Du gentilhomme et du diable

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gáspár HELTAI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL y avait une fois un gentilhomme méchant qui pressurait et maltraitait cruellement les pauvres serfs, les écrasant d’impôts illicites, de corvées et de différentes redevances, les rançonnant tant et si bien que les misérables se trouvaient réduits à la dernière extrémité par suite de sa cruauté. Un jour, se rendant à cheval sur ses terres, il vit que les pauvres serfs étaient en train de labourer un peu pour leur compte ; maugréant en lui-même, il se dit : « Mes serviteurs sont des larrons : pas un seul parmi eux ne fait ce que j’ai ordonné. On permet tout à ces maudits vilains. Je leur ai bien recommandé de labourer, de houer, de moissonner et de faucher pour moi pendant toute la semaine. Il est bien suffisant que ces maudits labourent, houent, moissonnent et fauchent pour eux-mêmes le samedi après-midi et le dimanche. Que n’ai-je un bon intendant à qui je pourrais confier la surveillance, et qui forcerait les serfs au labeur quotidien pour moi ! Je le paierais de bon cœur, si je pouvais en avoir un. »

Ce disant, il voit venir vers lui à cheval un homme aux longues dents sanglantes, coiffé d’un bonnet fendu au milieu et portant une veste à large col. Ses yeux sont immenses et il a enfoncé son bonnet de façon à les dissimuler. Le gentilhomme le questionne : « Où vas-tu ? » L’autre de répondre : « Je cherche du travail. » À quoi le gentilhomme : « D’où viens-tu et qui es-tu ? Car j’aurais vraiment bien besoin d’un serviteur. » L’autre répliqua : « Je suis le diable de l’enfer. Si tu veux bien accepter mes services, tu verras comme je te serai fidèle. » Le gentilhomme dit alors : « Sois mon intendant afin que je puisse faire rendre sang et eau à ces maudits serfs : je ne trouve pas de serviteur loyal, tous les ménagent, ces maudits. » Le diable dit alors : « Eh bien, laisse-moi faire : il y a longtemps que je suis rompu à ce genre de travail : tu verras, d’ici une année, toutes les richesses que tu auras amassées. » Le gentilhomme de dire alors : « Que demandes-tu pour tes loyaux services une année durant ? » Le diable répondit : « Tu ne me donneras rien : mais, d’ici une année, je te demanderai comme salaire et récompense ce que les serfs m’offrent gratuitement et de leur plein gré. » Sur quoi le gentilhomme pensa : « Eh bien, voilà un bon serviteur : il me servira pour rien. Et peu me chaut si les serfs lui offrent ou non quelque chose : pourvu qu’il me serve avec loyauté. » Et il dit au diable : « Qu’il en soit ainsi : ce sera là ton salaire. » Et après que le gentilhomme eut présenté le nouvel intendant aux serfs, celui-ci se mit à les traiter avec une grande cruauté. Et il inventa chaque jour contre eux de nouvelles ruses méchantes. Il priva les pauvres serfs du droit de vendre leur vin. Il leur acheta le jus du raisin pour quatre florins et il le leur revendit pour trois pièces d’argent la pinte : et ayant coupé le vin avec de l’eau, il l’imposa à chaque maison contre payement. Il revint ramenant à son seigneur des sacoches pleines d’argent. Il s’en fut ensuite chez les veuves, leur ordonnant de distiller la lie du vin qu’il vendit aussi moyennant un prix élevé, aux pauvres serfs. Tout le suif que donnaient les bœufs et les moutons, il le fit saisir pour son maître, en fit fabriquer des chandelles par les veuves, pour les vendre également aux serfs. Il leur fit bêcher les jardins, obligeant les serfs d’acheter oignons et persil. Et lorsqu’il eut touché le prix de ceux-ci, il en remplit son bonnet pour l’apporter à la noble dame, lui disant : « Voilà ma très honorée dame : acceptez cela de bon cœur. Que votre Seigneurie s’achète d’autres robes. Car vous êtes une noble dame, à qui il ne sied pas de porter corsage et jupe de Breslau ; les vôtres doivent être de Tab. Et vous devez posséder aussi une belle robe de fête en taffetas et en beau coton, ornée de fleurs, cinq fois rebordée de soyeuse fourrure. Que votre toque soit non pas blanche, mais jaune et rouge, à rubans et appliques brodées. Que vos mains soient couvertes de belles bagues dorées, votre chemise faite de linon délicat et de cette toile fine dont on se sert pour les cols. Mais quelles sandales avez-vous là ? Noires et larges comme des battoirs : il faut en acheter qui soient faites de beau cuir cramoisi, toutes menues, garnies de beaux clous ronds bien pointus. Ne vous négligez pas, Dame ! Car ainsi non seulement mon seigneur aura plaisir à vous regarder, mais aussi tous les gentilshommes du voisinage. Laissez-moi faire : je vais parer mon maître de même. » L’intendant parti, le gentilhomme arriva. La femme dit alors à son époux : « Quel brave intendant tu as trouvé là ! Il nous apporte de l’argent plein son bonnet. Il nous en apporte même de là où nous n’aurions jamais eu l’idée d’en chercher. Tu feras bien d’aller à la ville pour y faire des achats. Moi, je me suis déjà débarrassée de mes robes de deuil. Je compte bien faire voir que je suis femme d’un gentilhomme. »

Au bout de quelques jours l’intendant revient apportant cette fois un gros tas d’argent. Il annonce au gentilhomme : « Voici le prix du vin ; il y aura de l’argent en suffisance. On viendra t’amener de beaux poulains et des bœufs gras : je les ai pris aux serfs à la faveur d’avocasseries, en leur imposant une amende. Choisis les meilleurs d’entre les poulains et confie-les aux serfs les plus riches afin qu’ils les élèvent et les soignent pendant l’hiver. S’ils restent en vie, tu les prendras pour toi. Si au contraire ils crèvent ou si le loup les dévore, tu demanderas seize forints pour chacun en disant : vous ne les avez pas bien traités, car ils sont morts de faim, et vous ne les avez pas bien gardés. Les bœufs gras, tu les emmèneras à la ville : c’est de l’argent tout trouvé ; les bêtes d’une qualité inférieure, tu les donneras à abattre aux serfs et tu leur vendras la viande ; dans les peaux, tu feras tailler des chaussures que tu leur imposeras d’acheter moyennant huit pièces d’argent. Nous voilà au seuil du carême, fais venir des poissons salés, husos, carpes et harengs, que tu leur vendras aussi : cela nous rapportera également une belle somme. Lorsqu’ils moissonneront le blé, je leur ferai payer d’emblée d’abord la dîme, puis je prélèverai le cinquième ; ensuite l’impôt ; je les obligerai à livrer du blé pour votre table, ainsi que des oies, des chapons et des poules : ils devront aussi remettre le cochon de la Saint-Blaise, en attendant que viennent les agneaux de la Saint-Georges. Le dépiquage comme la forêt leur sont interdits : que le garde-forestier y veille, moi je m’occuperai des rentrées. Tu verras, je te rendrai riche, et tu n’auras qu’à te vêtir et à te parer comme il sied à un seigneur. Même si ton voisin est seigneur banneret, tu ne le lui céderas en rien, etc. » Le gentilhomme se réjouit fort et dit à sa femme déjà revêtue de belles robes et chaussée d’élégants souliers : « Il n’y a pas à dire, j’ai eu bien de la chance avec cet intendant. Dorénavant, nous n’aurons plus qu’à nous laisser vivre, ma belle dame. Que Dieu garde le paradis pour lui, pourvu que je puisse vivre sur cette terre dans de tels plaisirs et dans une telle richesse. Les prédicateurs radotent bien assez sur le bonheur du paradis : grand bien leur fasse : je n’ai aucune envie de m’y rendre. »

Or, les choses allant ainsi pour le mieux, l’année approcha de sa fin. Le gentilhomme cheminait un jour à dos de cheval, son intendant derrière lui ; ils s’approchèrent d’un de ses villages, lorsque l’intendant dit au gentilhomme : « Votre Seigneurie se souvient-elle que le temps de mon service s’est accompli, l’année est désormais terminée, et jusqu’à ce jour je n’ai reçu aucune rémunération. Il serait bon que je puisse, moi aussi, recevoir mon salaire, j’ai bien assez travaillé : car vous savez que je vous ai fidèlement servi et je vous ai enseigné, à vous et à votre dame, bien des choses que vous ignoriez avant, au point que vous voilà confortablement installés dans la richesse. » Le gentilhomme répondit : « Mon bon serviteur, tu es brave et tu m’as servi loyalement, mais rappelle-toi ce dont nous étions convenus lorsque tu t’es engagé chez moi il y a une année. Ne m’as-tu pas dit que tu ne me demanderais rien, que tu ne prendrais et garderais que ce que mes serfs t’offriraient gratuitement et de leur propre gré ? Qu’attends-tu donc de moi ? Je ne te dois rien, je pense. » L’intendant répondit : « Top-là, mon bon seigneur, qu’il en soit ainsi. »

Cependant, ils avançaient s’approchant du village. Lorsqu’ils y entrèrent, un bœuf s’évada d’une cour, poursuivi par un homme qui invectivait la bête parce qu’elle ne se laissait pas mettre le joug : « Espèce de vilaine bête, où vas-tu ? Que le diable t’emporte. » Le gentilhomme se retourna et dit : « Intendant, entends-tu ce que crie ce paysan ? Il vient de t’offrir son bœuf : il est à toi. » Et l’autre de répondre : « Le bœuf ne me revient pas de droit, le paysan ne me l’a pas offert de gaieté de cœur : il est tout triste, le pauvre, c’est dans sa colère qu’il l’a fait. » Plus loin, ils entendirent pleurer un enfant que sa mère balançait dans son berceau. Et comme celui-ci ne voulait pas s’endormir, elle le grondait en disant : « Oh, fils de diablesse qui ne fais que pleurnicher ! Que le diable t’emporte : je ne peux rien faire d’autre que de m’occuper de toi. » Entendant ces paroles, le gentilhomme dit à l’intendant : « Tu entends ce que raconte cette femme ? Elle t’offre son enfant. Il est à toi. » L’intendant de répondre : « Oh, non ! Car elle ne l’offre pas par gaieté de cœur, mais dans son affliction. » Et comme ils avançaient dans le village, il virent une petite fille devant une maison. Apercevant le gentilhomme, l’enfant prit peur de lui, s’enfuit en courant pour se réfugier auprès de sa mère en train de traire une vache et lui cria : « Mère, mère, voici le gentilhomme, notre seigneur. » Et la mère de lui répondre : « Que le diable emporte ce bourreau cruel et sanguinaire. Il aura flairé quelque part l’odeur d’une charogne, et il vient nous mettre à l’amende. » Oyant ceci, l’intendant dit au gentilhomme : « Entends-tu ce que dit cette femme ? » Le gentilhomme répondit : « J’entends bien, cependant elle ne le dit pas par gaieté de cœur, mais dans sa peine ; qui sait ce qui désole la malheureuse ? » L’intendant répondit : « Hé non, elle ne le dit pas par colère, mais elle t’offre à moi de bon cœur. Aussi m’appartiens-tu désormais, et je t’emporte. » Et le saisissant par les cheveux, il entreprit aussitôt de lui faire vider l’étrier.

Et l’autre de lui dire : « Que fais-tu, perfide ! Ne sais-tu point que tu mérites punition selon la loi pour avoir porté la main sur un noble ? » L’intendant répondit : « Je n’ai cure de ta loi, ni de ton maître suprême : il a une tout autre loi, celui à qui je vais te remettre, dont je suis serviteur. » Et le gentilhomme de dire : « Aïe, si seulement je pouvais revoir une seule fois ma noble dame trottinant dans ses belles sandales en cuir cramoisi ! Si je pouvais l’enlacer ne serait-ce qu’une seule fois ! » L’intendant répondit : « Ne te désole pas : mon compagnon est allé la chercher ; il ne tardera pas à te l’amener, et c’est ensemble que vous serez assis dans le bain, le lac de soufre brûlant. » Le gentilhomme dit alors : « Ma femme et moi, nous nous contenterons d’une baignoire, à quoi bon tout un lac ? – Le lac même est déjà trop petit, répondit l’intendant : car j’y ai amené à l’aide de mes compagnons tant de seigneurs, de nobles, de gens cruels, faux, suceurs de sang, pillards et ravageurs, que les nobles qui sont encore sur terre nous donneront bien du fil à retordre : car il faudra creuser un plus grand lac, afin de leur faire de la place. Le maître suprême leur fait bien prêcher le saint Évangile : mais nous constatons que cela leur entre par une oreille et leur sort par l’autre ; personne n’a hâte de s’écarter de notre chemin pour faire pénitence, encore qu’ils sachent que nous avons déjà emmené avec nous les grands seigneurs faux et cruels et de nombreux nobles. Voilà qui montre à merveille que nous devrons aussi emporter tous les autres comme eux dans le même lac de soufre brûlant. » Le gentilhomme dit alors : « Las, fou que j’étais, qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai bien entendu ce que disaient les prédicateurs, que l’enfer existait, et que Dieu jugeait la fausseté et la cruauté, mais je ne l’ai pas cru. Je m’imaginais que les pauvres prédicateurs avaient eux-mêmes inventé pareilles choses. »

Et il dit à l’intendant : « Laisse-moi jeter un coup d’œil en arrière, car quelqu’un nous suit. » Et l’intendant répondit : « Bien sûr qu’on nous suit, cette route n’est jamais déserte. » Le gentilhomme dit : « Je vois un immense chariot rempli de gens : et je vois un affreux monstre qui le tire, c’est un dragon noir dont la bouche crache le feu et dont les yeux flamboient ; un cocher effrayant est assis sur le siège. Et sur ce chariot, il y a deux hommes et une femme. » L’intendant répondit alors : « C’est mon compagnon, celui dont je t’ai parlé tout à l’heure. Et ceux-là, dans le chariot, ne les reconnais-tu pas ? » Le gentilhomme dit : « Certes, oui. Ils étaient mes voisins ; que de procès nous nous sommes intentés ! » Et il les interpella avec ces mots : « Hé, là-bas : voilà que nos disputes sont désormais terminées. » Et les autres de répondre : « Hélas ! Elles sont terminées, que Dieu nous pardonne. Ne vois-tu pas qui est assise là entre nous ? » Et le gentilhomme demanda : « Qui est-ce ? Je ne la connais pas, elle se cache de moi. Ah ! c’est toi, Catherine, ma chère dame ? » L’intendant dit alors : « Elle n’était pas seulement ta dame à toi, les deux qui sont près d’elle l’ont aussi bien connue dans le monde. C’est pourquoi on l’a placée entre les deux dans le chariot. » Le gentilhomme s’écria alors : « C’est une chose véritablement diabolique. » Et l’intendant de lui répondre : « En effet, elle n’a rien d’angélique. » Le gentilhomme dit : « Hélas, je vois au loin grand feu qui brûle et épaisse fumée noire qui monte au ciel. Qu’est-ce ? » L’intendant répondit : « C’est là le bain qui attend les gentilshommes cruels. » Le gentilhomme dit alors : « Aïe, nous sommes perdus, est-ce là que tu nous conduis ? » L’intendant dit : « C’est là, bien sûr : parce que notre maître suprême fit d’abord ce bain pour nous, puis pour vous, hommes faux et cruels. » Ensuite il dit au charretier : « Mon bras se fatigue, j’en ai assez de porter ce scélérat. Fais-le monter dans le chariot. » Sitôt dit, sitôt fait. Et le charretier se remit en route avec eux. Ils étaient encore loin de la terrible fumée noire, quand ils entendirent déjà les grands cris, les vociférations, lamentations, sanglots, gémissements de tous ceux qu’on plongeait dans le lac de soufre brûlant. Et le gentilhomme dit : « Mes Seigneurs, c’est loin d’être une plaisanterie. C’est de ce bain terrible que parle le Fils de Dieu lorsqu’il dit dans l’Évangile : Jetez-les dans les ténèbres extérieures : il y aura des pleurs, des gémissements et des grincements de dents. Las, nous autres, fous que nous étions ! Que n’avons-nous obéi aux pieux prédicateurs ! Ô, insensés ! Il aurait mieux valu pour nous ne jamais venir au monde. » Et dame Catherine ajouta : « Vous étiez perfides et querelleurs dans le monde : vous cherchiez sans cesse des raisons à querelles et à procès. Essayez donc de faire appel dans notre épouvantable affaire, et pendant que la cause sera examinée, vous trouverez peut-être moyen de nous délivrer. » Le gentilhomme dit alors à l’intendant : « Seigneur, maître miséricordieux, sois clément envers nous : trouve moyen de nous reconduire chez nous, nous resterons éternellement tes serviteurs. Nous te remettrons tous nos biens : tu pourras éternellement labourer nos terres, pourvu que tu nous sauves de ce bain effrayant. » L’intendant répondit : « Tarde fabulare : il est trop tard, vous avez manqué le bon moment. Voilà notre maître qui arrive. » Le gentilhomme dit : « Aïe, aïe ! Œil humain n’a jamais contemplé bête plus terrible ! Il n’existe pas autant de mouches au monde, que celui-ci a de serviteurs difformes et répugnants. Qui est-ce ? » Et l’intendant de répondre : « C’est Satan, qu’on appelle aussi Lucifer. C’est notre roi. »

Et l’intendant allant à sa rencontre, fit une génuflexion, inclina la tête, puis lui dit : « Sire, voici tes serviteurs. Nous n’avons pas pu en amener cette fois-ci davantage, mais il y en aura encore. Leur maître suprême ne cesse de leur faire prêcher l’Évangile : mais ils n’écoutent pas, continuent à vaquer à leurs affaires, se préparant vaillamment à sauter dans le bain. » Lucifer dit alors aux nobles cruels : « Bene veneritis Domini : Vous êtes les bienvenus, serviteurs fidèles ; vous voilà fort sales, mais le bain est tout prêt. » Et il ajoute : « Quelle folie, intendant ! Pourquoi avoir amené cette femme ? C’était une bien belle putain : elle nous aurait rendu bien des services en attirant par ses mines enjôleuses encore beaucoup d’hommes dans le bain. » L’intendant répondit : « Seigneur, cela suffit, car il y reste bien d’autres femmes de son espèce. Elle y a quantité de semblables, encore plus belles et plus pomponnées qu’elle. Elles séduiront suffisamment d’hommes pour vous plaire. Et non seulement parmi les nobles, mais parmi les bourgeois. Par leur coquetterie, elles ont beau jeu à convaincre les nobles eux-mêmes d’entrer au service de Votre Majesté. » Et Lucifer de répondre : « Voilà qui est bien. Emmenez ces scélérats au bain. Vous autres, dépêchez-vous de retourner dans le monde. Car j’ai des craintes à propos du fils du maître suprême. En effet, il se hâte de faire prêcher dans le monde entier son Évangile, et je crains qu’il ne mette fin aux affaires de ce monde et qu’il ne vienne plus tôt que prévu juger les vivants et les morts. Hâtez-vous donc car il faut ôter l’écorce du tilleul lorsque la sève y circule. Amenez-en par fournées ; et qu’il y ait aussi des puissants dans le lot ! » L’intendant répondit : « Monseigneur, nous en avons amené tant et tant qu’il n’en reste plus beaucoup de ces orgueilleux et de ces grands seigneurs. Je crois que vous accepterez que nous vous les amenions mêlés à de plus menus fretins. » Lucifer dit alors : « Peu m’importe, il suffit que vous m’en ameniez suffisamment afin que le lac soit plein.

Moralité. Cette fable n’a pas besoin d’être longuement expliquée. Chacun peut comprendre qu’elle avertit les seigneurs, les nobles et les riches de ne pas se comporter cruellement envers les pauvres et de ne commettre aucune injustice contre eux. Parce que les pauvres se désolent, s’aigrissent dans leur misère, implorant Dieu. Et Dieu écoute leur prière infligeant aux cruels punition pour tous leurs actes illicites et pour tous les tourments dont ils accablent les pauvres. Lui-même le dit par la bouche de Moise : « Gardez-vous de faire du tort et de causer de la tristesse aux veuves et aux orphelins. Car si vous leur faites du tort, ils m’adresseront leurs prières et étant un Dieu clément je prête aussitôt l’oreille aux supplications des pauvres. Ma main s’appesantira sur vous. Vos femmes seront veuves et vos enfants orphelins. » Cependant tout cela ne serait rien si la chose en restait là. Mais comme l’a dit saint Paul : « Aucune bête féroce et cruelle n’a sa place au royaume de Dieu. »

 

 

 

Gáspár HELTAI.

 

Traduit par Éva Szilágyi et Anne-Marie de Backer.

 

Recueilli dans Pages choisies de la littérature hongroise,

des origines au milieu du XVIIIe siècle,

Corvina Kiadó, Budapest, 1981.

 

 

 

 

 

 

 

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