Ludovic

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LA famille S*** était riche immensément. M. Ludovic S*** pouvait avoir cinquante ans ; sa femme Amélie en avait bien quarante ; sa fille Anna, quinze ou seize. Ils habitaient, rue de la Paix, un hôtel magnifique dont ils étaient propriétaires. Ils avaient dix voitures et vingt chevaux.

L’hiver, le spectacle et le bal remplissaient leurs nuits. On dormait le matin, puis on s’habillait vers deux heures de l’après-midi. De quatre à six heures on allait au bois, on dînait ; on s’habillait encore ; on allait au théâtre ou en soirée, à moins qu’on n’allât au théâtre et en soirée.

L’été, c’étaient des voyages en Suisse, en Italie, ou bien de longs séjours dans une magnifique propriété située près d’Angers, sur les bords de la Loire.

Et aucune dame ne rencontrait Amélie sans se dire : Est-elle heureuse ! et aucune jeune fille ne voyait Anna sans songer aux innombrables conditions de bonheur qu’elle semblait posséder.

Dans le monde, les deux femmes étaient fort gaies. Quand elles étaient reçues, elles avaient l’air en fête. Quand elles recevaient elles-mêmes, elles étaient toujours moins gaies.

Ludovic le père, Ludovic l’époux, ne riait pas, et quand il était là, les deux femmes ne riaient plus. Personne ne savait pourquoi un nuage se formait à son entrée, ni de quelles vapeurs ce nuage était fait, cependant le fait était constant.

 

Un jeune homme dont la fortune était médiocre demanda Anna en mariage. Anna et sa mère inclinaient pour la réponse affirmative.

Le père refusa.

– Notre fille, dit Amélie, est assez riche pour deux. À quoi lui sert sa fortune, si, au lieu de lui apporter sa liberté, elle lui apporte l’esclavage ?

Le regard de Ludovic fut effroyablement dur, et sa bouche resta muette. Anna hasarda en vain quelques paroles tremblantes.

Ludovic répondit à la famille du jeune homme que sa fille refusait, et que, malgré ses instances, il n’avait jamais pu la décider.

 

Le soir de ce jour-là, il donnait à la cuisinière des ordres singuliers, imprévus et inexplicables, qui diminuaient pour toujours le menu des repas.

Le lendemain, il lui reprocha, au déjeuner, d’avoir mis trop de beurre dans l’omelette.

Quand les deux femmes furent seules : Anna, ma fille, dit Amélie, nous sommes perdues !

Quelques jours après, Ludovic leur annonça à toutes deux qu’il venait de vendre la propriété, où elles trouvaient, pendant les mois d’été, l’ombrage et la fraîcheur.

Quelques mois après, il leur annonça qu’il venait de vendre l’hôtel où elles trouvaient, pendant les mois d’hiver, les aises et les splendeurs parisiennes. Ces déclarations se faisaient en peu de mots et d’un ton bref.

La passion de Ludovic avait grandi petit à petit, comme un nuage chargé de tonnerre monte lentement. C’est d’abord un point noir, puis le ciel s’obscurcit à l’horizon ; puis l’ennemi s’approche avec de sourds grondements ; puis la colère éclate, et le laboureur voit le travail d’une année perdu en dix minutes.

 

Les commencements avaient été insensibles. C’étaient des économies imperceptibles que la grande fortune rendait étranges, mais qui, par elles-mêmes, n’étaient pas désastreuses. C’étaient des détails, c’étaient des riens ; mais quelquefois Amélie, devant ces riens, avait eu le frisson. L’avarice, ce monstre gigantesque, l’avarice tenait tout entière dans chacun de ces riens imperceptibles : elle y tenait tout entière avec toutes les fureurs et toutes les folies.

Les dix voitures furent vendues, non pas ensemble, mais une à une. Les domestiques furent congédiés. Chaque chose était presque inaperçue, la masse des choses pesait comme l’orage ou le cauchemar. Il y avait telle économie sur la bougie ou le café qui, vue dans l’ensemble, devenait fantastique.

Mais qu’est-ce que Ludovic faisait des sommes considérables que lui rapportait la vente de ses biens ? Personne ne le savait !

L’hôtel vendu, la famille partit.

 

 

 

II

 

 

Trois ans plus tard, l’attention du quartier Graslin était attirée à Nantes par une maison dont l’aspect était singulier. Il y avait un homme et deux femmes, et personne dans les environs n’aurait pu dire si ces gens-là étaient riches ou pauvres. Le portier de la maison, qui savait tant de choses, ne le savait pas. Il interrogeait les domestiques ; les domestiques ne répondaient pas, ou bien ils étaient astreints à une discrétion effrayante.

Je dis effrayante, car en ce monde relatif qui ressemble à un mur mitoyen, dans ce monde plein d’à peu près, les choses complètes, parfaites, et qui ont l’air absolu, font presque peur.

 

Regardons par la fenêtre comme notre position nous en donne le droit, ou perçons le plafond, enfin pénétrons dans l’intérieur de cette maison mystérieuse. Ici demeure M. Ludovic S*** avec sa femme et sa fille.

Quand les deux femmes sont seules, elles se souviennent encore des splendeurs d’autrefois, elles osent avoir des regrets, presque des espérances ! Elles osent pleurer ; parfois même elles osent encore rire. La vie palpite en elles et entre elles. Mais quand paraît celui qui pourtant est le père et le mari, les cœurs cessent de battre.

La mort est assise sur son front comme une reine sur son trône. De là elle donne ses ordres et elle est obéie avant d’avoir parlé. Les deux femmes ont peur. Leur conscience, soumise au despotisme de l’idole, leur reproche presque les restes de leur fortune, comme des trésors volés à l’idole et réclamés par l’idole. On dirait que tout ce qui leur a appartenu était la propriété, la chose du dieu caché qui est l’or, et qu’elles volent ce qu’elles ne vendent pas.

On dirait qu’elles lisent dans les regards de ce grand prêtre qui s’appelle Ludovic, les reproches de ce dieu qui s’appelle l’or, chaque jour l’aisance diminue, chaque jour quelque chose disparaît de la maison, chaque jour le front du maître est plus sombre et son regard plus soupçonneux, chaque jour le cercle des dépenses permises se restreint, chaque jour le champ des économies se dilate effroyablement. Ludovic fait des efforts pour qu’on l’invite à dîner. Il cherche des prétextes pour ne pas rendre. Autrefois, il en cherchait de plausibles, et quand il n’en trouvait pas, il se résignait. Maintenant il ne se résigne plus, il trouve des prétextes ; quand il n’y en a pas, il en invente d’absurdes. Il n’invite jamais. La santé de sa femme est le dernier prétexte qui surgit dans l’absence des autres, et, un jour, il lui fit une scène dans l’espérance de la voir indisposée et incapable de recevoir. Ce jour-là, Amélie dit à sa fille :

– Prépare-toi à de grands malheurs. Cette maison n’est pas faite pour nous. Nous irons dans quelque masure d’où nous sortirons pour aller au cimetière.

 

 

 

III

 

 

La misère et la pauvreté sont deux choses bien différentes. Trois ans après l’échec du mariage d’Anna, Ludovic, sa femme et sa fille demeuraient à Hennebont dans une rue qui monte vers l’église, et n’avaient pas l’air d’être pauvres au dernier degré, mais ces trois personnes avaient l’air misérable plus qu’il n’est possible de l’être ici-bas. Quelque chose de sordide se voyait ou se devinait partout. Quand, à table, Ludovic versait du vin à sa femme ou à sa fille, la lenteur de son mouvement semblait leur reprocher de ne pas lever le verre assez vite. S’il s’agissait de servir le café (une goutte de café était encore permise au commencement du séjour à Hennebont ; elle fut bientôt abolie), s’il s’agissait donc de servir cette dernière goutte, il se passait des scènes qui, pour être ridicules, n’en étaient que plus atroces. De mois en mois le menu des repas diminuait. Ludovic voulait la sobriété, qui, disait-il, prolongeait la vie. Il avait connu des gens à qui les excès de la table avaient donné la pierre et la gravelle, il avait sans cesse à la bouche ces exemples redoutables.

La toilette des deux femmes, qui avait commencé par devenir simple, avait fini par devenir sale.

Bientôt elles portèrent, pendant l’hiver, des robes d’été. Le maître de la maison déclara que l’habitude du feu était débilitante, qu’il fallait suivre la nature, et que, puisqu’il fait froid l’hiver, c’est que le froid nous est bon, et que tout le luxe dont les femmes s’entourent ne sert qu’à les énerver.

Une contrainte glaciale régnait dans la maison. Si quelqu’un y entrait, celui-là croyait entrer sous le récipient d’une machine pneumatique. Il n’y avait pas d’air respirable. Même quand l’argent n’était pas en jeu, on sentait dans la maison une économie monstrueuse qui s’appliquait à tout. Ludovic respirait à peine, comme s’il eût voulu économiser l’air, et on osait à peine respirer en sa présence. Il eût eu peur de dire bonjour avec un peu trop de chaleur, dans la crainte de donner quelque chose, et quand il saluait, sa main, en touchant son chapeau, avait l’air d’user le chapeau. En sa présence on osait à peine s’asseoir, de peur d’user sa chaise, à peine parler, de peur d’user ses oreilles en les obligeant d’écouter. Il avait toujours l’air de défendre quelque chose, et quand on l’avait rencontré, on aurait voulu l’indemniser des frais qu’il venait de faire. L’intention d’économiser jetait sur la maison comme un couvercle de plomb, et quand l’argent n’était pas exprimé, il était sous-entendu. Il remplissait tout de sa présence invisible et immense, car l’idole singe la divinité.

 

Un jour, Ludovic venait de vendre son plus beau domaine. Il avait un million en or entre les mains. Il était là, devant la masse jaune, lui parlant comme si elle eût pu l’entendre. La placer, c’était s’en séparer. Comment se séparer d’un tel monceau d’or ? Il se serait plutôt arraché le cœur, mais que faire ? une armoire ? Mais si quelqu’un devinait ! Et les fausses clés ! Et les voleurs ! Ah ! les voleurs ! ce mot produisit sur Ludovic un effet magique. Le voleur n’était pas pour lui un criminel ordinaire. C’était un sacrilège, c’était celui qui met la main sur la Divinité, c’était le violateur du sanctuaire, le profanateur du saint des saints. Il y pensait le jour, il y pensait la nuit. Entre lui et le voleur il y avait une certaine relation continuelle, intime et profonde. Le voleur avait pour lui les proportions fantastiques qui ne lui faisaient pas perdre sa réalité.

Enfin, que faire ? Il se décida pour une armoire qui était dans sa chambre à coucher et dont il gardait toujours la clef sur lui, comme un pharmacien celle de l’armoire aux poisons. Avant de se coucher, quand il avait dit bonsoir à tout le monde, il s’enfermait seul dans la chambre fatale, ouvrait le tiroir et comptait. Pendant quelque temps il compta une fois, puis deux fois, puis trois fois.

Il craignait de s’être trompé. Il craignait que certaines pièces n’eussent glissé dans certaines fentes. Il craignait que quelque main à la fois profane et invisible n’eût commis quelque attentat que lui-même n’osait plus nommer ; car le nom du voleur qu’autrefois il prononçait sans cesse ne sortait plus maintenant de ses lèvres. Il craignait sans savoir qui ; mais il avait peur. Après avoir compté trois fois le soir, il fit un énorme progrès. Il se leva la nuit pour compter.

Il se défiait de sa femme et de sa fille. Si elles découvrent la cachette, pensait-il, il faudra en trouver une autre. Mais comment m’assurer qu’elles ne l’ont pas déjà découverte ? Si je faisais une épreuve ?

De sa femme et de sa fille que craignait-il ? Nul n’aurait pu le dire et lui-même n’en savait rien. Mais l’adoration a des profondeurs qui réclament la solitude, et le mystère est son attrait.

– Si je faisais le mort, une fois, la nuit ! pensait-il.

– Je verrais bien si, me croyant mort, elles ouvriraient cette armoire !

Il s’arrête à cette idée.

Par une nuit d’hiver bien sombre et bien froide, Amélie et sa fille entendirent sortir de la chambre de Ludovic des gémissements inarticulés. Elles accourent et le trouvent au milieu de la chambre, immobile, gisant à terre, sans parole et sans souffle, semblable à un homme qui, ayant essayé de se traîner pour demander secours, serait mort avant d’atteindre la porte. Les deux femmes s’empressèrent autour de lui, et lui prodiguèrent les soins que leur intelligence, sinon leur tendresse, leur suggéra. Tout fut inutile, on le frotta, on essaya de le réchauffer, tout fut inutile. Enfin Amélie dit à Anna :

– Veille près de ton père. Je vais chercher un médecin.

À ce mot de médecin, le mort se réveilla.

Lui qui pensait à tout, il avait oublié ce danger si évident. Une consultation à payer était au bout de son expérience. Le danger le décida à terminer son épreuve. Il voulut parler et se prouver vivant. Mais il arriva une chose étrange. Cette impossibilité de parler qu’il simulait devint tout à coup réelle. Sa langue était embarrassée, sa main aussi. Ses membres raidis par le froid venaient de sentir une première atteinte de paralysie. Le faux mort devenait un vrai mourant. C’était quelque chose d’horrible. Mais comme il avait simulé la mort, il dissimula la maladie, par peur du médecin. Comme s’il eût espéré puiser la force dans la contemplation de son dieu, il jeta sur le tiroir secret un regard désespéré, fit pour parler des efforts inouïs, y parvint à peu près et défendit d’une voix balbutiante qu’on appelât un médecin. L’attaque passa à peu près. Cependant la bouche était toujours de travers, et la paupière supérieure de l’œil droit s’abaissait difficilement.

Vous croyez peut-être qu’ayant offert sa santé en sacrifice à son or et passé une nuit d’hiver, à moitié nu, sur le plancher, il fut au moins content de l’expérience ? Car les femmes n’avaient point songé à ouvrir le tiroir. Content ? Pas le moins du monde. Ses inquiétudes redoublèrent : « Anna, se disait-il, a surpris mon regard, quand j’ai ouvert les yeux. Elle avait l’air étrange, elle avait l’air d’une criminelle ! »

En effet Anna pouvait avoir un air étrange. La jeune fille s’apercevait pour la première fois, avec un tremblement de cœur singulier, que peut-être sans s’en douter elle désirait la mort de son père. Cette apparition de son désespoir, qui la rendait criminelle à ses yeux, l’épouvanta tout à coup et le père se trompa sur l’émotion de sa fille.

Les crimes ont des contrecoups jusque dans le cœur de leurs voisins.

– Elle a suivi mon regard vers le tiroir, pensait Ludovic, et elle se doute de quelque chose. La preuve, c’est que tout le reste de la nuit elle s’est tenue de ce côté de la chambre ; elle s’appuyait de temps en temps sur la commode, qui est près de l’armoire. Elle avait suivi mon regard. Malheureux que je suis, ma prudence n’a servi qu’à me trahir ! Il faut que je cherche une autre cachette.

 

La famille S***, jadis immensément riche, était donc devenue pauvre. Par où avait disparu sa fortune ? On n’avait pas vu la catastrophe, et on en voyait le résultat. On n’avait pas vu les choses qui causent et accompagnent ces changements de situation et on voyait celles qui les suivent. La ruine était venue, et elle s’était assise et personne ne l’avait vue entrer. Ludovic avait d’abord vendu les parties les plus excentriques de ses propriétés, puis les autres parties, puis les maisons, puis la maison, la dernière, celle où habitait la famille. On s’était réfugiée dans une maison louée, mais spacieuse encore, puis dans une petite, puis dans une très petite. On avait vendu les objets de luxe, puis les objets utiles, puis les objets très utiles, puis les objets presque nécessaires, puis les objets absolument nécessaires.

On avait passé de la richesse à l’aisance, puis de l’aisance à la médiocrité, puis de la médiocrité à la gêne, puis de la gêne à la misère, puis de la misère à la misère noire, et dans cette maison dévastée, ravagée, morne, désespérée, silencieuse, Amélie et Anna se disaient l’une à l’autre : « Nous sommes plusieurs fois millionnaires ! Il cache l’argent quelque part. »

On disait IL, car ce mot-là remplace volontiers le nom de celui qu’on aime ou de celui qu’on déteste. Les deux femmes n’avaient pas d’amis, car ce sont les richesses visibles qui les attirent, ce ne sont pas les richesses enfouies. Plus d’amis, excepté un chien.

Mirro était fidèle. Mirro n’avait pas fait comme les hommes, il n’avait pas disparu avec l’opulence. C’était un énorme toutou, gros comme un chien de Terre-Neuve, souple, mou, tendre, grognard, aux dents pointues, aux yeux jaunes, caressant, mais caressant comme jamais on ne l’a été.

Souvent, dans leur désespoir morne et muet, les deux femmes s’étaient laissé consoler par Mirro, Mirro, qui ne savait rien, Mirro gai malgré tout, et plus tendre seulement depuis qu’on était malheureux, comme si la tendresse lui eût donné ce qu’il fallait d’intelligence pour deviner quelque chose. Et comme la ration de pain et de viande diminuait chaque jour, ainsi que dans une ville assiégée, Anna avait quelquefois partagé avec Mirro une pitance à peine suffisante pour elle-même. Les deux femmes se cachaient l’une à l’autre leur appétit pour ne pas trop se déchirer le cœur. Il y eut des jours où elles aimèrent mieux souffrir elles-mêmes que de voir souffrir leur chien. Cependant Mirro, quand le repas était par trop court, ne demandait presque rien, on eût pu croire qu’il avait compris.

Où donc était allée la fortune des deux femmes ? On finit par le savoir. Tous les soirs Ludovic s’absentait un moment. On le surprit. On le surveilla. Il allumait une lampe d’abord, plus tard une bougie, plus tard une chandelle et descendait par un escalier que lui seul connaissait. Cet escalier conduisait dans un certain endroit où personne de sa famille n’avait jamais pénétré.

De temps en temps, même le jour, il jetait de ce côté-là des regards étranges. Et depuis quelque temps, il se levait la nuit.

Car la ferveur des ascètes, s’ils sont fidèles, va toujours en augmentant.

C’était en sortant de là, encore tout brûlant de son colloque secret avec le dieu caché, qu’il imposait à sa famille la vente d’un objet précieux, ou quelque nouvelle privation, et peut-être avait-il un certain plaisir, quand la chose était particulièrement cruelle. Il lui semblait que l’or devait lui savoir gré et lui tenir compte des sacrifices qu’il faisait et exigeait pour lui. Peut-être avait-il un certain plaisir à voir pleurer sa femme et sa fille. Peut-être offrait-il intérieurement leurs larmes à l’idole. Peut-être à genoux devant son or, quand il était seul avec lui, car l’or était devenu quelqu’un, peut-être lui disait-il, dans le langage de l’adoration, dans le langage sans parole : « C’est pour toi que leur sang coule. » Peut-être trouvait-il dans les privations monstrueuses et volontaires qu’il imposait et qu’il s’imposait une espèce de saveur âcre, la volonté de souffrir et de faire souffrir pour quelque chose d’adoré. Il n’aurait pas voulu agir sur des créatures insensibles.

Il voyait avec un certain genre de plaisir la ruine de cette maison dévouée à l’or, de cette maison faite anathème sur qui la divinité de l’or avait jeté ce regard terrible qui marque les victimes.

Sa femme et sa fille pleuraient de vraies larmes. Il en était bien aise, il tenait à s’acquitter de ses fonctions. Il n’aurait pas voulu offrir au Moloch épouvantable un sang versé sans douleur. Il tenait à entendre crier sous la scie la chair des victimes. Il voulait offrir à l’or sa famille et sa maison cruellement immolées, palpitantes et fumantes, esprit et vie, chair et flammes.

 

 

 

IV

 

 

C’était quelque chose d’étrange que de voir Ludovic descendre dans la cave. Il était évident qu’il s’y préparait comme à un acte religieux. Il se cachait. Il y avait dans sa manière d’agir beaucoup de dissimulation et de prudence ; mais il y avait aussi quelque chose qui ressemblait à la pudeur de l’adoration. Il avait les timidités du ravissement. Il ne voulait pas être pris en flagrant délit d’extase. Peut-être même en arrivait-il à l’humilité. Qui sait si devant son or il ne disait pas secrètement : « Non, je ne suis pas digne ? » Qui sait si, au moment de toucher l’objet adoré, sa main ne s’arrêtait pas ? Qui sait si cette main ne désirait pas une consécration ? Il voulait que l’ombre de son amour abritât ses rapports avec sa divinité. Il se cachait pour allumer cette bougie, qui était devenue une chandelle. Il se cachait pour descendre. Il se cachait pour remonter. Il inventait à son absence des prétextes bizarres que le feu de ses yeux démentait. Car il avait un regard particulier qui disait malgré lui à sa femme et à sa fille : « C’est là que je vais. »

Et elles tremblaient de tous leurs membres. Car elles sentaient que l’idole de Ludovic allait demander à l’idolâtre quelque sacrifice nouveau qui nécessairement retomberait sur elles. Car lui, à cause de son amour, ne sentait pas le sacrifice, ou ne le sentait que dans la mesure nécessaire pour le goûter. Mais elles, elles le sentaient parfaitement et doublement. Elles le sentaient en lui-même, et elles le sentaient dans l’horreur que leur inspirait sa cause.

Elles auraient mieux aimé avoir perdu leur fortune par quelque événement extérieur, pour n’importe quel désastre ou révolution. Mais être tombées de la richesse dans la misère parce que leur fortune s’était abîmée dans leur cave, être dévorées vivantes par ce monstre sourd, aveugle et muet, qui était là, invisible et tout-puissant, réclamant chaque jour une proie nouvelle, mangeant le pain des deux femmes pauvres, comme il avait bu le vin des deux femmes riches, c’était passer à la fois par les douleurs de la terre, et par celles de l’enfer.

L’enfer ! Elles en parlaient continuellement, quand Ludovic descendait l’escalier. Elles étaient presque arrivées à croire que chaque soir il y allait réellement, et quand il était dans la cave, devant son or, offrant son cœur, son âme, son esprit, son corps, sa substance, sa femme et sa fille, elles le voyaient au centre de la terre, adorant quelque bouc ou quelque crapaud. Elles le voyaient au sabbat, et leur imagination, qui avait l’air de les tromper, leur disait des choses plus vraies et plus profondes que le tableau de la réalité.

 

Toute religion veut des sacrifices, et chaque soir, remontant l’escalier sombre, après avoir adoré, Ludovic décrétait une immolation. Que vendrai-je demain matin ? Il promenait sur les restes de sa maison désolée un regard menaçant. Sa femme et sa fille connaissaient ce regard, tremblaient devant lui. Ce regard qui s’allumait, sinistre, dans la chambre mail éclairée, c’était le bûcher de l’idole sur lequel une victime nouvelle allait être consumée, l’éclair de cette foudre hideuse qui tombait chaque matin sur la malheureuse habitation. Il était sournois, ce regard, il était circulaire ; il avait l’air à la fois honteux et souverain.

Pendant que Ludovic était en bas, dans la solitude, dans le recueillement, dans le silence, les deux femmes pensaient aux biens spirituels et temporels que l’idole avait dévorés. Elles disaient intérieurement : « Nous serions heureuses si le maître de la maison n’était pas méchant. Il nous aimerait ; l’union, la gaieté, l’aisance régneraient ici. Nous ferions des heureux. Nous verrions des pauvres sortir de chez nous, les mains pleines, et le visage gai. Nous verrions rire quelquefois ceux qui pleurent si souvent. »

Elles faisaient des châteaux en Espagne. Anna se voyait apportant chaque jour aux enfants qui ont faim, sous les yeux de leur mère, non seulement le pain, mais le gâteau, non seulement le gâteau, mais des sourires avec des fleurs, avec des violettes au printemps, et des roses pendant l’été. Car elle eût voulu donner non seulement le nécessaire, mais l’utile et l’agréable.

Elle voyait, dans ce rêve de bonheur, la joie autour d’elle. Elle devinait la joie qu’elle eût sentie elle-même, et tout à coup, s’éveillant, elle voyait la tristesse et l’amertume présentes et réelles s’augmenter des désirs auxquels elle venait de s’abandonner, désirs dont la réalisation était à la fois si facile et si impossible. L’argent était là, sous la main, prêt, inutile, demandant à être employé.

– Ma fille serait mariée, pensait Amélie. Elle ne me parle pas de son avenir, et je n’ose pas l’interroger. Mais au fond que se dit-elle ?

 

Cependant Ludovic, qui très souvent se mettait à genoux pour compter son or, recommençait quand il avait fini, et recommençait encore et avait l’air de lui dire :

– Oui, mon or, regarde. Je suis à genoux ! pour toi j’ai tout sacrifié, c’est pour toi que j’ai égorgé ma femme et ma fille et les pauvres qu’elles nourrissaient. C’est pour toi que leur sang coule. C’est pour toi que je me suis réduit moi-même à une vie misérable. Je pourrais jouir en te donnant. Car tu représentes toutes les jouissances de la vie. Mais je t’aime pour toi-même, je veux souffrir et te garder. J’aimerais une vie large et facile. J’aimerais les réceptions ; j’aimerais les fêtes, j’aimerais les grands repas, les bals et les voyages. Mais j’aime encore mieux savourer le plaisir de te sacrifier tout cela. Et s’il n’y avait pas de sacrifice, où serait ton triomphe ? Oh ! jamais, jamais, ni pour l’empire de la terre ni pour l’empire du ciel, je ne consentirai à diminuer d’une pièce mon trésor, à compter mes pommes jaunes, et à en trouver une de moins, une de moins ! une de moins !

À ce mot : une de moins, Ludovic pâlissait. Et pour se rassurer lui-même contre cette hypothèse épouvantable, comme on se rassure au réveil contre les fantômes d’un rêve effrayant, il tâtait ses pièces d’or. Et dès qu’il les tâtait, sa passion changeait de nature.

Elle devenait cette chose mystérieuse et terrible, qu’il faut appeler avec une précision rigoureuse l’amour physique de l’or. L’or faisait briller ses yeux et bouillonner le sang dans ses veines. Il mettait la main sur sa poitrine, comme pour calmer les battements de son cœur. Entre son cœur et son or une certaine attraction s’établissait, mystérieuse et dévorante, qui usait sa vie et la consumait comme un cierge devant l’autel.

Cet or semblait animé. Le sang et l’or allaient au-devant l’un de l’autre. Ils avaient l’air de s’embrasser. Un jour, il se meurtrit les mains en serrant convulsivement et maladroitement la chose adorée, une goutte de sang vint au doigt meurtri, Ludovic vit cette goutte avec plaisir. Le sang toucha l’or et l’or toucha le sang.

Entre le sang et l’or les effluves magnétiques couraient comme des torrents. Par moments Ludovic regardait fixement l’or, et cette fixité était effrayante, et il lui semblait que l’or le regardait aussi, et qu’ils s’enivraient l’un de l’autre ; que l’or attiré par son regard, venait à lui, lui rendait sa passion. Ce n’était plus de l’attrait, c’était de la fureur. C’étaient des embrassements qui, aux yeux éblouis de l’adorateur enivré, semblaient des embrassements mutuels, donnés, rendus, dévorants, dévorés.

 

Il y a, entre les passions, des différences accidentelles et des ressemblances essentielles. Quand les ressemblances essentielles ont dévoré les ressemblances accidentelles, quand une seule passion a englouti toutes les passions, il se passe des choses effroyables. La nature humaine s’entrouvre, comme la terre dans un tremblement ; la nature humaine s’entrouvre, laissant voir ses abîmes.

Alors le contre-nature approche. Le monstrueux gronde dans le voisinage. La passion qui a dévoré les autres passions prend par moments leur figure. Elle étale aux yeux de l’observateur une face qui n’est pas la sienne, la face d’une autre passion, une face étrangère. Les passions qu’elle a mangées lui circulent dans le sang, et la font bouillonner de leur ardeur à elles. Sa fureur victorieuse emprunte quelque chose aux autres fureurs de la nature humaine qu’elle a consumées, sans les détruire, et dans les grondements de la passion qui s’assouvit, on entend des bruits étranges et singuliers ; ce sont les sanglots de l’autre passion qui ne s’assouvit pas, ce sont les rugissements de la passion égorgée.

Un soir, il arriva à Ludovic de se rouler sur son or.

Dans les fureurs de son amour, il fit rouler un tas de pièces, et le bruit de cette chute le tirant de son extase, il pensa aux voleurs. Car il n’était pas assez réveillé pour comprendre ce qui arrivait. Des voleurs ! Il arma son pistolet : personne ne vint, bien entendu, et il comprit son erreur. Mais il ne se rassura pas. L’impression dura dans son âme plus longtemps que dans son intelligence. Il pâlit et chancela. Il vit par la pensée la scène qui eût pu avoir lieu. Il souffrit réellement presque autant que si les voleurs eussent été là ; il vit à quoi tenait l’idole, combien la chose était fragile. Une sueur froide le couvrit de la tête aux pieds. Il s’étendit sur son trésor comme s’il eût dit à quelqu’un : « Tu me tueras avant de le toucher, avant même de le voir. » On eût dit une vestale devant le feu sacré qui s’éteint. Car, dans sa pensée, l’attentat était commis. Le sacrilège était consommé.

Enfin il se remit. « C’était un rat », dit-il. Très bien ; mais la porte ferme mal. On ne confie pas l’or à un bois vermoulu, et vaguement préoccupé d’une nécessité qui allait bientôt s’imposer à lui, il se remit à compter. Une pièce manqua, ou du moins Ludovic le crut. Était-ce une erreur de sa part ? Une pièce avait-elle glissé dans une fente du plancher ? Quoi qu’il en soit, la chose est constante pour lui. Une pièce manque. Tout à coup le trésor entier apparaît comme rien devant Ludovic ; la pièce perdue apparaît comme tout. Il eût volontiers donné le reste, il le croyait du moins, pour retrouver la pièce qui manquait. Des souvenirs d’enfance se présentent à lui, comme dans des moments solennels. Ludovic revoit par la pensée un prêtre en chaire qui, aux jours de sa jeunesse, commentait l’évangile de la drachme. « Cet homme avait raison, pensait Ludovic ; la femme a dû abandonner tout le trésor pour chercher la drachme perdue. » Ludovic recommença le compte. Cette fois-ci, deux pièces manquaient. « Je ne sais plus compter, dit-il, mes facultés s’altèrent. » Cependant il était moins malheureux de deux pièces perdues que d’une. « Il est impossible, pensait-il, qu’on m ait volé ici en ma présence, depuis tout à l’heure. Je me suis donc trompé. Mais il est nécessaire que j’aie un coffre fort ! Et le prix de cet objet ! » Pour garantir le trésor, il fallait l’entamer ! Ludovic recula devant cette dépense actuelle. « Non, dit-il, il n’y a pas de danger. C’est moi qui baisse, ce n’est pas lui. » Et, pour se rassurer, il pensa qu’il ne savait plus compter. Il accusa ses facultés pour justifier son trésor ; il espéra que c’était lui, et non l’or qui diminuait. Cependant une vague inquiétude, plus forte que ses raisonnements, grondait en lui. Et le coffre-fort le suivit dans la journée, c’est-à-dire dans le sommeil ; car maintenant il dormait le jour. Enfin il annonça à sa femme et à sa fille qu’il allait faire un voyage, sans s’expliquer sur la cause et la durée de son absence. Il partit une nuit, vêtu d’une blouse. « Je me ferai passer, se dit-il, pour un paysan, pour un domestique. J’irai à Lorient où personne ne me connaît. Je dirai que je suis chargé d’acheter un coffre-fort, et si le prix est trop élevé, il sera toujours temps de partir. Je ne m’engage à rien, je vais essayer. Voilà tout. »

Puis il enferma pour trois jours sa femme et sa fille chez lui, afin que sans s’en douter elles gardassent le trésor. Il leur laissa Mirro et du pain. Elles s’assirent terrifiées et attendirent.

 

 

 

V

 

 

Il partit à pied. Trois jours après, il était à Lorient. Pour se consoler lui-même de la dépense possible, probable même qu’il allait faire, il se disait chemin faisant : « Si j’avais fait comme les autres, si j’avais placé mon or, que d’accidents possibles ! J’aurais pu faire de mauvaises spéculations. J’aurais pu perdre plus que la valeur du coffre fort et je n’aurais pas le coffre-fort. »

Alors, comme un enfant qui se raconte une histoire effrayante, il se fit à lui-même le récit d’une spéculation qu’il aurait pu faire. Il se rappela un de ses amis, ruiné par un jeu de bourse. Le même malheur aurait pu lui arriver. Il se raconta le roman de sa ruine avec une vraisemblance parfaite et des détails merveilleux. Il fit exprès un rêve épouvantable dans l’intention de jouir du réveil prévu. Et il se dit au réveil : « Je ne perds que le prix de mon coffre-fort, et j’assure au trésor complet une sécurité éternelle. Non, non, je n’ai pas joué à la Bourse, non, non, je ne jouerai pas. Non, je suis prudent, et je mets fin pour toujours aux possibilités renaissantes d’une inquiétude qui ruine ma vie. » À Lorient il se fortifia par ces pensées. En face du marchand, il se fit un visage impassible, pour n’éveiller aucun soupçon.

– Montrez-moi, dit-il, plusieurs coffres-forts.

On lui en montra de plus ou moins solides. Les plus solides étaient nécessairement les plus chers, et un combat, prévu par lui, se livra dans son âme.

Habituellement il sacrifiait tout à l’or ; mais ici, pour la première fois, il fallait sacrifier l’or à lui-même. Il avait immolé les autres choses de sa vie, y compris toutes les passions, à l’avarice ; mais voici que l’avarice entrait en lutte contre elle-même.

Un coffre fort moins cher, mais un coffre fort moins solide ! Ou bien un coffre fort plus cher, mais un coffre-fort plus solide

Moins d’or à donner aujourd’hui, mais moins de sécurité pour le trésor complet ! Plus d’or à donner aujourd’hui, mais plus de sécurité pour le trésor complet !

Un déchirement moins grand, mais suivi d’une inquiétude éternelle, et peut-être d’un regret affreux. Un déchirement plus grand, mais suivi d’une tranquillité magnifique et merveilleuse.

Des images contradictoires tournoyaient devant ses yeux, et faisaient pencher son âme vers des résolutions contradictoires. Tantôt il se voyait payant, versant l’or, et le moins cher des coffres était encore trop cher ; il ne voulait rien. Le bois suffisait. Il adorait le bois, il détestait son voyage.

Tantôt il se figurait le voleur et son invasion victorieuse, et son œil injecté de sang se posait avec amour sur le coffre le plus invincible. Cette dernière image entraîna sa résolution suprême. Mais quand il voulut parler, les battements de son cœur lui coupèrent la respiration. Il s’arrêtait à chaque syllabe ; craignant d’être trahi par son balbutiement, et désigné comme le riche achetant pour son compte, il fit semblant de mal savoir le français. Alors le vendeur parla breton pour le mettre à l’aise. Ludovic, ne comprenant pas, sentit grandir son trouble. Pâle comme un mort, il désigna du doigt le coffre le plus solide. peut-être puisa-t-il dans l’accès même de son trouble la force de faire ce choix. Car, ayant à peu près perdu conscience de lui-même, il ne vit pas d’un coup d’œil le sacrifice tout entier. Il y a des grâces d’état. L’obscurcissement de sa vue lui donna la force de payer. La douleur physique de lâcher l’or vint au secours de son âme brisée. Le trouble de son sang, quand ses doigts lâchèrent l’or, mit un nuage devant ses yeux. Il agissait dans un demi-évanouissement, et la douleur physique, amortissant la douleur morale, fit pour lui, pendant l’achat, l’effet du chloroforme dans une opération. Le coffre n’était pas facile à ouvrir, la clef ne suffisait pas.

Il fallait écrire des mots avec des lettres mobiles et tournantes sur les cercles métalliques et tournants qui pivotaient autour de la serrure. Cette précaution luxueuse, qui donne aux coffres-forts un air de magie, rappelle le : Sésame, ouvre-toi. La clef seule ne servait à rien. Celui-là seul pouvait ouvrir qui savait le mot fatal, et pouvait faire tourner les cercles de façon à l’écrire.

Je renvoie le lecteur, pour plus de détails, à l’examen mécanique des coffres-forts perfectionnés.

Pendant l’explication, Ludovic pâlit plusieurs fois. Le marchand se disait : « En voilà un qui a l’air échappé du bagne. Mais cela ne me regarde pas. Il a payé : qu’il aille se faire pendre ailleurs ! »

Pour le retour, Ludovic acheta une barrique, y introduisit le coffre-fort, et, vêtu en charretier, conduisit la charrette qui portait le trésor.

– Au moins, se disait-il, à présent je suis en sûreté. Il n’y a plus rien à craindre. Je réponds de mon avenir. Ainsi parlent les gens qui viennent de signer leur arrêt de mort.

De Lorient à Hennebont, la route est pleine de côtes. Le regard de Ludovic, plongeant dans les vastes horizons des montagnes, s’assurait à toute distance, devant lui, derrière lui, qu’aucun ennemi n’était là.

Pendant une côte, comme il était descendu, pour diminuer la fatigue de ses chevaux, il vit un voyageur qui suivait la route pédestrement. Le voyageur, dont l’âme s’exaltait en face des chaînes de montagnes, et dont la pensée grandissait avec l’horizon, était un jeune homme pauvre. Voyant un malheureux roulier dont la tenue et la figure exprimaient une misère inexprimable, il se trompa sur la nature de cette misère et croyant rencontrer un homme à jeun depuis plusieurs jours, il s’approcha discrètement de lui, et presque rougissant, lui mit cinq francs dans la main.

Ludovic fit un mouvement où l’étonnement qui allait naître, mourut avant de naître et mourut dans la joie. Il accepta, baissant la tête.

– Je ne me trompais pas, répondit le jeune voyageur qui avait autrefois demandé Anna en mariage et qui passait, sans le reconnaître, auprès du père d’Anna. Mais comme la misère rend sauvage !

Cependant, me direz-vous, la famille ne mourait pas de faim. L’argent sortait donc quelquefois de la maison. Non ! Une ferme qui était la propriété personnelle et inaliénable d’Amélie fournissait en nature le strict nécessaire.

Quand le strict nécessaire était dépassé, Ludovic vendait le surplus. Et la chose transformée en argent ne bougeait plus désormais. Il se passait ainsi un phénomène directement contraire à la nature des choses. La nature des choses veut que l’argent, c’est-à-dire l’espèce, se transforme en substance. La pièce de cinq francs peut devenir poulet ou livre, nourrir le corps ou l’esprit, faire du sang ou des idées. Dans la maison de Ludovic le contraire arrivait.

Les choses naturelles se changeaient en argent, non pas pour redevenir ensuite choses naturelles, et rentrer dans le jeu de la vie, mais pour rester métal à jamais. Ce n’était pas l’espèce qui devenait substance, c’était la substance qui devenait espèce. La nature devenait métal. L’objet sortait alors de la circulation, dépouillait sa forme périssable, et entrait dans son immortalité.

Quand la barrique entra dans la cave, ce fut pour Ludovic un moment solennel. Personne n’avait un soupçon, le voyage s’était fait avec une tranquillité relative. Il remit au lendemain l’encaissement du coffre. À la première visite que Ludovic fit à son trésor, il compta avec une certaine anxiété. La pièce qui avait manqué ne manquait plus. Cette circonstance l’épouvanta. Un voleur était-il donc venu prendre d’abord et ensuite restituer ? Est-ce que sa femme, est-ce que sa fille auraient deviné ? Est-ce que, tentées par l’or, poussées par la misère, repoussées ensuite par le repentir ou par la peur, elles auraient pris et rendu ? « Quoi qu’il en soit, se dit Ludovic, je vais en finir avec ces terreurs. Désormais je n’ai plus rien à craindre. »

Quand un homme se dit : « Désormais je n’ai plus rien à craindre », habituellement son dernier jour approche.

La prétention au définitif est un défi porté à la force des choses, qui s’irrite de votre sécurité, et se charge de vous prouver que le provisoire est votre condition.

 

 

 

VI

 

 

Le lendemain, quand Ludovic installa le trésor dans le coffre, il sentit redoubler le respect et l’adoration dont il tremblait devant son dieu. En entrant dans le coffre, l’or lui parut encore plus vénérable. La divinité augmentait avec la sécurité. Quand l’opération fut faite, il regarda le coffre d’un œil fixe et ardent. L’or représentait tout, mais le coffre représentait l’or. Quand pour la première fois elle ferma la porte du tabernacle, la main de Ludovic tremblait. Oh ! cette clef ! où la placer pour être sûr de ne pas la perdre ! Il eût voulu la mettre au fond de lui, dans son cœur.

Oui, mais ce n’était pas tout.

Il fallait choisir un mot qui, écrit avec les cercles secrets, était aussi nécessaire que la clef à l’ouverture du coffre. Quel mot choisir ? Le mot allait devenir sacré lui-même. Le mot allait s’identifier avec l’or. Le mot allait devenir au coffre ce que le coffre était à l’or, ce que l’or était à la nature. Le mot allait devenir l’ange gardien de l’or. Plus que cela, car sans le mot tout devenait rien.

Le mot allait devenir dieu.

Il y avait quatre cercles, dont il fallait quatre lettres. Voici le grand jour, dit Ludovic, et il convint avec lui-même que le dernier mot qu’il prononcerait en présence de son or aurait quatre lettres, et que ce dernier mot serait le mot du jour, et que chaque jour le mot serait changé.

– Voici le grand jour, dit-il, et avec les cercles métalliques il écrivit : Jour.

Il trembla jusqu’au lendemain comme s’il eût craint de ne plus savoir ouvrir le coffre. Il craignait, sans savoir quoi. Il touchait la clef plusieurs fois par minute. Il essaya ; tout allait bien.

Ce jour-là, il jeta un regard de convoitise sur le trésor avant de l’abandonner.

– On dirait que je désire cela, pensait-il. On peut donc désirer ce qu’on possède. Tout cela est à moi : aurum meum. Le latin lui sembla doux à cause du secret plus grand. Un autre jour, il écrivit amor, et le lendemain meus. Le surlendemain, il écrivit Dieu.

 

Il s’élevait de la pratique à la théorie, et venait de déifier l’or.

Le lendemain, à l’heure de la visite, heure qui s’avançait et s’allongeait tous les jours ou plutôt toutes les nuits, le voici qui descend comme à son ordinaire au lieu ordinaire, et là, au moment de toucher le coffre, il s’arrête et demeure immobile.

Une sueur froide le couvre, ses yeux se ferment ; il dit bas :

– Non, non, je me trompe, je me trompe. Ceci n’est pas vrai : c’est un rêve. C’est un rêve ! C’est un rêve ! Ces choses-là n’arrivent pas. C’est un rêve.

Il resta assis, la tête entre les mains, et ne pouvant pas même crier. Cette impuissance le rassura, et le confirma dans l’hypothèse d’un rêve. – En rêve, se disait-il, on essaye de crier. On ne peut pas, et un instant après, on se réveille

Et il essaya de se retourner brusquement, pour se réveiller. Il se retourna, mais s’aperçut avec désespoir qu’il ne se réveillait pas.

La sueur devint alors plus froide ; il n’osait pas se parler à lui-même ; il fermait les yeux sur lui-même. Il essayait de retenir la respiration, et se répétait machinalement :

– Non, non, cela n’est pas possible. N’est-ce pas que cela n’est pas possible ?

Et il semblait interroger quelqu’un qui n’était pas là, et se faisait faire des réponses rassurantes qui ne le rassuraient pas.

 

Cet homme, plaidant auprès de lui-même la cause du rêve, et perdant son procès, était épouvantable à regarder. La réalité s’attestait à lui.

 

IL AVAIT OUBLIÉ LE MOT !

 

Le coffre ne s’ouvrait plus, et ne pouvait plus s’ouvrir. Il avait oublié le mot !

L’espérance de rêver s’enfuyait, plus rapide de seconde en seconde. Il avait oublié le mot !

Que faire ? Le demander ? À qui ? Personne ne le savait. Il était son unique confident, et il avait oublié le mot !

Non seulement il avait oublié le mot, mais il l’avait oublié profondément. Il y a des degrés dans l’oubli. Le mot qui s’échappe laisse entrevoir la distance qu’il a parcourue en s’échappant. On se dit : « Je vais le rattraper : il est là, sur le bord de mes lèvres », ou bien on se dit : « Non ! je ne sais pas dans quelle direction il s’est envolé. » Ici c’était le dernier cas qui se réalisait. Le mot ne voltigeait pas autour de la tête de Ludovic. Il le sentait loin, bien loin, horriblement loin, épouvantablement loin. Avec cette intuition que donnent les sentiments extrêmes, il se dit : « Non, c’est fini. Je ne me souviens pas, et même je ne me souviendrai pas. » Ou plutôt il ne se dit pas cette phrase, car il y a des phrases qu’on ne se dit pas ; mais elle se dit elle-même au fond de lui, et lui, il resta assis, la tête dans ses mains, demandant la folie et la folie ne venait pas. À qui la demandait-il ! Il ne le savait pas lui-même.

Jamais il n’avait cru en Dieu, et en ce moment-là même il ne priait pas ; car la prière comporte au moins une ombre d’espérance ; mais il faisait la chose qui ressemble à la prière comme une pierre taillée en forme de cœur humain ressemblait à un cœur humain. Il ne pleurait pas. Il cherchait à perdre conscience de lui-même, et la fureur de son désespoir devint une sorte d’absence dans laquelle il se réfugia un moment, et de laquelle il fut violemment arraché par un souvenir net de lui-même. Alors il poussa cri, s’arracha une poignée de cheveux, se frappa la tête contre le coffre-fort, et jouit, un moment, de la douleur physique qui lui procurait une autre sensation que la sensation morne et uniforme de son désespoir. Mais la douleur physique passa, et il se retrouva noyé dans l’océan de son désespoir, océan sans rivage et sans effet de lumière, sans nuage, sans vague et sans accident.

Au bout d’un instant il sortit et se cacha. Il soupçonnait vaguement que sa figure était effrayante ; car les choses violentes et voisines de la folie sont pleines de lucidité. Son instinct le portait à se cacher. Mais il ne se cacha pas toujours. Il avait passé la nuit dans la cave. Vers l’heure du déjeuner, il reparut, poussé par l’instinct de ne pas trahir et de respecter ses habitudes.

Anna, qui le vit la première, jeta un cri. Les cheveux de son père, noirs la veille, étaient blancs ce matin. Elle alla prévenir sa mère. Le déjeuner fut terrible. On se mit à table, mais personne ne mangea. Ludovic épiait les paroles qui auraient pu sortir de la bouche des deux femmes ; car peut-être elles allaient prononcer le mot, et toute conversation prenait dès lors pour lui un suprême intérêt.

Mais personne ne parla. Chaque bouche qui s’ouvrait pouvait prononcer le mot. Dès lors toute articulation d’une langue, d’une lèvre humaine devenait pour Ludovic quelque chose de sacré comme l’espérance. « Je le reconnaîtrai, se disait-il, quand quelqu’un le prononcera. Il me semble que c’est un mot qu’on prononce très souvent. »

Quand Amélie entra dans la salle à manger, à la vue des cheveux blancs, elle dit tout bas en regardant sa fille :

– Oh ! mon Dieu !

Ludovic, qui ne perdait aucune syllabe, tressaillit quand le mot Dieu fut prononcé, mais il tressaillit sans reconnaître.

Alors il prit un livre. « Je rencontrerai le mot », se dit-il.

Et il lisait, et il lisait, et il ne rencontrait pas le mot, ou, s’il le rencontrait, il ne le reconnaissait pas. Le premier livre qui lui tomba sous la main fut un livre d’astronomie. « Ce n’est pas cela », dit-il. Un instinct vague le portait vers les livres de piété. Il en demanda un à sa femme qui trembla d’étonnement et qui dit à Anna :

– Est-ce qu’il se convertirait !

– Non, répondit Anna, car sa figure est toujours sombre.

Il lut et ne trouva pas. Alors il prit le dictionnaire. Il lut et ne trouva pas. La page qui contenait le mot Dieu était collée. Ludovic la sauta sans s’en apercevoir. Il arriva à l’I, et au mot Idole, il jeta un cri. Ce qui se passa en lui, échappe à l’analyse. Il croyait que c’était le mot, et il sentait que ce n’était pas lui. Moralement, pour Ludovic, c’était lui. Matériellement, ce n’était pas lui. Alors il chercha un dictionnaire des synonymes, mais les ironies de la langue l’égaraient, au lieu de l’éclairer. Il lui semblait entendre autour de son désespoir les ironies du langage qui lui cachait le trésor et ne lui montrait que ses voisins. Comme il arrive quand les enfants jouent à cache-cache, le langage lui disait par moments : tu brûles ; tu brûles, mais au moment de se livrer, le mot branlait et disparaissait dans l’inexorable nuit d’un oubli sans retour.

– Voyons un peu, se dit-il, dans quel ordre d’idées étais-je, quand j’ai choisi le mot ? J’avais pris Amor, puis meus. Il s’agissait de ce qu’on aime, de ce qu’on peut aimer, de ce qui est aimable, de ce qui est adorable. Voyons, qu’est-ce qu’on peut adorer ?

À ce dernier mot, la pensée de Ludovic qui avait essayé de se ressaisir, et de devenir froide pour devenir lucide, s’échappa et mourut dans un cri de douleur.

– Ah ! mon Dieu, cria-t-il, s’arrachant les cheveux et se roulant par terre, ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

 

ET IL DISAIT LE MOT.

ET IL NE LE RECONNAISSAIT PAS !

 

Il ne le reconnaissait pas, parce que ce n’était pas un mot, c’était un cri ! Et il ne savait pas que le cri était un mot ! Symbolisant à lui tout seul tout le peuple des idolâtres, qui prononcent le nom de Dieu dans les accidents d’une phrase banale ou dans les contorsions d’une phrase désespérée, il se roulait par terre, en criant : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! » Et le nom de Dieu, à force de ne plus rien signifier pour son esprit, ne signifiait plus rien, même pour son oreille. À force de ne rien signifier, ce mot avait fini par ne plus être, pour Ludovic, un mot. À force de n’avoir pas pour Ludovic de sens, ce mot avait fini par n’avoir plus, pour Ludovic, de son !

Et il se roulait à terre, les yeux hors de la tête, criant : « Mon Dieu ! mon Dieu ! »

Et il cherchait dans son esprit, il cherchait d’une recherche désespérée le mot qui était sur ses lèvres, et le mot fuyait d’une fuite éternelle, parce qu’il était vide !

 

 

 

VII

 

 

La mémoire est un univers où les mots sont tenus et retenus à leur place par leur sens qui est leur poids ; le mot qui n’a plus de sens s’écoule comme de l’eau.

– Demain, se dit-il, ou j’aurai trouvé le mot, ou j’aurai cessé de vivre. Il n’avait pas le projet arrêté du suicide. Mais les situations violentes de l’âme mettent à découvert les choses cachées ; elles soulèvent quelqu’un des voiles sous lesquels l’inconnu dort. Les ténèbres serrées sont traversées par des éclairs, et Ludovic vit dans un éclair que l’instant suprême approchait.

Au même moment, Anna, dans sa chambre, se sentit lassée d’une lassitude inconnue. C’était ce moment où l’on ne peut plus supporter l’existence. Une agitation profonde s’empara d’elle.

– C’est fini, dit-elle. Je ne puis plus ! ô mon Dieu ! Je ne puis plus !

Le père et la fille disaient à la fois « mon Dieu ! » le même jour, à la même heure ; ils le disaient à la fois mais ils ne le disaient pas ensemble. Pour l’un et pour l’autre ce n’était pas un mot, c’était un cri. Mais, pour le père, c’était un cri vide, partant d’un cœur mort. Pour la fille, c’était un cri plein partant d’un cœur vivant. Pour le père, c’était moins qu’un mot. Pour la fille, c’était plus qu’un mot, plus qu’une idée, plus qu’un sentiment, c’était l’âme qui éclatait !

Quant à Ludovic, il allait devant lui, répétant : Demain ! demain ! Et ce mot persistait dans son égarement.

Voici comment les choses s’étaient passées : voici le résumé de la vie de cet homme.

L’or, valeur représentative des choses, l’or qui n’est rien sans elles, avait dévoré les choses, et s’était fait adorer, indépendamment d’elles, pour lui-même. Ensuite l’or s’était identifié avec le coffre. Ensuite le mot du coffre, sans lequel le coffre n’était rien, le mot, valeur représentative de l’or, avait dévoré l’or lui-même. L’espèce avait dévoré les substances. Maintenant l’espèce de l’espèce dévorait l’espèce. Dieu avait été d’abord dévoré dans l’âme de Ludovic par les substances créées, puis les substances par les espèces, puis les espèces par le mot qui les représentait, et, ce mot était le mot

 

DIEU.

 

Dieu était le point de départ et le point d’arrivée. Ludovic qui avait fui Dieu, cherchait le nom de Dieu, et ne le trouvait pas.

 

LE NOM DE DIEU VENGEAIT DIEU.

 

Ce soir-là, Amélie et Anna tremblèrent d’un tremblement inconnu. Au moment où Ludovic remontait l’escalier, Mirro passait devant lui, la queue en l’air, et se jetait, avide de caresses, entre les jambes de ses deux maîtresses. Le chien, voyant l’avare, fit entendre un grognement et courut aux deux femmes comme pour les consoler. Ludovic le regarda fixement. C’est pourquoi les deux femmes tremblèrent.

Le lendemain matin, Ludovic sortit comme à son ordinaire : comme à son ordinaire aussi, il revint avec un acheteur. Celui-ci avait un fouet à la main. C’était ce moment hideux et effrayant où les deux femmes se disaient chaque jour : « Quelle partie de nous-mêmes va-t-il nous arracher aujourd’hui ? Quelle dernière ressource, quelle dernière consolation allons-nous perdre ? Quel morceau de notre vie va se détacher de nous ? Quelle victime va brûler sur l’autel du démon ? »

Ce jour-là, leur anxiété était plus terrible qu’à l’ordinaire. Le temps d’ailleurs était à l’orage. Quelque chose d’inouï pesait sur l’âme des deux femmes.

Ludovic arrivait avec celui que sa femme et sa fille appelaient le bourreau. Les deux femmes s’enfuirent par un mouvement involontaire. Ludovic appela Anna, Anna, Anna !

La colère arrivait.

Anna parut.

– Où est Mirro ? dit Ludovic.

Pas de réponse.

– Tu n’entends pas ! Où est Mirro ?

Anna, sans répondre, se jeta au cou de sa mère, en pleurant. Depuis la veille, les deux femmes avaient deviné sans oser le dire. Il y a des paroles qu’on ne peut pas prononcer. Elles n’avaient pas osé dire : Mirro va être vendu ! Mirro, le seul fidèle, Mirro, l’unique ami ! Mirro qui quelquefois ramenait encore le sourire dans la maison désolée. Ne sachant plus si elles étaient seules, ayant tout oublié jusqu’à leur résignation ordinaire, les deux femmes se jetèrent, devant l’étranger, aux pieds de Ludovic. Quant à Mirro, comme s’il eût compris, il s’était réfugié à la cuisine. Ludovic, d’un geste brusque, écarta et sépara les deux femmes qui pleuraient à terre, et appela : Mirro !

Le chien grogna, et ne vint pas.

– Ah ! tu ne veux pas, vilaine bête : je saurai te trouver peut-être. Et prenant le fouet des mains de l’acheteur il se dirigea vers la cuisine d’où venait le grondement. – Ici, Mirro ! – Mirro grogna profondément.

– Anna, dit Ludovic, appelle Mirro.

Anna pleurait à ne plus pouvoir parler. L’ordre d’appeler Mirro pour le trahir et le vendre lui fit éclater le cœur. Elle se tordait dans les sanglots.

– M’as-tu entendu ? dit Ludovic.

– Mirro ! dit Anna d’une voix étranglée.

Mirro accourut d’un air inquiet, lécha les mains à sa maîtresse pour la consoler, et son pauvre langage avait l’air d’un sanglot.

– Mirro, dit Anna, il faut nous séparer.

Mirro fit entendre un gémissement.

Ludovic se disposa à le prendre pour le remettre entre les mains de l’acheteur. L’animal se coucha à terre et s’accrocha au plancher.

Ludovic embarrassé regardait l’acheteur. Un mouvement que fit celui-ci permit d’entendre dans sa poche un bruit de monnaie ; les yeux de Ludovic brillèrent et le demi-attendrissement qu’il venait d’avoir devant l’animal couché disparut.

Il prit le chien par le cou, comme pour le soulever, mais l’animal se fit lourd. Il refusa d’être emporté.

– Maman, dit Anna, fais tes adieux à Mirro, et allons-nous-en. Je ne veux pas que tu voies le dernier moment.

Amélie, étouffant de sanglots, s’appuyait sur sa fille ! Elle s’approcha du chien, l’embrassa, et lui dit :

– Adieu, Mirro ! dans tous nos mauvais jours, tu nous a été fidèle. Seul tu nous as aimées. Seul tu nous as caressées. Tu sais bien que c’est malgré moi que je te quitte. Seras-tu heureux là-bas ? Auras-tu seulement à manger ? Penseras-tu à nous ? Monsieur, dit-elle, contenant son horreur, et parlant à l’acheteur sans le regarder, soyez bon pour Mirro !

Et elle tenait toujours la tête du chien dans ses mains et sous ses baisers.

– Viens, maman, dit Anna, sortons.

Et la jeune fille entraîna sa mère qui se laissa faire sans savoir où elle était. Comme elles passaient la porte, le chien s’élança pour les suivre. Ludovic ferma la porte brusquement.

L’avare, l’acheteur et le chien restèrent en présence ; mais le chien, qui, devant les deux femmes, n’avait été que tendre et caressant, changea de physionomie devant les deux hommes. Sa douceur le quitta avec ses deux maîtresses, et il toisa les deux individus avec un regard plein colère.

Il fallait pourtant le prendre, l’enchaîner, l’entraîner. Mais entre les deux hommes, c’était à qui ne l’approcherait pas. Mirro reconnaissait bien Anna et Amélie pour ses maîtresses ; il ne reconnaissait pas Ludovic pour son maître. L’avare n’était pour lui qu’un ennemi.

L’acheteur s’avança. – Le chien grogna.

L’acheteur s’avança. – Le chien montra ses crocs.

L’acheteur s’avança. – Le poil de Mirro se dressa.

L’acheteur s’avança : Mirro devint si effrayant, que l’acheteur recula. « Jamais je n’ai vu pareille chose, dit-il ; je repasserai demain. » Et il sortit avec la rapidité d’un homme qui a peur et qui ne reviendra pas. À peine la porte était-elle fermée sur lui qu’il se passa une chose épouvantable. Ludovic leva le fouet sur le chien, pour le punir ; le chien lui sauta à la gorge ; l’homme jeta un cri rauque ; le chien ne lâchait pas. Ses yeux jaunes si caressants avaient pris une expression effroyable, et il mordait et il étranglait. L’œil en feu, le poil hérissé, il avait l’air incrusté dans celui qu’il égorgeait. L’homme et la bête avaient l’air de ne plus faire qu’un. Les yeux, démesurément ouverts, ne clignaient plus. La gorge dévorée rendait des sons étranges qui allaient en s’affaiblissant. Les efforts de Ludovic exaspéraient la fureur du chien. Le râle de l’homme faiblissait, et le chien ne lâchait pas.

Les dernières convulsions tordaient le misérable et le chien ne lâchait pas ; un cri voulut sortir de sa gorge serrée. « Ah ! mon Dieu ! »

Et ses cheveux se dressèrent ! Dieu ! Voilà le mot !

Il le reconnaissait ! Le mot ! le mot ! le mot ! le mot ! Et il n’était plus temps ! Le mot cherché avec toute la fureur du désespoir brûlant, toute la patience du désespoir suprême, morne et muet, le mot cherché à travers les conversations, les livres et les dictionnaires ! Le mot pour lequel il s’était suspendu, haletant, aux lèvres de quiconque prononçait un mot ! Le mot ! voilà le mot et Mirro ne lâchait pas !

Et cette fois-ci Ludovic reconnaissait le mot, parce que le mot avait repris dans ce moment-là un sens pour lui. L’approche de la mort lui avait rendu un son, un sens ; l’approche de la mort avait jeté sur lui une lumière, et Ludovic se souvint de l’avoir prononcé dans son désespoir, et de ne pas l’avoir reconnu ; le mot, c’était le mot ! Et maintenant il le reconnaissait, et Mirro ne lâchait pas !

Pendant ce temps les deux femmes parcouraient les rues, sans parler, cachant leurs larmes sous leurs voiles. Il y a des circonstances dans la vie qui peuvent donner à un chien des proportions gigantesques. Le dernier ami, quel qu’il soit, devient une créature d’une espèce à part. Au bout de deux heures, épuisées, mais ne sentant pas la fatigue, elles se trouvèrent devant leur porte et hésitèrent à rentrer.

Revoir sans Mirro la maison où Mirro les avait aidées à supporter la vie, appeler Micro et ne pas recevoir de réponse, se lever le matin, se coucher le soir, ne voir personne, ne sentir que la tristesse, et ne plus même apercevoir Mirro, Mirro remuant la queue !

Enfin elles entrèrent.

Mirro courut à elles, l’air doux, le corps mou et flexible, plein de tendresse, plein de caresses, et il les léchait, et il les baisait, et il les dévorait, et il avait l’air de leur dire : « Maintenant nous sommes libres, soyez heureuses ! »

Et à l’autre extrémité de la chambre, il y avait un cadavre tordu, les yeux sanglants à peu près sortis de la tête, les bras et les jambes qui, déjà dans la mort, semblait encore dans la convulsion, une bouche crispée, un front livide : la dureté était encore là. Il avait l’air de maudire. Le cadavre semblait déjà vieux en tant que cadavre et la pourriture, semblable à un avare qui voit enfin rentrer son argent, avait l’air de lui dire : « Je suis pressée, embrassons-nous ! Il y a longtemps que je t’attendais ! »

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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