Que s’est-il donc passé ?

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VOICI une histoire que je ne vous raconterai pas ; car je ne la sais pas. Je n’en connais que le commencement et la fin ; nous essayerons ensemble de deviner ce qui a pu se passer au milieu.

Leur mariage avait été plein de fête et de joie. Adèle A... était charmante et enviée. Émile B... était un jeune grave, modeste et innocent comme la jeune fille. Son visage rayonnait. Toute la réunion des amis et des amies semblait participer à la joie des époux. Richesse, beauté, jeunesse, concorde des personnes et des choses ; je vois tout cela ; seulement je vois par rares moments sur les lèvres de sa jeune femme un pli que je ne m’explique pas bien, et dans ces moments-là, l’éclat de son œil s’obscurcit.

Les revoici dix ans plus tard ; les revoici comme la mort les a faits, car ils sont morts tous deux ; la jeune femme morte et enterrée, le jeune homme mort et non enterré. Mais ses cheveux sont blancs. Ses cheveux sont blancs et ses habits noirs. Il conduit à la tombe de leur mère un petit garçon de deux ans et une petite fille de quatre. Un désespoir inouï se lit sur sa figure, un désespoir sourd et muet.

De quelle maladie sa femme est-elle morte ? Personne n’en sait rien.

Tout le monde parle du bonheur dont ils ont joui l’un près de l’autre.

Personne n’ose interroger le survivant, et, s’il lui fallait parler, il ne saurait que dire.

Quand les circonstances l’obligent à dire un mot, un éloge immense et parfaitement sincère atteste le souvenir profond et déchirant qui fait son désespoir. Les grâces et les vertus de sa femme morte si jeune n’étaient pas seulement évidentes pour tous ; elles étaient immensément et profondément connues et senties de celui qui était appelé à les connaître et à les sentir. Et pourtant un observateur eût compris que le malheur du jeune homme ne datait pas de la mort de sa femme. Il datait de beaucoup plus haut.

Les témoins les plus intimes auraient pu attester avec cette certitude sui generis, la certitude qui ne trompe pas, attester leur honneur, leur vertu, leur bonté, à tous les deux. Les personnes et les choses souriaient autour d’eux, eux-mêmes possédaient de nombreux éléments de bonheur, et cependant il était clair que le chagrin noir avait toujours été assis dans leur maison. Il était complaisant, affectueux, doux. Elle était primitivement complaisante, affectueuse et douce ! Leurs rares qualités n’avaient pas été, il est vrai, trempées dans ce feu surnaturel qui divinise et étend sur l’humanité agrandie et divinisée elle-même, le rayonnement superbe et joyeux de la charité ; c’étaient cependant des qualités rares, vraies, sincères et respectables.

Pourquoi donc cet immense et affreux voile noir suspendu devant une porte qui devait être ouverte à plusieurs joies ? Le chagrin avait tellement droit de cité dans cette demeure, comblée des biens de la vie, que la mort de la jeune femme n’avait paru qu’un développement et non un principe de malheur. Le malheur avait l’air d’être l’habitant de la maison. Le mari, la femme et les deux enfants n’étaient que les hôtes. Le malheur était là chez lui, et personne ne souriait.

Que s’était-il donc passé ?

Il ne s’était rien passé.

Mais enfin pourquoi ?

Pourquoi ? Je suis, comme vous, réduit aux conjectures.

Eschyle, voulant étaler aux yeux des Athéniens la victoire des Grecs, transporte la scène à la cour du roi de Perse, et montre le deuil du palais. Pour faire préjuger l’événement, il en étale les conséquences.

Nous venons de voir certains effets. Quelle est la cause ? Pour moi, voici ma réponse.

La jeune femme était jalouse.

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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