Simple histoire

 

LE BONHEUR ET LE MALHEUR

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SUR les hauteurs qui dominent la ville d’Hennebont, entre Vannes et Lorient, il y avait une fois, comme disent en ce pays ceux qui racontent des histoires, il y avait une fois une partie de plaisir. Deux familles s’étaient réunies pour s’amuser, et, chose merveilleuse, elles s’amusaient. Une bande de jeunes filles rieuses et légères voltigeait dans la campagne. Mais, comme il faut bien que quelque chose manque en ce monde, une des amies manquait à la fête, bien qu’elle y assistât. À la fois absente et présente, Mlle Exuline Romiguière restait assise à côté de sa mère, déjà vieille, non pour lui tenir compagnie, mais pour lui témoigner son chagrin. L’attitude de cette jeune fille révélait un découragement profond, une douleur incurable. On la sentait frappée à mort. Ses amies lui apportaient les fleurs les plus parfumées, inventaient pour elle des divertissements et l’excitaient à vivre. Mais Exuline souriait par complaisance, et retombait dans sa léthargie. Les rires de la bande joyeuse n’allaient pas jusqu’à son âme.

Mme Romiguière jetait sur sa fille des regards désolés. Un instant elle s’éloigna d’elle pour causer de sa douleur avec son amie, Mme Larey.

– Pauvre petite, disait la mère d’Exuline, de quel chagrin meurt-elle ?

– Peut-être ne le sait-elle pas elle-même, répondit Mme Larey.

– Au fond de son âme, reprit Mme Romiguière, elle souffre peut-être d’un vide qu’elle ne m’avoue pas.

– Mon fils Adrien a demandé votre fille en mariage, l’avez-vous oublié ?

– Non ! et pourtant je suis heureuse comme si je l’apprenais, reprit avec un sourire plein de grâce et de tendresse la pauvre mère.

Le soir, toute la société se réunit chez Mme Romiguière. Cette famille, sans avoir les soucis de la richesse, qui oblige aux représentations du monde, n’avait pas non plus les soucis de la pauvreté. La maison était simple, mais charmante, le jardin, rempli de fleurs, la table assez grande pour donner place aux amis : toute la famille était unie, on s’aimait dans cette maison, et l’on était aimé de tous : celui qu’Exuline semblait préférer allait devenir son mari. Que lui manquait-il donc pour être heureuse ?

Ces réflexions, Mme Romiguière les faisait chaque jour à sa fille, et les lui faisait faire par Mlle Marie Répel. Mlle Marie avait été riche et donnait actuellement des leçons de piano, au rabais, afin de ne pas mourir de faim ; sa mère était morte en apprenant sa ruine. Son père, grand propriétaire autrefois, électeur influent et personnage distingué, l’une des notabilités du Morbihan, avait été réduit, par une spéculation où sa fortune avait péri tout entière, à devenir postillon de diligence ; car c’était encore au temps heureux des diligences et, aux environs d’Auray, la voiture qu’il conduisait et qu’il savait mal conduire, avait versé et l’avait écrasé. Marie avait eu sous les yeux le cadavre mutilé de son père.

Cette jeune fille, déjà habituée et résolue à tout, avait demandé du travail et n’en avait pas trouvé. Ceux qui dînaient autrefois à la table de son père ne se souvenaient plus de son nom. Seule au monde, Marie avait appris ce que c’était que de rentrer le soir dans sa petite chambre sans avoir gagné son pain du lendemain.

Frappée d’admiration et de respect, Mme Romiguière fit de Marie l’amie d’Exuline.

– Mademoiselle, lui dit-elle, il me semble que vous devez savoir consoler ; consolez ma fille, je vous prie.

Marie et Exuline se lièrent, et ce fut Marie qui tâcha de consoler Exuline.

Marie fit à Exuline un portrait charmant du bonheur dont elle aurait dû jouir. Elle lui représentait la bonté de sa mère, la bonté d’Adrien, qui l’avait demandée en mariage, la beauté de son avenir, la beauté de la nature.

– Crois-moi, répondait Exuline, personne plus que moi ne sentirait toutes ces choses, si j’étais heureuse. Ah ! si j’étais heureuse, je serais bonne, affectueuse, je jouirais de ton amitié, je jouirais du soleil et des fleurs.

Je jouirais de cette petite maison si jolie, je jouirais du dévouement d’Adrien ! Mais, hélas ! le soleil m’irrite, il se moque de moi, il me rappelle mon désespoir ; ton amitié me fait regretter de ne pouvoir l’apprécier et en jouir. Adrien me rappelle, sans le savoir, que le bonheur n’est pas fait pour moi, et quant au jardin, quant aux fleurs, ne me parle jamais d’elles, Marie.

Là s’arrêtaient les épanchements d’Exuline, et la confidence suprême mourait sur ses lèvres.

– Que désires-tu ? disait Marie ; parle, nous sommes à ton service.

– Ah ! Marie, tu ne sais pas ce que c’est que le malheur, toi ! tiens, je voudrais être morte !

Les jours se passaient ainsi, et ni sa mère, ni Marie, ni Adrien n’avaient arraché à Exuline son terrible secret. On la voyait de plus en plus sombre. Les soins et les tendresses étaient perdus. Le matin, après une nuit agitée, sa mère l’embrassait et lui demandait de ses nouvelles. Exuline détournait la tête d’un air mourant.

– Ton mariage aura lieu dans huit jours, lui disait-elle, et Adrien est bon.

– Je ne sais pas, répondit Exuline, cela se peut.

Bientôt tout s’aggrava. Exuline avait une passion, et une passion de l’espèce la plus compromettante et la plus noire. Elle s’enfermait dans sa chambre, tirait la clef, sortait de là pâle, défaite, et on avait vu, dans sa main tremblante, des billets d’une écriture inconnue.

Mme Romiguière appela Adrien.

– Je dois tout vous avouer, lui dit-elle, mon fils. Voici ce qui se passe : non seulement je ne veux rien vous cacher, ce qui serait un crime, mais je viens vous demander un service. Exuline est malade : si quelqu’un peut la guérir, c’est vous. Mais, avant de porter remède, il faut savoir quel est le mal. Il faut pour vous, pour elle, pour nous tous, qu’avant votre mariage, avant huit jours, vous sachiez le secret terrible qui compromettrait le bonheur et l’honneur de deux familles. Ce secret, mon fils, il faut que vous le découvriez. Je vais vous dire tout ce que je sais, afin que vous puissiez me dire ce que je ne sais pas.

– Comptez sur moi, madame, répondit Adrien ; si je n’ai pas le bonheur de vous ramener ma femme, je vous promets au moins de vous ramener votre fille.

À partir de cet instant, Adrien mena une vie singulière et mystérieuse. On le vit le soir longer les murs de la maison d’Exuline, épiant quiconque approchait. Le plus suspect des passants, c’était le facteur. Quand il aperçut le collet rouge de ce digne fonctionnaire, Adrien sentit son cœur battre. Il se cacha derrière un buisson et aperçut Exuline. Elle allait au-devant du facteur ! Ah ! Dieu ! voici l’instant ! pensa le malheureux jeune homme. Exuline prit des mains du facteur plusieurs lettres, en mit une dans sa poche, et alla d’un air dégagé remettre les autres à sa mère, laquelle n’était pas loin. Aucun de ses mouvements n’échappa à Adrien qui suivit de loin la jeune fille. Exuline s’enferma dans sa chambre, et quand elle rentra dans le salon où sa famille était réunie, son regard froid et sec s’arrêta à peine sur Adrien.

Un imperceptible tremblement agitait le bout de ses doigts. D’amères réflexions traversèrent l’âme du jeune homme. Je l’épouse, pensait-il, je voudrais la rendre heureuse. Elle me sacrifie, et se sacrifie avec moi à je ne sais quel étranger, qui se moque d’elle, sans aucun doute.

Exuline, triste et froide, faisait de la tapisserie dans un coin du salon. Il fallut dévider un écheveau de soie. Exuline prit dans sa poche le papier nécessaire, et Adrien reconnut, avec la plus grande surprise, la lettre qu’elle venait de recevoir. Exuline le pria de tenir l’écheveau, et ce fut avec le plus grand calme qu’elle dévida la soie sur la terrible lettre.

Quelle profondeur de dissimulation ! pensait Adrien ; que d’habileté dans une enfant ! Le plus sûr moyen de cacher une lettre, c’est de la montrer. Jamais les soupçons ne s’arrêtent sur un papier étalé à tous les regards. Oui, mais j’emporterai le peloton, ajouta-t-il intérieurement, en tremblant de son audace. Sa mère m’a chargé d’elle, et d’ailleurs ma tête s’en va ; il faut que je prenne la lettre, que je la lise, avant de devenir fou.

La soirée fut terrible pour Adrien. Il ne perdait pas de vue la lettre fatale, et tremblait à chaque mouvement d’Exuline. Pendant ce temps, Marie cherchait le moyen de lui dire un mot, afin de l’interroger et de l’aider dans son entreprise. Adrien l’évitait, prenait ses avances pour des coquetteries, et un malentendu général donnait au salon de Mme Romiguière l’aspect d’une scène de comédie.

Quant à Adrien, il parlait des jeunes filles en général, de leur légèreté, de la vanité des sentiments qui n’osent pas se montrer au grand jour, du danger des correspondances secrètes, etc., etc., si bien que les jeunes filles lui demandèrent pourquoi il n’avait pas produit plus tôt un si joli talent de prédicateur. Exuline se moqua de lui cruellement. Adrien sortit furieux et navré ; mais il emportait la lettre !

Il s’assit dans sa chambre, et dévida lentement cette soie qui contenait le secret d’Exuline et leur destinée à tous deux. Ma vie va se décider, disait-il tout haut. Il s’arrêtait, les larmes lui venant aux yeux, reprenait lentement son cruel travail, s’arrêtait encore, posait la main sur son cœur pour en contenir les battements, mesurait les minutes pendant lesquelles il aurait encore le bonheur d’ignorer, regrettait son audace, se désespérait d’avoir emporté la lettre ! Enfin il tint dans ses mains tremblantes le papier ; se recueillit un instant, appela son courage, ouvrit et lut :

 

            « Mademoiselle,

      « Je n’ai pu me procurer le muguet rose que vous paraissez désirer tant.

      « Veuillez croire aux regrets sincères de votre dévoué serviteur.

« Jean Fortin,

« Horticulteur. »

 

Quand Adrien sortit de l’hébétement où nous plonge la surprise lorsqu’elle dépasse les limites connues, il prit sa cravache, attacha ses éperons, sonna son domestique, demanda son cheval, et partit à franc étrier sur la route de Vannes.

Cependant Exuline dormait ; le lendemain matin, elle descendit dans le salon où elle trouva Marie.

– Je suis triste, lui dit Exuline, je suis navrée, désolée. Je succombe, ma chère Marie. Je voudrais être morte ! À quoi suis-je bonne !...

À ce moment on entendit le galop furieux d’un cheval qui brûlait le pavé. Chacun courut à la grille, l’épouvante était générale : les événements sont rares à Hennebont. On crut qu’une estafette arrivait de Paris, annonçant une commotion sociale : on aperçut un cavalier couvert de poussière ; son cheval s’abattit plutôt qu’il ne s’arrêta à la porte d’Exuline, qui recula effrayée.

– Voilà, voilà ; je l’ai, prenez, prenez ! cria le cavalier, qui sauta d’un bond au milieu de la chambre. Exuline ! c’est Adrien qui vous l’apporte.

Et, en effet, Adrien tenait dans la main un énorme bouquet de muguets roses ; il le posa, frémissant de joie, sur les genoux d’Exuline.

Et celle-ci, que fit-elle ?

Poussa-t-elle un cri de joie ? – Ah ! vous ne connaissez pas le cœur humain !

Exuline repoussa Adrien et jeta à terre le bouquet en disant :

Il est trop tard ; je ne puis plus être heureuse, j’ai trop attendu. Pourquoi ne m’avez-vous pas apporté ce bouquet il y a un an ? Pourquoi, malheureux, avoir prolongé mon agonie ? C’était il y a deux ans qu’il eût fallu me donner du muguet rose, et encore, ajouta-t-elle en pleurant de rage, et encore je l’aurais voulu panaché !

Adrien garda un profond silence ; il commençait à comprendre. Marie releva le muguet rose qu’Exuline avait lancé à terre, et le présenta au jeune homme qui lui dit :

– Mademoiselle Marie, je vous prie de garder ce bouquet.

Exuline eût consenti à épouser Adrien avant l’aventure du muguet rose ; mais, après ce fait, elle refusa absolument. Adrien était guéri : il ne regretta que son cheval : le pauvre animal était mort du voyage.

Trois mois après, Exuline mourut de cette maladie que l’on nomme la consomption lente ; quelques jours avant cette catastrophe, Marie avait reçu d’Adrien la lettre que voici :

 

« Mademoiselle,

« Je viens à vous parce que vous possédez le secret de la vie. Ce secret que j’ignorais l’an dernier, je l’ai un peu deviné en vous regardant.

« Vous avez supporté les malheurs qui vous ont frappée sans interruption et vous n’êtes pas désespérée.

« Mlle Exuline a été comblée de tous les bonheurs qui peuvent ou qui semblent charmer la vie : elle meurt de chagrin.

« La pauvre enfant a cru et l’on a cru avec elle que le muguet rose était arrivé trop tard, et que d’ailleurs il le lui aurait fallu panaché.

« Pour moi, je commence à comprendre.

« La folie humaine, sans changer de nature, a pris une forme plaisante pour m’éclairer.

« Les hommes croient désirer telle ou telle chose, comme un enfant malade demande à changer de lit.

« Je commence à comprendre que la maladie ne tient pas au lit, mais à l’homme.

« Alexandre, qu’on a appelé le Grand, a fait comme Mlle Exuline : son muguet rose a été l’empire du monde ; il est allé le chercher dans l’Inde, puis il est mort disant qu’il le lui aurait fallu panaché.

« Que l’homme espère se satisfaire par la possession de tous les mondes créés, ou par la rencontre du muguet rose, la plaisanterie est la même, en vérité.

« L’ennui est au bout de toute chose, si Dieu ne s’en mêle pas.

« Vous, Mademoiselle, vous êtes plus ambitieuse qu’Alexandre ; vous avez voulu faire descendre l’Infini en vous par l’acceptation sévère de la vie telle qu’elle est, et l’Infini est descendu.

« La vie, douce ou terrible, est toujours un poids quelconque, et nul ne peut la porter sans consentir à un sacrifice quelconque.

« Vous l’avez portée terrible. Exuline a refusé de la porter douce ; parce que vous saviez, et parce qu’elle ne savait pas le sens du mot bonne volonté qui est synonyme du mot bonheur.

« Voilà ce que vous m’avez dit, Mademoiselle, non en paroles, mais en actes. Si j’ai bien compris, je vous demande à partager, devant Dieu et devant les hommes, en vous épousant, votre bonheur.

« ADRIEN. »

 

Le mariage se fit peu de jours après.

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net