Les deux ennemis
par
Ernest HELLO
C’ÉTAIT aux eaux de Kreusnach. Une société brillante était réunie. La France, l’Allemagne, la Russie et toutes les nations européennes y avaient leurs représentants. Le matin, dès six heures, on se réunissait à la fontaine ; car le café au lait ne se prenait qu’ensuite ; il fallait l’avoir digéré pour prendre le bain d’onze heures ; puis le dîner réunissait les convives, puis le casino, les promenades, et la soirée se passait, commencée par la musique et terminée par le souper. C’était l’heure des toilettes.
Quelques groupes plus intimes se formaient au milieu de cette société ; la conformité de langues, de goûts, de tempéraments établissait quelques intimités qui commençaient comme si elles devaient durer toujours, et qui quelquefois mouraient avant d’avoir bien vécu.
Deux hommes particulièrement, d’une soixantaine d’années peut-être, semblaient unis par un lien si serré qu’il leur était difficile d’aller l’un sans l’autre, soit à la source, soit partout ailleurs.
On les voyait toujours ensemble, le long de la Nahe, du côté des Rochers-Rouges.
Une mélancolie prononcée se lisait sur leurs deux visages, et c’était sur l’un et sur l’autre à peu près la même teinte de mélancolie. L’un se faisait appeler M. Pierre, l’autre M. Jean, et on ne connaissait pas leur nom de famille. S’il était inscrit sur le registre de l’hôtel du Palatinat, il n’était jamais prononcé ni rappelé nulle part.
Ces deux hommes semblaient avoir souffert profondément, diversement, et être arrivés par deux routes fort différentes à deux états de brisement qui se traduisaient à peu près de la même manière chez l’un et chez l’autre. L’un et l’autre avaient certains sourires tristes et significatifs qui avaient l’air de pleurs versés sur les illusions perdues. Ils vivaient tous deux dans une demi-conversation faite de mots échangés, puis de réticences, puis d’allusions. Devant le monde, à la table commune, au casino, ils gardaient généralement un silence singulier. Étrangers à la conversation générale, ils se jetaient l’un à l’autre un regard d’intelligence, quand quelque chose se disait qui choquait trop fortement leur sentiment intérieur. Les autres convives parlaient et ne s’entendaient pas. Ceux-ci ne parlaient pas et s’entendaient. Les autres se livraient quelquefois à de longues et bruyantes expansions qui les laissaient aussi étrangers et peut-être plus étrangers les uns aux autres, après une dépense de paroles apprêtées. Jean et Pierre ne se disaient presque rien, mais ils se comprenaient d’un regard. Un peu isolés dans la foule par leur supériorité intellectuelle, ils la dominaient aussi par leur silence, car le silence est une force à nulle autre pareille ; l’homme qui ne se livre pas semble garder en réserve une chose précieuse. La chose cachée semble toujours importante.
Quand le soleil baissait, vers quatre heures de l’après-midi, ils se trouvaient, sans s’être donné rendez-vous, à la sorte de l’hôtel. Celui qui arrivait le premier attendait l’autre instinctivement, sans savoir qu’il l’attendait. On eût dit qu’il y avait dans ces deux hommes déjà très mûrs, et dont les cheveux exagéraient encore la maturité, car ils étaient l’un et l’autre blancs comme la neige, on eût dit qu’il y avait quelques-unes des douceurs et des rêveries de la jeunesse. Quand ils s’étaient rencontrés, ils partaient ensemble, sans savoir où ils allaient, se dirigeaient vers les bords de la Nahe, admiraient silencieusement les magnificences du paysage, se communiquant leurs impressions par les coups d’œil rapides, échangeaient quelques mots qui étaient ordinairement des réflexions générales, bientôt coupées par des réticences qui ressemblaient à des souvenirs. Car le souvenir avait évidemment une grande place dans leur vie. Mais une discrétion extrême et mutuelle éteignait sur leurs lèvres mille paroles qui auraient dû s’allumer. Cette discrétion n’était pas une gêne. Elle était plutôt un instinct.
Au lieu d’être une contrainte, cette discrétion semblait une liberté. S’ils se parlaient peu, ce n’était pas pour se cacher leur pensée et leur vie, c’était plutôt parce qu’ils se trouvaient dispensés d’explication, par le fait même de leur intimité. Il leur semblait qu’ils s’étaient connus toujours, et qu’ils s’étaient dit les choses qu’ils avaient à se dire. Leurs confidences leur semblaient si naturelles à faire, qu’ils croyaient presque les avoir faites. Au lieu de les exprimer, ils les avaient sous-entendues. Mais le résultat était le même.
Le résultat était le même, surtout pour Pierre, non pas tout à fait pour Jean. Jean se disait de temps à autre :
« Il est singulier qu’après tant d’heures passées ensemble, nous soyons encore si peu au courant l’un de l’autre ! »
Mais ces étonnements se produisaient surtout quand ils étaient loin l’un de l’autre.
À peine l’heure du repos ou de la promenade les réunissait-elle, qu’un certain assoupissement endormait chez Jean comme chez Pierre le désir de parler et d’entendre. Et le commerce intérieur reprenait, plus intime que la conversation, et de temps en temps ce commerce prenait avec le souvenir quelque ressemblance bizarre et indescriptible. Ils se trouvaient l’un et l’autre subitement reportés à trente ans de là. Leur jeunesse leur apparaissait avec ce caractère merveilleux que le lointain lui donne. Car le souvenir efface les angles. Il a un prestige prodigieux pour embellir tout ce qu’il touche. Il montre la jeunesse passée à travers un prisme qui lui ôte toutes les douleurs et qui exagère toutes les joies. Il prend la substance des choses ; il en supprime l’accident ; il montre, dans une beauté idéale, des matins, des soirs, des printemps et des automnes qui ont souvent enfermé bien des tristesses et des laideurs. Mais le souvenir est un prestidigitateur qui cache tout ce qu’il veut cacher, et qui colore ce qu’il montre de la couleur qu’il veut montrer.
Peut-être cette faculté du souvenir se développait-elle spontanément chez ces deux hommes, quand ils étaient près l’un de l’autre, et peut-être le charme de cette émotion était-elle le lien secret de leur amitié. Le son de la voix de Pierre remuait quelque chose dans l’âme de Jean, et le regard de Jean remuait quelque chose dans l’âme de Pierre.
Il y avait une certaine ressemblance dans la cause même de leur présence à Kreusnach. Une certaine hypocondrie avait déterminé chez l’un et chez l’autre un affaiblissement du système nerveux. La ressemblance de leur état physique augmentait peut-être leur intimité.
Peu à peu leurs conversations devinrent plus intimes, sans encore être personnelles, par le fait des questions qu’ils abordaient ensemble. Elles roulaient presque toujours sur l’âme, sur ses blessures. Qu’elle fût littéraire, philosophique, politique, religieuse, ou qu’elle se localisât dans les faits que les circonstances mettaient sous leurs yeux, c’était toujours l’âme humaine qui en faisait le fond, et toujours l’âne humaine blessée.
Plus les jours s’écoulaient, plus le lien qui les attachait l’un à l’autre se serrait. Un jour Pierre resta au lit. Sa sensibilité nerveuse était plus maladive qu’à l’ordinaire. Jean sortit, pour faire la promenade qui faisait partie de son traitement. Mais une tristesse insurmontable s’empara le lui, et à peine était-il arrivé au pont qui précède le casino des bains, qu’il revint écrasé d’ennui et, rentré à l’hôtel, s’assit sur une chaise, près du lit de Pierre. Les deux amis sentirent mieux ce jour-là qu’à l’ordinaire ce qu’ils étaient l’un pour l’autre.
La tristesse tenait ces deux célibataires si complètement célibataires, qu’ils semblaient absolument isolés dans le monde, sans famille et sans amis.
Un soir, quand Pierre eut repris quelques forces, il accompagna Jean au casino. La musique était, ou du moins leur parut, mille fois plus pénétrante qu’à l’ordinaire. La soirée était superbe ; après une journée brûlante, un vent s’était levé vers quatre heures. Pierre, appuyé sur Jean, reprit avec lui le chemin de la Nahe. Les champs de vigne, disposés en amphithéâtre, semblaient se reposer, comme les hommes, de la chaleur du jour. Un silence profond semblait tomber du haut des montagnes. Ces montagnes qui bordent la Nahe s’éclairent le soir de reflets imprévus, quand le soleil dit adieu à cette masse de terre dont la couleur étrange a donné leur nom aux Rochers-Rouges. Cette terre, qui ressemble à de la brique rouge, s’empourprait ce soir-là avec plus d’éclat qu’à l’ordinaire. Ce silence ne semblait pas un silence mort, mais un silence vivant composé de bruits infiniment légers qu’on devinait sans les entendre.
La molle splendeur de cette soirée disposait l’âme à s’ouvrir, et l’inclinait vers l’expansion.
– Où serais-je, maintenant, dit Pierre, si ma vie n’avait pas été brisée autrefois ?
– C’est justement là, dit Jean, ce que je me demandais à l’instant même.
– Votre vie a donc été brisée comme la mienne ?
– Brisée.
– J’ai vécu seul. Je mourrai seul.
– Et moi aussi.
– Et comment, reprit Pierre, comment êtes-vous entré dans cette solitude ?
– Par l’abandon d’un ami, répondit Jean.
– Singulier hasard ! Et moi aussi.
– C’est un lourd poids, dit Jean, que celui de haïr, et je le porte depuis trente ans.
– On dirait, reprit Pierre, que vous êtes l’écho de mes pensées.
– Je pense avec douleur, dit Jean, que nous avons été pris au piège tous les deux. Ceux qui ont été mis sur notre route étaient donc précisément ceux qu’il fallait pour nous perdre.
– Ah ! dit Pierre avec un profond soupir, si j’avais eu un ami comme vous !
– C’est ce que je me dis tous les jours, répondit Jean. Ah ! si j’avais eu un ami comme vous !
– Mais voyez donc ! On dirait que nos deux situations sont copiées l’une sur l’autre ! Où la ressemblance s’arrêtera-t-elle ?
– Pour le savoir, il faut que nous nous disions ce soir même toute notre vie l’un à l’autre.
Et tous deux firent silence comme pour se préparer à dire des choses secrètes.
– Peut-être, dit Pierre, dans le principe, alors que nos cœurs étaient tout chauds encore de notre amitié, peut-être aurais-je dû prier mon ami à genoux de ne pas s’éloigner de moi, peut-être qu’un accent, une inflexion de voix, un rien l’aurait retenu. J’ai fait cependant ce que je vous dis, mais si je l’avais fait une fois de plus, qui sait ? Un grain de sable peut quelquefois faire pencher la balance.
– Oui, qui sait ? dit Jean. Moi qui vous parle, il me semble aujourd’hui que si l’ami que j’ai perdu était venu une fois de plus me dire ce qu’il me dit un jour : « Je vous supplie par le plus sacré de vos désirs ! Je serais revenu. »
– Chose étrange, dit Pierre, votre ami vous a dit cela ?
– Oui.
– Et moi j’avais dit cela à mon ami et la haine est venue quand j’ai vu fuir celui que j’aimais.
– Et moi, dit Jean, mon cœur s’est endurci. Personne ne peut connaître la souffrance de celui qui porte un cœur endurci, il n’y a qu’en ce moment, où je veux parler comme autrefois je parlais à mon ami, que je sens quelque chose s’amollir au fond de mon cœur et ce commencement d’attendrissement me dévoile un peu nos torts. Car, oui, je crois m’en apercevoir, cet ami dont je vous parle, je l’ai abandonné et trahi ; mon cœur, moins dur, se gonfle en ce moment comme si je lui parlais, à lui même.
– Que ne lui est-il donné de vous entendre parler ainsi, dit Pierre d’une voix émue, à votre accent qui me pénètre, je devine qu’il vous pardonnerait. Vous accepteriez son pardon, comme il accueillerait votre repentir, car le pardon n’est fait que pour ceux qui se repentent, et ce mot, pardon, jette en ce moment dans mon cœur un trouble étrange, il me tente. Votre besoin, que je sens, me touche ; je voudrais satisfaire votre désir et si celui qui a jeté en moi le sentiment terrible de la haine se trouvait devant moi, je lui accorderais peut-être le bénéfice de l’émotion généreuse que soulèvent dans mon cœur vos regrets. Oh ! que la distance, l’absence et le silence sont terribles !
Et pendant que celui-ci parlait, il se passait dans l’autre quelque chose de singulier.
S’il était là, se disait-il, oui, s’il était là, il comprendrait ce qu’il n’a pas compris. Il sentirait ce qu’il n’a pas senti.
Et il revoyait l’ancienne figure de l’ancien ami devenu ennemi ; mais ce n’était plus l’ennemi, c’était l’ami qui prévalait. Au lieu de considérer l’homme d’autrefois sous l’angle de la haine, il le considérait sous l’angle de l’amitié.
Le regard ennemi rend mauvaise l’âme sur laquelle il porte ; non seulement il voit le mal, mais il le fait. Il produit la haine, parce qu’il est né de la haine. Il fait le mal qu’il voit.
Le regard ami améliore l’âme sur laquelle il porte. Il fait le bien qu’il voit. Il féconde les germes que tue le regard ennemi.
Et tout à coup Pierre, pensant à Jean, au lieu de le considérer sous l’angle de la haine, le considéra sous l’angle de l’amitié.
Et tout à coup Jean, pensant à Pierre, fit le même acte intérieur.
L’ennemi du genre humain aime la division ; mais il l’aime surtout entre ceux dont il devine que l’amitié serait douce et féconde. Aussi, quand deux âmes sont spécialement faites l’une pour l’autre, il emploie toutes ses forces à les diviser ; et il supporterait plus facilement la réconciliation de mille ennemis ordinaires, que celle de deux ennemis extraordinaires qui risqueraient, s’ils étaient amis, d’être de grands et forts amis.
Et il y a plus d’attrait pour lui à diviser deux âmes exceptionnelles, destinées par leur commune supériorité à une union exceptionnelle, qu’à diviser cent mille âmes inférieures qui n’ont jamais quitté la voie de la division. C’est pourquoi, quand deux âmes sont faites pour s’unir, ou pour se réunir, il met en jeu, dans l’une vis-à-vis de autre, tout l’arsenal de la calomnie.
Il évoque, dans chacune d’elles, toutes les amitiés trompées, toutes les bonnes intentions méconnues, toutes les illusions généreuses qui ont été flétries par l’ingratitude, et il combat dans chacune d’elles les tentatives de l’amitié par les tentations de l’hostilité, et il confond à dessein la circonstance présente et favorable avec d’anciennes circonstances passées et défavorables : il engage la mémoire et le jugement dans des voies fausses pour trouver des ressemblances qui n’existent pas.
Et, pour comble de scélératesse, il donne aux mensonges et aux imprudences qu’il suggère, les apparences de la sagesse ; il dit à sa victime :
« Tu n’es plus un enfant. Jusqu’à quand seras-tu trompé par les illusions de l’enfance ? Jusques à quand seras-tu le jouet de tes ennemis et la dupe de ta générosité ? Profite au moins de l’expérience, et ne va pas t’engager dans la route que tu as déjà suivie à ton grand préjudice. »
Ainsi il donne au mensonge l’apparence de la sagesse, et à la fermeture du cœur l’apparence de l’énergie.
Ainsi, pour mieux duper l’homme, il allume en lui la crainte d’être dupe, et pour le mieux précipiter dans l’abîme, il lui parle de force, d’expérience, de sagesse et de prudence.
Vous cherchez une personne amie ; dans la rue, devant vous, quelqu’un se présente, qui lui ressemble de loin, vous approchez ; ce n’est pas elle ; mais, un instant après, c’est elle ; c’est bien elle. On dirait que son image l’a précédée, et que, devant elle, marchait un mirage.
Ainsi, sur le chemin de la vie. Vous croyez avoir trouvé, et c’est une illusion ; mais quand vous trouvez réellement, quand la chose est devant vous, la chose et non le mirage, l’ennemi s’approche et vous dit à l’oreille :
« Voici encore une illusion. Souviens-toi de tes erreurs passées. Tu étais un enfant, mais à présent tu es homme, et tu serais sans excuse si tu retombais dans les illusions de l’enfance. Souviens-toi que tu as ouvert ton cœur mal à propos, et ferme-le désormais. »
Car il y a une amertume qui se donne pour le fruit de la sagesse, et qui est le poison même de l’illusion noire ; fermant la porte à l’espérance, et corrompant les sources de la vie.
Quand le prêtre monte à l’autel, à l’introït de la messe, celui qui répond au nom du peuple chrétien, parle du Dieu qui réjouit sa jeunesse. Quel que soit l’âge de celui qui parle, et de ceux au nom de qui il porte la parole, il parle de sa jeunesse, parce que le prêtre monte à l’autel de Dieu.
L’amertume qui vient de l’ennemi, la tristesse qui décourage, les mauvais souvenirs qui flétrissent, tout cela, c’est la vieillesse, eussiez-vous vingt ans.
Mais l’oubli complet et généreux, qui est la magnificence du pardon, l’espérance alerte et allègre, qui donne des ailes à la vie, pour voler aux deux tours de la cathédrale où l’on adore, cela, c’est la jeunesse, eussiez-vous quatre-vingts ans.
Ne pas aimer, se dit en latin « ne pas voir », invidere.
La malveillance est une cécité.
Et comme la lumière produit la lumière, les ténèbres produisent les ténèbres. La lumière du regard qui voit augmente la lumière dans l’âme de celui qui est vu ; les ténèbres du regard qui ne voit pas augmentent les ténèbres dans l’âme de celui qui n’est pas vu.
Celui qui n’est pas vu, c’est celui qui n’est pas aimé.
Et ainsi les deux murs de ténèbres vont s’épaississant de part et d’autre, entretenus et soignés par l’absence et le silence.
Et l’ennemi triomphe d’un triomphe d’autant plus malin et d’autant plus cruel qu’il soupçonne ceci :
Si ces deux âmes, faites l’une pour l’autre, s’aimaient, elles se verraient ; si elles se voyaient, elles s’aimeraient, et de leur vue et de leur amour il naîtrait peut-être quelque chose d’admirable.
Ainsi roulaient dans l’âme de Pierre et de Jean mille pensées bonnes et mauvaises, les unes par les autres combattues.
Ils marchaient en silence, comme il arrive quand une grande émotion est dans le voisinage. On dirait que, même à votre insu, elle vous enveloppe et vous oppresse.
Ils avaient perdu de vue leur promenade, dans la distraction de leurs pensées, et, sans s’en apercevoir, ils avaient gravi la montagne qui domine la Nahe et permet d’apercevoir le Rhin à gauche, à droite le mont Taunus.
Or le soleil se couchait ; le Taunus embrasé se couronnait de pourpre et d’or ; dans la vallée les vitres du village étincelaient comme des diamants exposés au feu des lustres ; le fleuve brillait aussi et semblait animé par les feux du soleil couchant ; l’embrasement du jour et la fraîcheur du soir se combinaient ; la chaleur, tempérée par la montagne, devenait enivrante comme la lumière, tempérée par la nuit. Les splendeurs et les ombres, les montagnes et les vallées, les nuages de pourpre et les fleuves de diamants, le château du rhingrave et les ruines historiques, les forêts de sapins noirs vaguement traversées par les derniers éclairs du soleil couchant : tout ruisselait d’or et de feu.
Ces magnificences élevèrent l’âme des deux voyageurs. Les mauvais souvenirs moururent en eux. Les splendeurs du soir allumèrent en eux l’étoile du matin. La beauté réveilla la bonté qui dormait ; elle cria : « Voici le jour ; ouvre les yeux ; admire ! »
Il y a dans l’admiration des forces inconnues, des forces qui ressemblent à des larmes, comme elles cachées, et comme elles puissantes. Ce sont des sources endormies, qui se réveillent bouillonnantes, et le bandeau tombe, et l’aveugle voit.
L’admiration secoue les longues torpeurs ; elle puise d’une main avide dans les trésors longtemps cachés, et verse d’une main généreuse, sur les choses du dehors, ce qu’elle a puisé dans celles du dedans. L’admiration peut donner naissance à mille splendeurs, qui, au premier abord, ne lui ressemblent pas et ne semblent pas ses filles.
Le pardon, par exemple, que mille discours auraient peut-être été impuissants à produire, naquit de l’admiration dans Jean et dans Pierre, ou du moins ce fut elle qui fit déborder le vase contenant la liqueur précieuse. Et le pardon naquit de l’admiration, comme le fruit naît de la fleur.
Si Jean était là, pensait Pierre, je tomberais dans ses bras.
Si Pierre était là ! pensait Jean.
Tout à coup le regard de l’un éclairci par la lumière qui se levait dans leur âme, tomba sur la face de l’autre, et un point d’interrogation singulière, presque terrible, s’alluma dans leurs yeux !
S’il était là ?
Mais peut-être il est là ?
Si c’était lui ?
Mais c’est peut-être lui ?
Mais il est là
Mais c’est lui !
Jean reconnut Pierre, et Pierre reconnut Jean, leurs bras s’ouvrirent dans une étreinte puissante qui les retint un instant, puis ils demeurèrent en silence, promenant leurs regards autour d’eux sur les adieux magnifiques de la lumière, comme s’ils eussent craint de troubler par le bruit de leur voix le silence de la splendeur qui les avait réveillés de leur sommeil.
Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.