Le secret trahi

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest HELLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JE passais par la ville de... Je voulus voir la maison des fous. Ce spectacle n’est pas gai, mais il est instructif. Il y a dans le fou un avertissement terrible. La folie est féconde en enseignements extraordinaires. La déraison vulgaire, celle qui habite les rues et les maisons, celle-là cache son absurdité sous une certaine apparence de bon sens conservé ; elle a gardé le respect humain ; elle ne dit pas son dernier mot. Elle mitige ce qu’elle aurait de violent par mille tempéraments ; elle s’accommode un peu à la déraison de ses voisins ; elle se plie aux exigences du monde ; elle n’est pas complète, absolue, entière. Aussi reste-t-elle sociale, précisément parce qu’elle se cache.

Mais la folie, proprement dite, ne se cache plus. Elle s’étale, elle a perdu la pudeur d’elle-même. Aussi est-elle bien instructive, parce qu’elle se trahit. Elle montre sa cause, en ne cachant aucun de ses efforts. Elle montre en flagrant délit la passion dont elle est née. Elle la montre dans ses dernières conséquences, et voilà la leçon ! Quand la passion s’arrête à mi-chemin, son caractère n’éclate pas, mais quand elle a tué le sens commun et qu’elle marche tête haute, visière levée, seule et victorieuse dans le silence de la raison vaincue, il est difficile de ne pas reculer d’épouvante en la voyant, en passant à côté d’elle.

 

Je vis un homme qui se croyait Dieu. Beaucoup se croient Dieu d’une certaine manière ; mais celui-ci se croyait Dieu de manière à le dire, à le proclamer. Il exigeait le culte ; il parlait de l’impiété des hommes de ce temps-ci, de la dureté de leur cœur.

– C’est moi qui les ai créés, disait-il, et ils ne m’en savent aucun gré.

Puis il se mit à causer, et raisonna très bien, dès qu’il ne parla plus de lui-même. C’était un homme instruit et intelligent.

Il s’offrit à me servir de cicerone, fit mille réflexions ingénieuses et justes.

– Ces gens sont fous, disait-il de temps en temps ; que je les plains !

Il me conduisit à un de ses camarades.

– Tenez, me dit-il, quelle pitié ! Voilà un homme de talent, bon géomètre. Il pouvait rendre des services à la société. Il est charmant, il est aimable, il est doux. Pauvre jeune homme ! Ne s’est-il pas imaginé un beau jour qu’il était Dieu le Fils. Concevez-vous qu’une folie pareille entre dans une tête humaine ? C’est comme je vous le dis, il croit qu’il est Dieu le Fils. Mais ce n’est pas tout ; ce qu’il y a de plus extraordinaire, de plus incroyable, ce que vous ne voudrez jamais admettre, c’est qu’il ose me dire cela en face, sans se troubler, à moi qui suis Dieu le Père ! Il me l’a dit, non pas une fois, mais cent, sans que ni raisonnements, ni supplications, ni menaces aient rien pu sur lui. J’ai de temps en temps la pensée de le foudroyer ; mais je ne le fais pas. Il est si jeune !

– Tenez, continua-t-il, en voilà un qui se croit empereur, comme s’il pouvait être empereur sans ma permission !

Voici une femme qui s’est persuadé que Jeanne d’Arc revit en elle.

Mais ce n’est pas tout. Voici un homme qui se croit soleil. C’est l’orgueil qui a perdu tous ces pauvres gens.

Soleil ! continua mon guide en s’animant, un homme de chair et d’os qui se croit soleil ! Que la folie est une chose étrange ! Et c’est à moi qu’il vient le dire, à moi dont le soleil n’est qu’une faible image ! Voyons, vous, monsieur, qui probablement m’adorez, auriez-vous pensé qu’un homme pût arriver à se croire soleil, si vous n’aviez pas rencontré un Dieu pour vous le dire et pour vous le montrer ?

Mon guide continua.

– En voici un autre dont la folie est assez singulière, me dit-il en montrant son propre gardien ; il croit que je suis fou. Je le plains, et je ne lui en veux pas. Cependant, pour vous dire toute la vérité, j’ai contre lui des moments de haine. Deux ou trois fois, j’ai voulu l’obliger à se mettre à genoux devant moi. Il a refusé. J’ai pris le parti de mépriser les hommages qu’il me refuse. Que voulez-vous ? Il ne sait pas. Il est fou ; il n’est pas responsable de ses actions. Il y en a un autre ici qui croit être le directeur d’une maison de fous. Il me traite comme un des malades dont il est chargé, et m’envoie quelquefois un médecin. Je reçois le médecin avec bonté. Un Dieu doit être bon. Si je n’étais pas bon, on ne saurait pas que je suis Dieu.

En voici un qui se regarde comme l’inventeur de la vapeur ; je ne peux pas le détromper, parce que cette idée le rend heureux.

Nous marchions toujours. Mon guide parlait et je l’écoutais.

Je vis un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d’années, un homme à la figure intelligente, au regard ardent et fixe, qui se livrait à l’exercice le plus singulier. Il s’approchait de tous ses compagnons, et disait à chacun un mot à l’oreille ; puis il posait un doigt sur sa bouche, et ajoutait : – Ne me trahissez pas.

Il vint à moi : – Êtes-vous un homme d’honneur, Monsieur ? me dit-il. Je crois que vous êtes homme d’honneur, et je vais vous dire un secret.

Il me prit la main et me la serra fortement.

Mon guide me retint par l’autre bras.

– Il va vous dire que je ne suis pas Dieu ; surtout ne le croyez pas. N’allez pas augmenter le nombre des impies.

En prononçant ces mots, celui qui s’était fait mon guide et qu’on nommait Antoine, quitta son expression bienveillante pour une expression terrible. Je sentis la fureur dans le voisinage, cette fureur sans appel qui est toujours tout près, quand la folie est là, même la folie la plus douce ; les deux fous me tenaient, chacun semblait vouloir me gagner à lui et me sauver de son voisin.

– Défiez-vous de lui, me dit l’homme qui parlait à voix basse, et qu’on nommait René ; défiez-vous de lui ! il va vous trahir ! Confiez-vous à moi, bien plutôt. J’ai trahi un secret, je le sais ; mais je n’en trahirai plus jamais. Ne dites vos secrets qu’à moi, Monsieur. Tenez, je parie que tous les jours vous allez dans une maison de la rue..., au numéro... Eh bien ! vous pouvez me le dire, mais ne le dites pas à d’autres ; ils vous trahiraient. Moi, je ne trahirai plus ; j’ai trahi une fois, il y a de cela six mille ans, et je m’en souviens comme si c’était hier ; six mille ans, cela passe vite.

– Qu’est-ce que six mille ans, dit Antoine interrompant son camarade ; qu’est-ce que six mille ans, près de l’éternité ? Moi qui suis Dieu...

– Tais-toi, dit René, tais-toi, tu n’es pas Dieu... Ah ! s’écria-t-il, et il devint pâle comme un mort. Oh ! pardon ! pardon ! pardon, mon fils ! Voilà que je trahis encore un secret ! Ne meurs pas, mon fils ! ne meurs pas ! Oh ! pourquoi ai-je parlé ? J’ai trahi le secret d’Antoine en disant qu’il n’est pas Dieu. Mais je ne le trahirai plus. Tu es Dieu, Antoine, tu es Dieu !

Et René tomba aux genoux de son malheureux ami ou ennemi, comme vous voudrez l’appeler.

– Voyez, me dit Antoine, ma divinité l’écrase !

René se releva.

– Si tu es Dieu, continua-t-il, rends-moi mon fils. Je n’avais que lui. Oh ! pourquoi ai-je parlé ? Désespoir ! désespoir ! pourquoi ai-je parlé ?

Il s’arrachait les cheveux ; l’attaque devint furieuse, le docteur fut appelé.

 

Voici l’histoire du pauvre René, telle qu’on me la racontée :

 

Il avait été riche ! Sa fortune avait péri tout entière dans une spéculation, et non seulement elle avait péri, mais, chose plus amère, elle avait été volée. Chose plus amère encore ! elle n’avait pas été volée par des voleurs, au coin d’un bois : elle avait été volée par des amis.

Quant aux détails de l’affaire, ils ne nous regardent pas. Ce qu’il y a de certain, c’est que René fut dépouillé de sa fortune.

Sa femme était morte jeune. Il restait à René un fils, nommé André, et un ami, M. Charles Lerdan.

La ruine de René n’était pas entière, il pouvait encore vivre, et il vivait. René parlait souvent de son dévouement, il en parlait excessivement en homme qui ne sait ce que c’est. Son cœur était presque tout entier dans son imagination. Excellent quand il était bon, il n’était pas bon longtemps de suite, et il était prudent de ne pas mettre aux prises chez lui la bonté et l’amour-propre.

Quel homme était Charles Lerdan ? Je ne sais trop. Ceux qui m’ont raconté l’histoire ne l’avaient pas connu. Il paraît seulement qu’il ne ressemblait pas à tout le monde. Était-il grand ou était-il seulement bizarre ? C’est une question que je ne puis résoudre. En tout cas, René le regardait comme un objet extraordinaire et précieux. En parlant de lui, René disait : « J’aime Charles » ; et, de bonne foi, croyait l’aimer. René avait trouvé le moyen de concilier l’enthousiasme et l’égoïsme. Quand un homme lui était agréable, il croyait aimer cet homme-là ; mais il n’aimait que lui-même, à propos de cet homme-là.

René et Charles se voyaient, dit-on, tous les jours depuis leur enfance. Le lien qui les unissait semblait solide. Ces deux hommes pensaient et sentaient de même. Mais il n’y a rien de solide dans un monument quand l’amour-propre se glisse par les fentes : à l’instant même, les pierres sont disjointes.

Pendant le récit je me disais : « L’un se croit Dieu, l’autre soleil, l’autre empereur. Si René est fou pour une cause analogue, décidément c’est l’amour-propre qui peuple cette maison. »

Reprenons le récit.

Un jour, René alla voir Charles à huit heures du soir. Charles n’était pas chez lui. Le lendemain il y alla encore, et Charles était encore absent. Le troisième jour il en fut de même. René était mécontent. – Où va Charles ? pensa-t-il. Est-ce qu’il se cache de moi ?

Cette piqûre d’épingle suffit pour blesser René, ou, si vous voulez, suffit à René pour se faire une blessure.

Il aima moins son ami. Son amour-propre enfla.

Un soir, René devait recevoir quelques personnes.

– Tu viendras ? dit-il à Charles.

– Je ne peux pas, répondit celui-ci.

Et pas d’explications.

La blessure de René se creusait.

Mais, quelques jours après, René fit jouer une comédie au Théâtre-Français. Il comptait sur son ami pour le succès de la pièce. Il lui porta un billet.

– Nous dînerons ensemble, lui dit-il ; je veux m’assurer de toi et ne pas te lâcher.

– Je suis désolé, dit Charles, de te refuser aujourd’hui ; mais je n’irai qu’à la seconde représentation. Depuis quelques jours, je ne suis pas libre le soir. Quand tu es venu me chercher, tu ne m’as pas trouvé. Quand tu m’as appelé, je n’ai pas répondu. Ton invitation d’aujourd’hui, je ne la refuserais pas sans motif sérieux.

– Tu as un secret que tu ne peux me confier ? dit René.

– Tu me donnes ta parole d’honneur de garder, sur ce que je vais dire, un silence absolu ? demanda Charles.

– Tu te défies donc beaucoup de moi ?

– Non, René, dit Charles ; mais une indiscrétion perdrait tout. Prends tes précautions contre toi-même. Donne ta parole d’honneur.

Tous les soirs, dit Charles, je vais rue..., numéro... ; l’affaire qui m’y appelle est grave. Il s’agit d’obtenir la réparation d’une injustice. Mon entreprise est difficile ; je demande aux coupables eux-mêmes de défaire le mal qu’ils ont fait autrefois. Or ils partent demain pour l’Amérique. Je vais tenter ce soir l’assaut décisif. Ce soir, entends-tu ? Ta comédie sera jouée plusieurs fois. Mais je ne verrai qu’une fois, je ne verrai que ce soir l’homme qui part demain. J’ai à sauver cet homme de l’injustice qu’il a faite, et un autre homme de l’injustice qu’il a subie.

– Fais ce que tu voudras, dit René.

– À demain, dit Charles. Pour l’affaire dont je te parie, ajouta-t-il en le quittant, j’ai différé mon mariage.

En effet, Charles devait épouser Mme Marie Léonce, et depuis quinze soirs la famille Léonce attendait Charles inutilement.

L’explication de Charles avait satisfait la raison de René, mais non pas son amour-propre. Il était blessé à l’endroit sensible. Dans la journée, René, faisant trêve un instant aux préoccupations théâtrales, se rendit chez la famille Léonce, avec son fils.

Il se passa là une de ces trahisons dont les amis seuls ont le secret.

René crut apercevoir que Mme Léonce était mécontente de Charles. Il crut voir l’effet de l’absence. Le refroidissement lui parut sensible. Au fond du cœur, René fut content.

Il parla de son admiration pour Charles.

– C’est un homme complètement supérieur, dit-il. Quel dommage que son caractère ne soit pas à la hauteur de son intelligence.

On causa. Chacun dit son mot.

– Depuis quelque temps, remarqua un des causeurs, on ne le voit plus. Il abandonne ses amis.

– La fidélité, dit René, n’est pas la vertu favorite de Charles.

– Où passe-t-il ses soirées ? dit un indifférent. Je ne le rencontre plus dans le monde.

René se pinça les lèvres, comme un homme qui a quelque chose à dire et qui ne veut pas parler.

Alors on le questionna. Il se défendit comme on se défend quand on va céder. Au lieu de l’arrêter par un mot bref, il excita la curiosité par mille demi-mots.

Enfin, enchanté de montrer qu’il savait ce que les autres ne savaient pas, désireux de nuire à Charles, désireux de le faire suspecter, désireux d’irriter contre lui la famille Léonce en lui prouvant que Charles avait des secrets pour elle, il se cacha à lui-même tous ses sentiments mauvais, et se dit : - Il faut que je prévienne cette famille. Charles suit une mauvaise voie ; ce jeune homme se perd. Il prend de mauvaises habitudes. Il y a dans son absence, dans sa préoccupation, quelque chose de mauvais. Pourquoi se cacher, s’il ne fait pas le mal ? C’est une passion, le jeu peut-être qui l’attire là où il va, là où il veut aller seul, là où il se cache pour aller. Dans son intérêt et dans l’intérêt de Mlle Marie, il faut que je prévienne la famille Léonce.

S’étant ainsi trompé lui-même, en se parlant tout bas, René parla tout haut.

– Charles, dit-il, me fait beaucoup de peine. Mon amitié pour lui me rend inquiet sur son compte. Je vous dirai, entre nous, que son rendez-vous de tous les soirs est invariable. Il va rue... numéro... chez qui ? Je ne sais. J’ai mauvaise idée de cette maison. Quelqu’un m’a dit avoir vu Charles sortir de là, à deux heures du matin, un billet de banque à la main. C’est au moins imprudent. Il pourrait être attaqué.

(Le fait était à moitié vrai. Un curieux avait vu Charles sortir de cette maison, un papier à la main ; mais ce papier était une lettre d’affaires.)

– Charles, continua René, a eu de tout temps pour les jeux de hasard un attrait qui m’inquiétait malgré moi ; car nous sommes amis d’enfance. Et, dans cette circonstance, il m’a fait un chagrin véritable, en ne m’avouant pas le vrai motif de ses rendez-vous continuels.

René jeta un coup d’œil autour de lui, comme pour contempler sa victoire.

Chose remarquable ! sa confidence avait produit un effet directement contraire à celui qu’il attendait.

Quand il insinua que Charles était un menteur et un joueur, tous sentirent en lui le traître, et une réaction se fit en faveur de celui qu’il trahissait. Le frère de Marie se leva et ouvrit la porte.

– Sortez, monsieur, dit-il à René ; vous êtes méchant.

René sortit suivi de son fils André.

Ce jeune homme partageait la race de son père, et la partageait d’autant plus volontiers que Mlle Marie ne lui déplaisait pas. Pour les hommes comme René et son fils, l’humiliation subie devant une femme est un malheur qu’ils ne pardonnent ni aux autres ni à eux-mêmes, et, par une malice du sort, ce malheur leur arrive sans cesse. À l’instant précis où son frère avais mis René à la porte, Mlle Marie avait ri de bon cœur. N’étant pas émue, elle avait observé la scène, qui pour elle n’était qu’une comédie, car elle savait le secret.

– Ma mère, dit-elle, il faut renvoyer Julien (c’était le nom du domestique). Tout à l’heure il écoutait à la porte.

Julien fut renvoyé, comme René.

– C’est le jour des expulsions, disait Marie ; la maison va devenir nette. Le jour de mon mariage, il faudra vendre les fauteuils sur lesquels ces gens-là se sont assis.

À minuit, André se dirigea, en courant, vers la maison mystérieuse d’où Charles sortait vers une heure du malin. Il tenait à lui raconter lui-même la visite qu’il avait faite avec son père chez la famille Léonce, afin que son récit ne fût prévenu, précédé, détruit par aucun autre récit ; afin qu’il pût dire à Charles que Mlle Marie semblait avoir reçu de fâcheuses impressions sur son compte ; que son père René et lui André avaient fait, pour les dissiper, d’inutiles efforts ; que M. Léonce avait détourné l’a conversation. Enfin, il se proposait d’enfoncer doucement à Charles un poignard dans le cœur, suivant l’usage des amis.

Il approchait de la maison indiquée. Il vit courir vers lui un homme qui se jeta dans ses bras et le serra à l’étouffer : c’était Charles.

– Cher André, lui dit-il, tiens, voilà la fortune de ton père ; ceux qui la lui avaient dérobée ont reconnu ses droits et la lui rendent. Je travaillais depuis quelque temps à faire éclater la justice ; voilà pourquoi je suis devenu invisible. Eh bien ! va, cher ami, porte à ton père toi-même ce qui lui appartient, ce qui lui est rendu. Dis-lui que j’ai gardé le secret vis-à-vis de lui dans la crainte de lui préparer, en cas d’échec, une déception. Dis-lui de me pardonner mon silence et mon absence. Demain je serai tout à lui.

André quitta Charles, chargé de billets de banque. Avait-il des remords ? Je ne le crois même pas. Son père l’avait habitué à ne jamais dire : j’ai tort.

Pendant le colloque de Charles et d’André, un homme était resté debout près d’eux, immobile et inaperçu.

C’était Julien, le domestique indiscret, Julien qui avait entendu dire par René que Charles traversait cette rue toutes les nuits, à une heure du matin, sortant d’une maison de jeu et chargé quelquefois de billets de banque. Julien qui avait entendu, chez Mme Léonce, la conversation de René, venait d’entendre ici la conversation d’André et de Charles.

Charles s’éloignait. Julien savait qu’André emportait le trésor. Il le suivit, et quand il jugea le moment favorable, lui saisit les deux mains et les attacha, car il était le plus fort.

– Silence, dit-il, ou je te tue.

Et il s’empara des billets de banque.

André voulut appeler. Julien tira de sa poche un couteau, et frappa André au cœur avec tant de précision, que le jeune homme tomba mort.

Le lendemain, René apprit les événements de la nuit et devint fou.

Au moment où l’on venait de me raconter son histoire, René repassa devant moi, suivi du docteur. Il vint à moi.

– Soyez discret, monsieur, dit-il. Quelquefois on prononce un mot légèrement, et on n’en devine pas les conséquences. Je connais un homme qui, pour avoir trahi le secret le plus insignifiant, a perdu d’un mot, si ce qu’on dit est vrai, son bonheur, son honneur, sa vie, son ami, son fils, sa fortune, son avenir, sa raison.

Et René continua sa route, un doigt posé sur sa bouche.

 

 

 

Ernest HELLO, Contes extraordinaires, 1879.

 

 

 

 

 

 

 

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