dans la vie de ce monde.
Marie céda à l’inexplicable attrait de la chose défendue. Elle a payé cher sa curiosité. La curiosité seule la poussait ; car elle avait horreur de Julien, mais la curiosité était plus forte que l’horreur. La beauté calme de cette soirée lui reprochait de chercher les agitations de l’âme. Le soleil était déjà couché, et on ne distinguait plus la campagne qu’à travers une vapeur légère qui s’élevait comme un voile de gaze jeté sur toute la nature, pour en adoucir à nos yeux les splendeurs. Les cieux étaient pleins d’étoiles, et on sentait que la lune allait se lever. On entendait au loin les derniers tic tac du moulin, et le chant plein, le chant sonore du meunier, qui quittait le travail du jour pour prendre le repos du soir. Mais Marie ne sentait pas ce soir-là la nature. Elle ne chantait pas ce soir-là, en marchant dans les prés, sa chanson ordinaire. Elle ne savait pas elle-même où elle allait, ni ce qu’elle allait faire, ni ce qu’elle allait voir : la seule chose qu’elle sentît, c’est qu’elle allait faire une chose mauvaise puisqu’elle se cachait : elle avait la démarche d’une criminelle ; elle était réellement criminelle, car elle entrait volontairement dans le royaume des ténèbres. Aussi elle aimait presque l’obscurité de la nuit, et le bruit de ses pas l’effrayait. Julien la rejoignit bientôt.
– Marie, lui dit-il, vous m’avez arraché mon secret. Votre assurance m’a fait perdre la mienne. Puisque vous savez tout, il faut que vous partagiez ma vie. Il me fallait de l’argent, voilà pourquoi le vieux a bien fait de mourir. Et que pouvez-vous regretter de lui ? Pendant les misérables jours qu’il eût pu passer encore sur la terre, il ne vous eût donné que des ennuis.
– Vous êtes un monstre ! dit Marie, et...
– Assez, dit Julien, le temps presse, je n’ai plus qu’une heure à moi. Il faut que je te dise un dernier mot : Marianne ne peut vivre bien longtemps désormais. Son bien sera à moi, à nous deux si tu veux m’imiter. Viens, viens avec moi. Tu ne connais rien de la vie ; viens, je t’apprendrai de grands secrets.
Marie était à ce point de terreur où l’on ne sait plus si l’on veille ou si l’on dort. Elle n’osait ni faire un mouvement ni parler ; le son de sa voix lui eût fait l’effet du tonnerre.
Julien prêta l’oreille, et Marie entendit un trottement sourd. C’était le chien noir, mes enfants, qui courait à son maître, l’œil en feu, le poil hérissé, la gueule rouge, les dents éclatantes. Il arrivait de côté, à la façon des bêtes fauves. Julien, qui tenait le bras de Marie, parla au chien bas, et les grognements de la bête lui répondaient : – Qui donc a dit qu’on ne peut pas agir pendant la nuit ? Ils sont là-bas qui nous attendent, les autres ! Ah ! que nous allons nous amuser ! À l’œuvre, camarade ! À toi la vieille, à moi Marie ! Voici ma vie qui commence.
Marie se sentit serrée par une griffe inconnue ; elle étouffait, elle ne pouvait remuer. Elle voulait appeler, pas de voix. Elle distinguait des ombres noires qui flottaient dans la campagne, elle sentait la fraîcheur glaciale, elle se sentait loin de la ferme, et pourtant elle crut y être ; elle entendit crier Marianne tout près d’elle ; elle vit la vieille femme renversée ; elle vit le chien noir ; elle reconnut autour du cou de la mère de Julien la trace bleue qu’elle avait vue au cou du vieux.
– Vous pâlissez, dirent les jeunes filles qui écoutaient ce récit.
Mais la vieille sans répondre continua.
XII
Au point du jour, Marie se réveilla dans son lit. Elle se leva, elle courut au lit de Marianne, elle appela. Marianne ne répondit pas. Marie appela plus haut. Marianne ne répondit pas. Marianne ne devait plus jamais répondre.
Elle était allée rejoindre le vieux Ménig. Pauvre vieille femme ! Marie tomba à genoux en pleurant, se rappela toutes les bontés de celle qui lui avait servi de mère, toutes les heures, bonnes ou mauvaises, qu’elles avaient passées ensemble. Habituée depuis quelques jours aux choses inexplicables, elle ne cherchait plus rien à s’expliquer, et s’abandonnait simplement à sa grande douleur, quand Marianne fit un mouvement. La morte remua un doigt. Marie suivit des yeux ce geste terrible, et le doigt de Marianne lui montra un gant de son fils oublié près du lit, puis le cadavre rentra dans son immobilité du dernier sommeil.
– Oh ! mère, cria Marie, je comprends ! grâce pour lui !
Le médecin déclara que Marianne avait succombé à une attaque d’apoplexie.
Le notaire fit avertir Julien que le vieux Ménig avait laissé un testament, et que la lecture lui serait faite dans la journée des dernières volontés de son père.
Le soir donc, en présence des amis et des parents, on ouvrit le testament, et voici ce que lut le notaire.
« Je donne et lègue à mon fils Julien le gant qu’on trouvera près des morts, afin qu’il se souvienne de son père. Je donne et lègue le reste de mon bien à l’église, afin qu’une messe soit dite tous les jours pour l’âme de mon fils Julien, qu’il soit vivant ou qu’il soit mort ! »
Chacun se retira en silence. Les jeunes filles, qui trouvent toujours occasion de rire, se moquaient de la tournure de Julien, et aussi de la tournure de Marie, qui, disaient-elles, avait fait des frais pour lui. Les vieux répétaient : – Le bonhomme est mort fou.
Marie et Julien restèrent seuls.
Marie regardait cette maison, autrefois joyeuse, maintenant pleine d’horreur, et cependant le parfum des fleurs qui garnissaient les fenêtres n’avait jamais été si doux. Les souvenirs de son enfance lui revinrent en foule, pleins de soleil, de douceur et de jeunesse ; peut-être Julien lui-même regretta-t-il en ce moment d’avoir perdu le souvenir.
Marie prit la parole. – Venez au grand air, dit-elle à Julien, vous m’entendrez mieux. Et elle l’entraîna dans le jardin. – C’est ici, dit-elle, que vous avez passé votre enfance ; c’est ici que vous avez été bercé, aimé, caressé c’est ici que vous avez appris à connaître Dieu et vos devoirs ; c’est ici qu’il faut interroger votre conscience. Me voici devant vous. Voulez-vous revenir de l’enfer, où vous êtes, vers le ciel ? Dieu vous attend encore ; il me dit de ne pas vous abandonner, si vous avez la volonté de faire un effort vers lui. Vous voyez jusqu’où peut aller mon pardon : devinez donc, s’il est possible, jusqu’où peut aller celui du Seigneur !
Marie avait à peine prononcé ces paroles qu’elle fut saisie d’une pénétration étrange et terrible. Julien se transforma à ses yeux, elle le vit couvert de sang.
Elle se sauva épouvantée ; le garçon de ferme, qui passait dans le jardin, vit Julien en proie à des convulsions horribles. Il courut chercher le médecin ; quand le médecin arriva, il ne trouva plus qu’un cadavre informe, entièrement carbonisé, gros à peine comme la tête d’un homme. C’étaient les restes de Julien. Le docteur, homme fort savant, qui avait fait ses études à Paris, déclara que le sujet était mort d’une combustion spontanée.
Mais une vieille femme, qui était là, branlait la tête et disait à Marie :
– Cet homme-là doit avoir du sang aux mains.
– Mère, dirent les jeunes filles, nous ne comprenons pas. Quels avaient été ces crimes de Julien ? Que lui était-il arrivé ? Qu’avait-il fait ?
– Mes enfants, répondit Marie, ne m’interrogez pas trop. Mais craignez d’avoir de mauvaises pensées, de peur que le mal que vous auriez désiré la nuit dans votre cœur, ne vienne à se montrer, le jour, devant vos yeux.
Marie a aujourd’hui cent trois ans, mes enfants : elle n’a pas oublié ces paroles.
Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.