Le regard du juge

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA princesse Électa avait quelque chose d’étrange et toute sa personne était remarquable.

Elle était blonde de ce beau blond cendré et doux, si rare aujourd’hui. Ses cheveux abondants et soyeux se relevaient en masse sur sa tête ; de lourdes tresses s’entrelaçaient en couronne et dominaient son front lisse et pur où un pli se formait imperceptiblement entre les deux sourcils. Ce pli, sans rien enlever à la paix de son visage, semblait dire à ceux qui savaient entendre : Je suis faite pour commander.

L’habitude de se vaincre sans cesse avait donné à sa bouche un pli grave, nul n’est maître de soi sans combat, et le pli de sa bouche ressemblait presque à une blessure ; son geste rare et plein de précision attestait l’énergie dont elle était capable.

Sa démarche, quoique gracieuse, avait une fermeté un peu rigide qui tenait à distance les importuns.

Son abord très bienveillant, mais un peu froid, laissait deviner la distance qui la séparait de son interlocuteur.

Mais il y avait dans sa physionomie un certain trait qu’il est difficile de dessiner, même mal. Ce trait, c’était l’œil.

Comment parler de cet œil dans lequel jamais aucun trouble n’avait paru ? Devant cet œil impassible, le pinceau et la plume seraient tentés de prendre tous deux la fuite.

Ses yeux étaient-ils noirs ? Ce velouté singulier, profond et mat, peut-il être caractérisé par ce mot si vulgaire : noir ? Cette brillante étincelle qui parfois s’allumait un instant, un seul instant, était-elle noire ?

Ce noir était si étrange, qu’il n’étonnait pas trop les cheveux blonds, ses voisins.

Le mécontentement abaissait les paupières de la jeune fille et voilait son regard d’un voile singulier ; les cils se rapprochaient, et quelque chose d’étrange se sentait derrière cette frange de soie. Était-ce la retraite de l’âme offensée ? Était-ce l’indignation qui prenait sa forme la plus muette et la plus haute ? Était-ce le deuil de l’âme attristée qui éteignait sa flamme ? Était-ce le froid de l’acier et la dureté du fer ?

Personne n’eût pu répondre à ces questions.

Un jour, la reine, sentant venir l’heure de sa mort, appela la princesse et lui dit :

– Écoute, ma fille, et garde à jamais mes paroles dans ton cœur.

Ta position est rare en ce monde. Non seulement tu es née sur les marches du trône, mais tous les autres prestiges sont venus s’ajouter en toi et autour de toi au prestige de la naissance. Tu es belle ; tu as la science ; tu as l’intelligence ; tu as la sainteté. Si je t’avais choisie, au lieu de te recevoir, choisie entre toutes les filles de la terre, je ne t’aurais pas choisie autrement. Je n’aurais su quel charme ajouter à tes charmes, quelle vertu à tes vertus. L’irréprochable est ton nom ; le jour de ta naissance, il me semble qu’une cuirasse te fut donnée contre les infirmités, contre les faiblesses humaines, et, depuis le jour de ta naissance, je cherche inutilement le défaut de cette cuirasse.

Ton nom ressemble à une couronne : Je t’ai donné l’un, je te laisse l’autre. Mais ce nom et cette couronne, qui éblouiraient toute autre que toi, ne sont encore pour toi, ma fille, que promesses et préparations.

Tu recevras un nom nouveau.

À ce mot, je frissonne.

Ô ma fille, j’ai pu faire pour toi ce qu’une mère n’a jamais fait peut-être, j’ai pu t’instruire et t’aimer, comme personne ne l’a été jamais : j’ai pu assembler autour de toi les savants de mon royaume ; j’ai pu orner ton intelligence et ton âme des splendeurs de la doctrine et des splendeurs de la vertu.

Mais il y a quelque chose que je n’ai pas pu. Je n’ai pas pu te donner le nom nouveau que je destine... Pourquoi donc est-ce que je frissonne ? Est-ce le froid de la mort ou est-ce un autre froid ?

Écoute : j’ai une révélation à te faire, terrible et glorieuse. Chaque jour je m’y prépare, et chaque jour je recule, à l’heure où je vais t’appeler.

Je remettrais encore à demain probablement si j’étais certaine que le mot demain fût permis à mes lèvres. Mais je sens un froid étrange. Il faut parler aujourd’hui.

Écoute : j’ai une révélation à te faire, terrible et glorieuse.

Toutes les sciences, toutes les lumières dont j’ai paré ta vie, toutes ces splendeurs, toutes ces richesses, les traditions des rois mes ancêtres, mon empire et tout ce qu’il contient, mes deux bras qui t’entourent, et les deux bras de mon trône qui t’attendent, tout cela n’est rien.

Tout cela, je te le donne comme un présent de nul prix. Car le froid qui me pénètre m’apprend ce que j’ignorais. Il m’apprend ce que c’est qu’un trône. La glace ne fond pas si vite au rayon du soleil de la vie, que toute magnificence humaine au rayon du soleil de la mort.

Mais il est une chose précieuse, précieuse et nécessaire que tu auras. Si tu veux. Si tu veux ! Comprends, ma fille, le sens caché de ce mot : SI. Je viens de le découvrir. Le rayon du soleil de la vie me le cachait. Il a fallu, pour l’éclairer, le rayon du soleil de la mort.

Je t’ai donné un nom ; mais il était arbitraire, Électa. C’était moi, moi qui te le donnais. C’est ma pauvre main qui l’a écrit. Mais il est un autre nom qui n’est pas tracé de main humaine. Il est un nom étrange, singulier, prodigieux. Celui-là fut indiqué autrefois par le premier des aïeux dont l’histoire m’ait gardé le souvenir. Il l’avait entendu retentir au fond d’une solitude. Il l’avait écrit sur un parchemin. Le parchemin est là, dans cette chambre qui n’a jamais été ouverte. Au-dessus du nom, il y a un portrait. Quelqu’un, au jour terrible, ressemblera à ce portrait, et la personne qui aura conquis cette ressemblance portera le nom écrit au-dessous, et celle-là sera grande entre les grandes, élue entre les élues, et les rois se découvriront quand ils passeront près d’elle, et solliciteront par elle les faveurs du roi des rois.

Il y a donc une ressemblance à conquérir. Mais, ma fille, je ne puis rien pour te la donner, rien que ce que j’ai fait, et ce que j’ai fait n’est rien, si tu n’ornes ta couronne d’une pierre précieuse que tu es toi-même chargée te trouver. Oh ! ma fille ! ma fille ! un jour la porte de la chambre mystérieuse s’ouvrira, et plusieurs seront confrontées avec le portrait terrible.

Une seule sera trouvée ressemblante. Ce sera toi, n’est-ce pas ? Tu m’assures que ce sera toi.

D’où vient donc que je frissonne ? Est-ce le froid de la mort ou un autre froid ?

Tu n’oublieras jamais une seule des paroles qui ont été confiées à ta mémoire. Mes enseignements seront toujours sacrés pour toi. Ton âme est parée comme ton intelligence. Pour trouver la pierre précieuse, dont nulle, excepté toi, ne soupçonne l’existence, tous les ouvriers du royaume sont à ta disposition. C’est toi ? N’est-ce pas ? Dis-moi que c‘est toi. Soutiens-toi, et soutiens-moi. D’où vient que je frissonne ? C’est que je pense au jour où s’ouvrira la chambre fatale. Ce jour ne dépendra ni de toi, ni de personne. Nul ne le choisira. Nul ne dira : « Il sera éclairé par le soleil le demain. » Nul ne verra d’avance ni ne prédira son aurore.

L’aïeul respecté qui avait entendu le nom, qui l’avait transcrit, qui avait fait le portrait et scellé la chambre terrible, a vu, autour de lui, avant sa mort, tous les fronts prosternés sous sa bénédiction suprême, et l’un de ses fils lui demanda :

« Père, qui donc ouvrira la chambre fatale ? »

À ce moment un éclair déchira le cœur de la nuit ; le tonnerre éclata, et celui qui allait mourir, répondant à celui qui devait régner, lui montra le feu du ciel qui tombait.

C’est pourquoi il est écrit sur la porte terrible :

« Le feu du ciel m’ouvrira. »

Quand le tonnerre aura posé le décor du drame, vous entrerez dans la chambre, et vous attendrez à genoux que le nom se découvre, et, au-dessus du nom, le portrait.

C’est à ce moment-là que la couronne se posera sur la tête qui lui sera désignée par la pierre précieuse ; et près de cette couronne, celle que je te lègue n’est que cendre et poussière. La tradition dit qu’à ce moment redoutable la justice frappera deux coups, car son glaive a deux tranchants.

Combien serez-vous là, agenouillées dans la chambre terrible, je ne sais. Mais toutes, vous y recevrez votre nom. D’abord, et au même moment, le nom de la bénédiction suprême, et celui de la suprême malédiction. Les autres viendront ensuite. Au moment où la pierre choisie attirera la couronne, comme le fer attire l’aimant, il y en aura une parmi vous dont le genou fera horreur à la terre qui le portera, et sous le genou maudit, la terre s’ouvrira, pour n’être pas touchée par lui, et celle qui aura été là, agenouillée, s’abîmera à la face du ciel. Le tonnerre ne voudra pas de cette proie ; le feu d’en haut se détournera ; c’est le feu du volcan qui la dévorera, et elle travaillera à la forge souterraine, et si une goutte de sa sueur perce la croûte de la terre, son odeur donnera la mort, et les habitants des cités voisines s’enfuiront, oubliant leurs richesses, à cause de l’épouvante, et le désert se fera là où la goutte de sueur aura percé la croûte de la terre, et les bêtes mêmes n’oseront plus approcher du désert fait par la sueur ; car les animaux ont l’instinct de la conservation.

– Bénissez-moi, ma mère, dit Électa, qui savourait d’avance les joies du triomphe.

– Sois bénie, dit la reine, toi qui fus choisie... Mais c’est étrange, la faiblesse de la mort paralyse ma langue ; je ne peux pas dire ce que je veux... Sois bénie, toi. qui es bonne... Sois bénie, toi qui... Sois bénie, toi qu’il faut bénir...

Électa interrompit la reine, et lui dit : – Ma mère, bénissez-moi moi-même, votre Électa, moi qui suis votre fille ; bénissez-moi.

Et elle prit les deux mains de la reine, pour les placer sur sa tête ; mais les deux mains de la reine retombèrent d’elles-mêmes. « Elle n’a plus la force de soutenir ses mains », dit Électa.

– Sois bénie, dit la reine d’une voix plus lente, toi qui trouveras dans les entrailles de la terre la pierre précieuse que je ne connais pas, celle que je n’ai jamais vue, celle qui ne s’est jamais échangée contre l’or et l’argent, pierre précieuse inconnue et incandescente allumée sous la croûte du globe par les reflets lointains de la foudre et les éclats brisés du tonnerre ! Sois bénie des bénédictions du ciel, bénie des bénédictions de la terre, bénie des bénédictions de l’abîme d’en haut ! Que mes bénédictions montent les unes sur les autres, comme des chaînes de montagnes superposées, qu’elles traversent les nuages, et leur arrachent le feu qu’ils gardent dans leurs entrailles, le feu promis au front de la prédestinée !

– Ma mère, dit Électa, maudissez mon ennemie, maudissez celle dont vous m’avez parlé tout à l’heure.

– Sois maudite, dit la reine ; puis elle s’arrêta, effrayée... Je ne sais pas maudire, dit-elle ; je ne hais personne. Je veux le bien de tous ; mes lèvres qui n’ont jamais prononcé de malédiction ne veulent pas commencer à l’heure de la mort.

– Ma mère, dit Électa, vous pouvez maudire sans crainte, car vous parlez de celle que le Seigneur maudira au dernier jour. Vous ne la connaissez pas ; vous ne la détestez pas. Vous ne savez pas de qui vous parlez. Ce n’est pas la haine qui conduit votre langue ; c’est la volonté du Seigneur ; c’est cette volonté que vous m’avez apprise à adorer en toute circonstance, c’est elle qui courbe aujourd’hui sous votre malédiction une tête que nous ne connaissons pas, comme elle vient de courber ma tête sous votre bénédiction.

– Sois maudite, dis la reine, toi qui... Ma vue se trouble et ma langue s’égare ; je n’ose pas continuer...

– Continuez, ma mère, dit Électa ; c’est la volonté du Seigneur.

– Eh bien, puisque tu le veux, je continuerai. Sois maudite des malédictions du ciel, maudite des malédictions de la terre, maudite des malédictions de l’abîme d’en bas. Que mes malédictions descendent jusqu’au centre de la terre ; qu’elles y allument la colère qui dort jusqu’au jour de justice, la colère du volcan ! Sois maudite par les cris du pauvre, plus terribles que les éclats du tonnerre ! Et que les corbeaux des torrents répètent aux pierres roulées dans leurs cataractes la malédiction qui est arrachée en ce moment à mes lèvres mourantes ! Sois maudite par le souffle qui passe sur les champs de blés en fleur ! Maudite par l’écume blanche des vagues exaltées par la tempête ! Maudite par la sérénité du ciel bleu des jours d’été, maudite par la douceur, maudite par la splendeur des matins et des soirs, maudite par la fumée qui sort des chaumières, à l’heure des repas, maudite par l’aubépine, maudite par la rose, maudite par les frêles encensoirs du chèvrefeuille balancé, et comme tout cela n’est rien pour la fureur involontaire qui ouvre mes lèvres sacrées, sois maudite, dans ton infâme cœur, sois maudite par celui qui a besoin et à qui tu n’as pas donné.

La reine cesse de parler, et il se fit entre les deux femmes un silence étrange. Électa attendit un moment, et quand elle vit bien que sa mère se taisait, elle ajouta à voix basse :

– Sois maudite ; ainsi soit-il !

 

Or la reine était morte depuis quelques jours, et les fêtes de sa sépulture n’étaient pas encore terminées. La fête et la sépulture sont des mots qui vont singulièrement ensemble : passons le deleatur sur les fêtes, et mettons les pompes, si vous voulez.

Dans une chaumière, à quelque distance du palais, dont elle était une dépendance imperceptible et inaperçue, se mourait une jeune fille pauvre ! C’était, si les renseignements que j’ai pu me procurer sont exacts, une cabane de sabotiers située au milieu de la forêt. Par une petite ouverture pratiquée dans le toit de chaume passait la fumée, dans les moments où le feu était absolument nécessaire. Ne me demandez pas de nombreux détails sur la vie qu’on y menait. Les informations sont rares, quand il s’agit d’époques aussi lointaines, de pays lointains, et surtout les informations relatives aux pauvres. J’ai encore pu donner quelques détails sur le palais de la reine. Mais que voulez-vous que je vous dise d’une cabane de sabotiers ?

Cependant un vieux manuscrit, que j’ai eu beaucoup de peine à trouver, prétend que la jeune fille, nommée Judith, avait entendu un soir, quelques jours avant sa maladie, frapper trois coups à la porte de la cabane où elle était seule, pour le moment. Elle allait prendre son très frugal repas, le repas du soir. Elle ouvrit, c’était un voyageur dont l’aspect était celui d’un pauvre ; son front était un peu pâle. N’ayant pas de veau à tuer, de veau tendre et gras, elle donna ce qu’elle avait, un peu de pain et un verre d’eau. On vit de ce qu’on trouve, et je n’ai pas trouvé sur leur entrevue d’autre détail.

Quelques jours après, elle tomba malade, et on prétendit que le voyageur lui avait jeté un sort.

La maladie s’aggrava, et, au bout de huit jours, la mort semblait avoir pris d’avance possession de sa victime. La médecine des pauvres était, alors surtout, à l’état rudimentaire ; deux yeux fermés, une respiration haletante, des mots étouffés qui s’entendaient à peine : le morne désespoir d’un père et d’une mère impuissants et immobiles qui ne songeaient plus à lutter contre la mort, tel eût été le spectacle qu’offrait la cabane misérable et désolée, si une misère et une désolation plus terribles que toutes les misères et les désolations extérieures n’avaient paru oppresser le cœur tremblant de la mourante.

La mort, entrevue à la lueur de l’agonie, apparut à Judith comme quelque chose d’absolument épouvantable. « Je ne sais rien, pensait-elle, de mon créateur, sinon que je vais paraître devant lui, les mains vides. Et mon cœur est comme mes mains, vide des vertus qu’il aime. »

Les transports de la fièvre et les horreurs de l’agonie coloraient de leur couleur particulière les paroles entrecoupées qui s’échappaient de ses lèvres, et ses paroles ressemblaient à la lueur d’un éclair aperçu sur un précipice, et si l’espérance était au fond, elle était voilée par la nuit de l’abîme.

Cependant le frère de la mourante, revenant de son travail, vit ces trois agonies, l’agonie haletante et déchirante, puis les deux agonies mornes et muettes du père et de la mère.

Il resta immobile, la tête dans ses mains ; puis tout à coup :

– Tout n’est pas fini, dit-il, mon père.

Nous sommes de pauvres misérables qui ne savons pas comment on s’adresse au créateur des mondes.

Mais il y a quelque part une élue de Dieu. Ce Dieu terrible, que nous ne connaissons pas, a choisi Électa pour sa privilégiée. Je pars ; je vais recommander Judith à ses prières. Celui qui l’a créée peut la guérir.

– Oui, pars, pars, dit la mère.

– Mais, dit le père, comment pénétreras-tu jusqu’au fond du palais !

– Est-ce que je sais, moi ? Mais je pénétrerai. Le temps presse.

Et il partit.

Il comptait les minutes, les secondes, il ne courait pas ; il volait. Baigné de sueur, et ressemblant à un voleur de grand chemin, il arriva au palais, et se jetant sur la première personne qu’il vit, je veux parler à Électa, dit-il, à l’instant même.

– Vous plaisantez, mon bon monsieur, lui fut-il répondu avec un sourire ; Son Altesse royale est occupée. Faites une demande d’audience ; son Altesse verra si elle doit l’accueillir.

– Mais elle meurt peut-être en ce moment ! cria le jeune homme désespéré.

– Qui donc meurt ? répondit la personne qui lui parlait, et sans écouter la réponse, elle dit aux gardes :

– Un fou vient de se présenter ; mettez-le à la porte.

Les gardes se présentèrent pour faire leurs fonctions ; mais le jeune homme se jeta à genoux, luttant à la fois contre le désespoir et contre la colère. À force d’être vaincu, il triompha de lui-même.

« Il s’agit de sauver ma sœur », pensa-t-il, et levant la voix, il demanda en grâce, au nom de Dieu, qu’on lui indiquât les moyens de faire parvenir immédiatement une requête à Électa.

– Voici du papier et une plume ! Écrivez, lui dit-on.

Et il écrivit :

 

« Madame,

« Je suis un pauvre désespéré qui voit mourir une sœur qu’il aime. Ni elle ni moi ne savons prier Dieu ; mais puisque vous, vous le savez, nous vous supplions de le faire pour nous. Le cas presse, madame, toute une famille de pauvres pécheurs est à vos genoux. »

 

Le billet fut remis à Électa, et quand fut venue l’heure d’entrer dans son oratoire, elle fit une prière conçue à peu près en ces termes :

 

 

Prière d’Électa pour la mourante

 

Puisqu’il faut se servir même des plus petites choses pour s’élever vers le Seigneur, je ferai aujourd’hui ma méditation sur la mort de cette pécheresse, et je vous remercierai, ô mon Dieu, de me fournir cette nouvelle occasion de vous rendre grâce ! Vous m’avez réchauffée dans votre sein et vous l’avez tenue éloignée de votre cœur ! Pendant que vous vous éloignez de cette infortunée, je vous remercie, ô mon Dieu, des complaisances que vous avez prises dans mon âme ! Il est des âmes que vous avez choisies entre dix mille, et mon âme est une de ces âmes. Il est des intelligences que vous avez nourries de votre vin et de votre lait, et mon intelligence est une de ces intelligences. Vous m’avez parée ; vous m’avez embellie ; et maintenant je ne crains rien, je suis assise en vous pour jamais.

Cette malheureuse créature, dont la mort prématurée attriste aujourd’hui sa famille, a vécu dans l’ignorance de vos secrets. Livrée aux faiblesses et aux misères, elle est allée sans doute de chute en chute jusqu’à cette ignorance complète de vous-même, qui la trouble au bord du tombeau. Étrangère à la discipline spirituelle, sous laquelle j’ai vécu, elle n’a pas passé par les échelons de la science naturelle que j’ai montés un à un. Elle n’arrivera jamais au port où je suis arrivée, et il m’est bien permis de jeter sur son naufrage le regard que je jette sur lui en ce moment, puisque par là je bénis la volonté du Seigneur qui a permis entre sa destinée et la mienne ce contraste prodigieux.

Elle a été engloutie, la pauvre enfant, dans la tourbe des choses humaines. À supposer même qu’un bon sentiment se soit glissé quelquefois, et, je pourrais dire, se soit égaré dans cette âme livrée aux choses d’en bas, combien a-t-il dû demeurer inculte ? Si on le mêlait aux pensées de mes servantes et de mes esclaves, il figurerait là comma un sauvage dans une assemblée de rois.

Pendant que les pécheurs s’égaraient dans leurs sentiers, vous avez pris en moi, ô mon Dieu, vos délices, et vous vous êtes plu à former mon cœur à l’image de votre divin cœur. Je laisse les égarés courir à leur perte, parce que je respecte l’impénétrabilité de vos permissions, et, le pied sur la terre ferme, je me réjouis d’être étrangère aux terreurs de l’Océan. Je ne suis pas comme ces mendiants qui tendent la main aux hommes. Dans votre infinie bonté, vous m’avez donné ce qu’il fallait pour vous faire honneur en ce monde. Je ne suis pas non plus comme ces ignorants et comme ces enfants qui poussent vers vous des cris spontanés et ingénus. Leur naïveté n’est pas mon partage. Me destinant à la perfection, vous m’avez donné de toutes choses une connaissance tranquille et parfaite. Vous avez voulu que l’éducation la plus savante passât la lime sur toutes les aspérités dont l’âme humaine est capable. Si vous ne m’avez pas inspiré l’oubli de moi-même, c’est qu’il fallait, pour vous connaître complètement, contempler l’œuvre que vous avez faite en moi et votre propre image dans mon pauvre cœur ; il fallait aussi contempler les autres, même cette malheureuse enfant, qui, pour la première fois, sert à quelque chose ; il fallait contempler les autres pour mesurer la hauteur où, dans votre miséricorde, vous m’avez appelée. Enfin, comme tous les bijoux de votre écrin étaient destinés à votre élue, après m’avoir donné la grâce d’obéir, vous me donnez la grâce mille fois plus rare de commander.

 

Les jours succédèrent aux jours, les mois aux mois, les années aux années, et ainsi se passèrent dix ans.

Plusieurs jeunes filles de la cour s’exerçaient à la pratique des plus hautes vertus ; car le secret de la reine avait été divulgué ; le car que je viens d’écrire ne doit pas vous faire supposer que tout était faux dans leurs qualités intellectuelles et morales. L’homme est si compliqué, que presque jamais le bien ni le mal n’arrive en lui à la perfection ; elles étaient sincères, sans être absolument désintéressées. Par une inconséquence naturelle à notre espèce, une certaine jalousie, parfaitement contraire à l’esprit de lumière que cependant elles recherchaient, une certaine jalousie ternissait peut-être ces regards qu’elles jetaient les unes sur les autres, non pas tous les regards, mais quelques-uns, non pas peut-être les regards de toutes, mais de quelques-unes.

Chose singulière et encore inconséquente ! Cette jalousie, s’il était vrai qu’elle existât, n’osait pas se prendre à la fille même de la reine, à Électa. Et cependant, comme il n’y avait qu’une couronne à donner, que signifiait la jalousie ? Cependant un certain combat inaperçu et mystérieux se livrait entre elles, comme si un autre combat plus inaperçu et plus mystérieux s’était livré au fond d’elles ; c’était l’espérance et le désespoir qui se livraient l’autre combat.

Il est infiniment rare que l’espérance soit triomphante dans l’homme, infiniment rare aussi qu’elle soit morte absolument. Même quand elle se croit morte, tant elle est faible, cependant elle a encore une légère respiration qu’elle ne sent plus, et la glace qu’on lui mettrait devant les lèvres trahirait l’haleine imperceptible de la mourante qui se croit morte.

Électa, depuis la mort de sa mère, s’était rendue presque invisible. Cependant un certain nombre d’ouvriers, particulièrement d’ouvriers mineurs, l’abordaient facilement. C’était la recherche de la pierre précieuse. Cette recherche était profondément silencieuse. Personne n’en connaît les détails mystérieux, et, comme la pierre choisie, la pierre nécessaire, n’était caractérisée par aucun signe précis, on ne savait jamais si on l’avait trouvée.

« Ce doit être probablement, avait pensé Électa, la plus riche, la plus rare. » Et elle avait fait fouiller les entrailles de la terre, et elle possédait maintenant une collection de pierres telle qu’il ne s’en était jamais vu ; et aucune couleur, de pierre, aucune nuance, aucun reflet, aucune forme, aucune espèce, aucune nature de pierreries n’avait échappé à son ardente inquisition.

Tous les ans, à un jour donné, c’était, je crois, au moment où la moisson était faite, tous les gens de la maison de la reine, et tous ceux des environs, tous les vassaux et tous les vassaux des vassaux, toute la population de la campagne avoisinante se réunissait au palais d’été, situé à quelque distance de la ville, et là, on portait en triomphe ou la reine, ou quelque personne qui tenait sa place, et on faisait le tour de l’aire où le blé avait été battu, et les chants et les acclamations de tout le peuple fêtaient la souveraine ou dans sa personne ou dans la personne de celle qu’elle avait désignée.

C’était un concours, une assemblée, une réunion énorme et confuse où tous les âges, tous les sexes, tous les costumes de tout le royaume s’étaient donné rendez-vous.

Dans cette foule j’aperçois une famille que nous connaissons un peu, bien peu, mais qui ne nous est pourtant pas tout à fait étrangère. C’est cette famille qui habitait dans la cabane de sabotiers. Cette mourante, recommandée par son frère aux prières d’Électa, cette mourante n’était pas morte. La voici qui marche avec son frère sur le bord de la mer. Elle se traîne languissamment.

– Prenons-nous à droite ou à gauche ? demande son frère.

Les deux chemins conduisaient par deux détours de même longueur devant la porte du palais.

– À droite, répond-elle machinalement.

Mais au moment d’entrer dans la cour du palais, elle se heurte le pied contre une pierre et tombe.

– Je ne veux pas, dit-elle, en se relevant, que le caillou qui m’a blessée, en blesse d’autres.

Elle le prend et l’emporte. Cependant elle boitait, et la gaucherie naturelle de sa marche et de sa personne, augmentée par sa dernière maladie, amena le sourire sur toutes les lèvres.

Tout à coup une lourdeur étrange se fit sentir, le ciel se couvrit de nuages étagés, superposés, noirâtres ici, blanchâtres là ; un roulement lointain se fit entendre, et les bœufs épouvantés labourèrent la terre avec leurs cornes ; le tonnerre se rapprocha ; quelques gouttes de pluie tombèrent, rares et chaudes. La foule assemblée chercha un refuge dans le palais dont toutes les chambres, toutes les salles, tous les salons, tous les vestibules furent remplis en quelques minutes, et l’orage se rapprochait. Le désordre de la foule distribua les maîtres et les serviteurs, les grands et les petits sans ordre apparent, et l’orage se rapprochait. L’épouvante brouilla les rangs, et Électa se trouvait jetée par la cohue au milieu de ses rivales quand un éclair terrible jeta sur les toutes sa lueur blafarde. Le coup de tonnerre fut simultané ; entre la vision et le fracas nul n’eut le temps de compter une seconde ; le coup fut déchirant, terrible, le palais trembla ; les portes ouvertes se fermèrent, les portes fermées s’ouvrirent, et, au nombre des portes fermées, celle-là s’ouvrit qui ne s’ouvrait jamais.

Électa, toujours maîtresse d’elle-même, se dit : « Voici l’heure. » Elle seule ne tremblait pas ; comment trembler, puisque voici l’heure ? Chaque coup de tonnerre était pour elle l’accompagnement de son triomphe, et quand la porte s’ouvrit, elle était seule calme, dans la terreur universelle.

Elle approche ; voici le portrait.

Le portrait n’était pas le sien. Son œil, qui n’avait jamais été troublé, dépassa tout à coup le trouble, et resta immobile. Il avait toujours été en deçà de l’émotion ; maintenant il était au delà de l’horreur.

Et l’orage redoublait. La foule tomba à genoux, prosternée par l’horreur. Dans l’horreur universelle, Électa seule gardait l’amour-propre. Électa seule songeait à autre chose qu’au tonnerre. Électa cherchait sur tous les visages la ressemblance fatale, et si le mot de consolation eût eu encore un sens pour elle, il eût signifié ceci : je ne lui ressemble pas ; mais au moins personne ne lui ressemble. Les éclairs, qui lui montraient successivement tous les visages de sa connaissance et de sa rivalité, la rassuraient contre la rencontre d’une ressemblance quelconque. Elle interrogeait le portrait, puis les visages, et les éclairs qui confrontaient portrait et visages, et les éclairs répondaient : non.

« Non, disait Électa, personne ne lui ressemble. La couronne n’est à personne. » Mais voici un éclair qui n’est pas seulement terrible, qui est cruel : que montre-t-il ? Une petite figure sans beauté et sans caractère : il découvre, au milieu de la foule, la personne du monde entier la plus parfaitement oubliée dans tous les moments, et surtout dans ce moment.

C’est la petite fille de la cabane, la fille du sabotier.

Et elle ressemble au portrait.

Le tonnerre n’avait pas encore été si terrible depuis le jour de sa naissance.

Électa confronta le portrait et la figure, éclairés du même éclair. Et la figure était ressemblante. Et dans la main de la jeune fille agenouillée et épouvantée, un caillou était serré machinalement. Sa main s’ouvrit, le caillou parut, et c’était la pierre du portrait.

C’était la petite pierre ramassée par la blessée, pour qu’aucun autre ne se blessât.

Électa sortit, malgré l’orage, oubliant tout jusqu’au tonnerre ; tel était le délire de sa rage, qu’elle avait tout oublié, la vie et la mort. Il n’y avait plus de place en elle pour autre chose que le désespoir. À côté de l’orgueil, il n’y avait plus de place en elle pour loger la peur. Elle sortit, l’orage s’exaspéra jusqu’au tremblement de terre. Une secousse, légère partout ailleurs, ouvrit la terre devant elle seulement, elle tomba à genoux, non pour prier, mais pour s’accrocher, se ramasser, et tomber de moins haut, si tout à l’heure elle tombait. Elle glissa à genoux. Mais la terre ne lui opposa pas de résistance. Elle s’ouvrit ; Électa disparut.

 

Quand la souveraine, nouvellement acclamée, chercha les traces de l’engloutie, à l’endroit où le genou d’Électa avait touché le sol, elle ne vit qu’un peu de poussière noircie, et une odeur de fumée.

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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