Moothoosawny
HISTOIRE INDIENNE
par
Mary Elizabeth HERBERT
EN 1874, je me trouvais à Trichinopoly, dans la Présidence de Madras. Une de mes occupations, pendant mon séjour dans cette ville, était la visite des détenus catholiques de la prison centrale.
Cette prison est située dans la campagne. J’avais l’habitude de m’y rendre portant presque chaque fois sur ma poitrine la sainte Eucharistie ; et Dieu seul connaît le bonheur sans nom, et les douceurs ineffables qu’il m’a été donné de goûter durant ces longues promenades avec Lui.
D’ordinaire j’étais accompagné par un religieux indigène appelé Tomé. C’était un excellent homme, un paria, connaissant à fond sa religion et son catéchisme, et, de plus, doué d’un merveilleux talent pour la controverse. Quand nous arrivions à la porte de la prison, il ouvrait un large parasol, et, marchant derrière moi, le tenait élevé au-dessus de ma tête, pour me garantir des rayons du soleil. Nous nous dirigions ainsi silencieux et recueillis, vers la tour de la maison, vaste bâtiment à deux étages, avec une véranda, ou sorte de balcon circulaire à chacun. De ces balcons, la vue s’étend sur les différents groupes de constructions avoisinantes. Montant ensuite jusqu’au sommet de l’édifice, sur la plus haute véranda, nous en faisions lentement le tour deux ou trois fois.
Sous ce brillant soleil de l’Inde, ma ceinture et mon bonnet rouge étincelaient sur mes vêtements blancs, et permettaient de m’apercevoir de loin. Le but de cette promenade était de nous faire voir des prisonniers catholiques et de les inviter de se réunir au plus vite à l’endroit où se célébraient nos humbles, mais bien touchantes cérémonies. Après cet avertissement silencieux, je me rendais à la place qui nous avait été assignée : les geôliers sur mon passage s’inclinaient profondément, et les catholiques s’agenouillaient quand j’entrais dans la salle.
C’était une longue et belle pièce, pavée en basalte, et sans le moindre ameublement. Pour ma commodité et celle de Tomé, un gardien nous apportait d’ordinaire deux escabeaux de bois, tout petits et très bas. J’en mettais un dans un coin de la salle, le recouvrais d’une nappe blanche et plaçais dessus un crucifix et deux chandeliers avec des bougies allumées : j’improvisais ainsi à la hâte un petit autel, où je déposais notre divin Sauveur. Après quelques instants d’adoration et de prière, je m’asseyais sur l’autre tabouret. Alors les prisonniers qui parlaient anglais se groupaient autour de moi pour l’instruction. Les autres allaient s’asseoir par terre, auprès de Tomé qui leur faisait le catéchisme en tamoul. J’entendais ensuite les confessions de ces pauvres forçats, moins mauvais et plus simples souvent que la place où ils se trouvaient ne l’aurait laissé soupçonner au premier abord ; puis, je leur donnais la sainte communion. Ce spectacle, dans sa touchante simplicité, avait quelque chose de singulièrement émouvant, et, je l’avoue, j’ai rarement rencontré de dévotion aussi vraie et plus sincère que parmi ces infortunés.
Le gouverneur de Madras avait sévèrement interdit aux détenus de suivre les exercices d’un culte étranger à leurs croyances, et d’abjurer leur religion, tant que durerait leur emprisonnement.
Un dimanche, en entrant dans la salle, j’aperçois, debout près de la porte, un beau jeune homme, à la tenue irréprochable, qui porte au front le Trimvorti des adorateurs de Krishna. Il s’incline respectueusement, et tient les yeux fixés sur moi, sans prononcer une parole. Je prie Tomé de voir ce qu’il veut. Il demandait à venir avec nous, pour suivre nos instructions, car « il désirait ardemment, disait-il, se faire chrétien ». Son extérieur annonçait la franchise ; et pourtant, – l’avouerai-je ? – mon premier sentiment fut celui de la défiance. La fréquentation de ces misérables, leurs interminables tromperies, les mécomptes répétés, m’avaient rendu soupçonneux, et je crus d’abord à quelque arrière-pensée. Aussi, je lui fis remarquer qu’il s’exposait à être puni s’il s’obstinait à demeurer avec nous, car il ne pouvait ignorer les règlements de la prison : mais il voulut rester.
Plein de confiance dans la prudence de Tomé, je le prie de prendre ce nouveau venu dans son groupe, en lui enjoignant, par un signe inintelligible au pauvre forçat, de le surveiller, et de s’assurer de ses véritables dispositions. Tomé comprit, et après les explications du catéchisme, il l’interrogea et le trouva, en effet, assez instruit sur les principales vérités de la religion. Il savait par cœur une grande partie de nos prières catholiques, et son unique désir était bien, comme il l’avait déclaré, de se faire chrétien et de recevoir l’eau qui purifie l’âme. Cette nouvelle me remplit de joie : je l’encourageai de mon mieux, et l’engageai à laisser désormais de côté toute pratique païenne et à faire disparaître le signe qu’il portait au front. Quand nous retournâmes à la prison, il vint de nouveau avec nous, et gagna à un tel point la sympathie et la confiance de Tomé, que celui-ci ne put s’empêcher de me dire :
– Père, il y a quelque chose de singulièrement bon et pur dans ce jeune homme, et je suis convaincu que son unique désir est bien de se faire chrétien et de recevoir le saint Baptême.
J’étais moi-même de cet avis, et j’aurais voulu pouvoir me rendre aux vœux de ce pauvre garçon. Mais conférer le Baptême à un forçat, c’eût été aller contre les règlements de la prison, et nous exposer à nous en faire désormais interdire l’entrée. Je me décidai pourtant à demander le directeur, et à voir ce qu’il serait possible de faire.
En apprenant qu’un païen s’était permis d’assister à nos réunions et à nos cérémonies, le directeur parut fort courroucé.
Les règlements de la prison avaient été violés, – disait-il, – il devait, sans retard, infliger une punition sévère au coupable. Après de longs pourparlers, cependant, je finis par obtenir qu’il ne ferait rien qui fût de nature à jeter le discrédit sur mon ministère, et à entraver une influence dont il appréciait lui-même les excellents résultats.
À la fin il céda, mais en me recommandant de ne pas me fier trop vite à la sincérité de gens qui dissimulent presque toujours, sous des prétextes religieux, des desseins peu avouables. Il reconnut pourtant que le pauvre garçon auquel je m’intéressais si fort avait une conduite irréprochable : mais il me déclara qu’il ferait désormais observer les règlements avec plus d’exactitude. Ainsi, je ne pus rien obtenir, sinon la remise de sa punition.
Des semaines s’écoulèrent, et à mon grand regret, mon pauvre forçat, qui s’appelait Moothoosawny, ne revint plus à nos instructions : on le lui avait interdit ; je ne le revis plus. Cependant j’avais toujours de ses nouvelles par les autres prisonniers. Sans cesse il les questionnait sur nos dogmes ; il se faisait répéter nos instructions et lisait avec avidité nos livres catholiques : en un mot, son attitude et sa conduite édifiante prouvaient, à n’en pas douter, son vif et sincère désir de recevoir le saint Baptême. Depuis quelque temps sa santé s’affaissait de plus en plus. Il me fit parvenir par ses amis les prières les plus instantes, me suppliant de venir lui donner l’eau qui purifie l’âme. Mais que pouvais-je faire ? Je n’avais pas la permission de l’aller voir. Je les priai de lui administrer eux-mêmes le saint Baptême, et je leur expliquai avec soin comment ils devaient s’y prendre.
Mais eux comme lui s’y refusèrent. C’était du Souami lui-même (du prêtre) qu’il voulait le recevoir, et « de lui tout seul ». Je leur rappelai alors que le Baptême de désir suffit, quand on ne peut recevoir ni le Baptême d’eau, ni le Baptême de sang. Mais Moothoosawny insistait pour recevoir le Baptême d’eau, « ce bain – comme il disait, – qui purifie l’âme – Fannir gnanasuanan ». Plus il allait s’affaiblissant, plus ses supplications devenaient pressantes. Ses amis lui témoignaient tant de sympathie et me pressèrent à tel point, que je finis par céder. Au risque de m’exposer à un nouvel échec, je me rends de nouveau chez le directeur de la prison. Je lui fais observer qu’empêcher cet homme de se faire catholique, c’est aller directement contre le principe de la liberté de conscience, l’une des premières et des plus importantes clauses de la Constitution britannique.
– Le gouvernement, ou son représentant, – ajouté-je – sont, en quelque sorte, les tuteurs des prisonniers. Ils doivent veiller, non seulement à leur bien-être matériel, mais surtout à leurs intérêts spirituels. Après les épreuves réitérées auxquelles nous avons cru devoir la soumettre, la sincérité de Moothoosawny n’est plus douteuse. D’ailleurs il va mourir, et l’empêcher de recevoir le Baptême, au moment de paraître devant son juge et le nôtre, me semble une cruauté et une tyrannie sans nom !
Le directeur m’écouta avec la plus grande attention, et sans m’interrompre ; je m’animai en parlant, et l’émotion faisait trembler ma voix. Quand j’eus fini, il se contenta de me répondre tranquillement :
– Voulez-vous me donner par écrit vos raisons, telles que vous venez de me les exposer ?
– Je vais le faire immédiatement, repartis-je trop heureux, et le soir même, je lui remettais ma pétition.
Le lendemain, sur les neuf heures du soir, comme je venais de me mettre au lit, une ordonnance frappait à ma porte, et me remettait un pli fermé avec cette suscription : « Service de Sa Majesté. » C’était un télégramme du gouverneur de Madras.
« En réponse à la demande formulée par le chapelain catholique de Trichinopoly de faire exception à certains règlements de la prison en faveur du prisonnier Moothoosawny, veuillez lui accorder toute liberté. »
Ce télégramme était accompagné de la note suivante du directeur :
« J’ai transmis sans délai votre lettre au gouverneur, et je me félicite de voir que vous avez obtenu ce que vous sollicitiez. Quand vous vous présenterez à la prison, toutes les portes vous seront ouvertes. Et je crois que le plus vite serait le mieux, car l’infortuné est actuellement bien bas ! »
Vous pouvez vous imaginer ma joie à cette nouvelle. Comme je remerciai Dieu du fond de mon cœur !... Le lendemain matin, dès l’aube, aussitôt ma messe finie, je me rendis à la prison, toujours accompagné de mon fidèle Tomé, qui était aussi heureux que moi. Ainsi que le directeur me l’avait écrit, les portes s’ouvrirent comme par enchantement devant nous, et je lus avec plaisir sur les visages et dans l’attitude sympathique des habitants de cette lugubre demeure que ma présence était loin de leur être désagréable. Une prison centrale éveille toujours l’idée que là est renfermée l’écume de la société ; et de fait, c’était bien l’écume de la société mahométane et païenne qui se trouvait là. Eh bien, même parmi les plus dégradés des êtres humains, le prêtre catholique est considéré comme l’envoyé de Dieu et le messager de la paix !...
Nous entrons dans l’appartement qui sert d’infirmerie. C’est une longue pièce complètement nue. Dans le coin le plus reculé de la salle, gît le pauvre Moothoosawny, étendu sur une natte : une poignée de paille lui tient lieu d’oreiller. Maigre et défait, il ne respire qu’avec peine ; ses yeux démesurément ouverts sont fixés doucement sur nous. Quand nous ne fûmes plus qu’à une petite distance de lui, il souleva péniblement ses mains décharnées et s’écria d’une voix mourante :
– Enfin, vous êtes venu ! Dieu soit béni et loué à jamais ! La Thevamada (la Divine Mère) ne m’a pas trompé. Maintenant je mourrai content !
Nous étions à peine arrivés à son lit que les autres prisonniers commencent d’affluer par toutes les portes. Ils se massent autour de nous et demeurent bouche béante, osant à peine respirer. C’était un spectacle hideux : nombre d’entre eux portaient sur leurs fronts décrépits la marque des crimes abominables, et la trace des passions les plus éhontées. Un prêtre catholique dans un tel milieu était un spectacle nouveau et étrange pour ces malheureux ; aussi étaient-ils accourus en foule. La plupart d’entre eux, en effet, n’avaient pu l’apercevoir que de loin, dans nos promenades sur le balcon de la tour centrale. Peut-être aussi s’étaient-ils entretenus ensemble de Moothoosawny et avaient-ils interrogé les catholiques. Quoi qu’il en soit, mon impression, et celle de Tomé, fut que nous nous trouvions en présence d’un cas extraordinaire ; du reste, l’attitude silencieuse, bienveillante même, de ces pauvres forçats, montrait qu’ils étaient sous le coup d’une influence surhumaine. Debout derrière nous, ils formaient comme une muraille vivante, et n’eussent été le lieu et la circonstance, une telle scène eût été loin d’être agréable.
Je ne pouvais que me réjouir de l’occasion qui se présentait de leur adresser la parole ; je dis donc à Tomé que les questions et les explications allaient nous donner le moyen de leur faire un bon catéchisme. Accroupis sur nos talons, selon l’habitude du pays, près du misérable grabat de Moothoosawny, nous lui faisons une simple, mais solide instruction, destinée tout entière à ces auditeurs que nous n’attendions pas.
Moothoosawny répond avec une grande aisance : ses réflexions même nous eussent fait croire qu’un ange était descendu du ciel, tout exprès, pour l’instruire.
– Tomé, m’écriai-je tout à coup dans une langue que les détenus ne comprenaient point, ne trouvez-vous pas, comme moi, qu’il se passe quelque chose de mystérieux dans cet homme ?
– Oui, reprit-il, je m’en suis aperçu la première fois que je l’ai vu, sans pouvoir me l’expliquer toutefois. Nous sommes, certainement, en présence d’un cas surnaturel. Si vous lui demandiez de nous raconter son histoire, elle nous éclairerait peut-être.
Sa grande faiblesse me fit hésiter un moment ; cependant comme son récit pouvait être aussi utile à ses auditeurs qu’à nous-mêmes, je lui pris la main et lui dis :
– Moothoosawny, vous êtes malade, bien faible, et pourtant vous êtes heureux, n’est-ce pas, quoique vous soyez sur le point de mourir ?
– Oui, Père, me répondit-il, je suis heureux, très heureux même !
– Et moi aussi, répliquai-je, je suis bien heureux d’avoir pu obtenir à temps la permission de venir vous voir, et je vais vous demander une faveur. Voudriez-vous, – parlant bas et vous reposant tout à votre aise, pour ménager le peu de forces qui vous restent, – voudriez-vous nous raconter votre histoire ? Dites-nous comment vous êtes venu dans cette prison, et pourquoi vous désirez si vivement recevoir le bain qui purifie l’âme et vous faire catholique. Votre récit, j’en suis sûr, ne laissera pas d’intéresser vos compagnons d’infortune.
Moothoosawny ferma les yeux un moment ; il sembla réfléchir. Cependant la muraille humaine s’était encore rapprochée de nous : maintenant, elle nous touchait presque. De ma vie, je n’oublierai ces figures fiévreusement impatientes, ces regards dévorants, fixés sur le moribond, et ce silence de mort qui régnait autour de nous.
Enfin, Moothoosawny commença ainsi :
– Seïdi Sollugren. – Voici mon histoire, Père. J’étais forestier dans le Coïmbatoure. Mes appointements étaient bons, et je jouissais de l’estime et de l’amitié de mes supérieurs. J’étais heureux. Je craignais les dieux et les adorais de mon mieux ; aussi étais-je devenu gros et gras. (Ce sont les marques de la prospérité et de la faveur des dieux chez les Hindous.) Un ingénieur anglais me donna un jour une douzaine d’œufs d’Europe pour faire couver. Je les mis sous une bonne poule, et quand mes poussins vinrent à éclore, je fus au comble de la joie. J’avais toujours beaucoup aimé les oiseaux et les bêtes. Mon plaisir était de compter mes poulets ; je les caressais et les nourrissais moi-même : aussi comme, en peu de jours, ils étaient devenus beaux ! Lorsqu’ils purent sortir, un milan – (sorte d’aigle petit et rapace que les Hindous vénèrent comme. un dieu) – vint s’abattre sur eux et m’en emporta un premier, puis un second !... J’étais au désespoir. J’avais beau veiller : au bout de quelques semaines, il ne m’en restait plus qu’un seul. Un matin, je me rends comme d’habitude à la forêt avec mon fusil chargé, conduisant mon unique poussin et sa mère, et l’abritant, autant que je le peux, sous les broussailles qui bordent le sentier, pour qu’il soit plus en sûreté. Il courait devant moi d’un buisson à l’autre, quand au moment où il traversait une petite clairière, un frou-frou d’ailes se fit entendre soudain au-dessus de ma tête. Rapide comme l’éclair, le milan saisit mon poulet et l’emporte dans ses serres. Ô Père, c’était le dernier !... À l’instant, j’ajuste le voleur et fais feu... »
Épuisé de fatigue et tout haletant d’émotion, Moothoosawny s’arrête. D’un signe, je l’encourage, et il continue :
– La fumée de la poudre n’était point encore dissipée, quand, à quelques pas de moi, j’entends un bruit sourd, comme celui d’une masse inerte qui tombait. C’était le milan !... Ô Père, j’aurais voulu être mort mille fois alors ! La pensée d’avoir tué mon dieu me rendit fou. Qu’advint-il de moi à partir de ce moment ? je l’ignore. Paix, repos, appétit, sommeil, tout disparut à la fois. Il me semblait qu’un dieu vengeur me poursuivait sans cesse, pour me faire expier mon forfait. J’avais cru un moment que le temps finirait par dissiper mon chagrin : hélas ! l’horreur du crime que je croyais avoir commis ne faisait que croître de jour en jour. Mon embonpoint avait disparu ; j’étais devenu maigre, chétif. Incapable de supporter plus longtemps mon existence, je résolus de prendre un mois de congé, pensant qu’un changement d’air me ferait du bien. Je vins donc à Trichinopoly. Hélas ! ce déplacement ne me rendit ni l’appétit, ni la paix de la conscience. Le remords régnait en maître dans mon cœur, et les dieux me poursuivaient sans relâche de leur implacable vengeance. J’étais persuadé d’avoir commis un crime au-dessus de tout crime. Oui, père, j’avais toujours cherché à être bon, et tout ignorant et païen que j’étais, j’avais évité avec soin ce que je croyais être mal. D’une honnêteté qui allait jusqu’au scrupule, j’avais observé toutes les cérémonies et les préceptes de la fausse religion dans laquelle j’avais été élevé. Et c’était ce crime supposé qui seul me rendait si horriblement malheureux !...
« J’étais à Trichinopoly depuis trois jours seulement, et déjà je me mourais de chagrin. Si j’avais eu le bonheur, alors, de rencontrer un Souami à qui j’aurais pu ouvrir mon cœur !... Le quatrième jour, au soir, j’étais étendu sur ma natte, en proie aux plus sinistres pensées et incapable de goûter le moindre repos, quand j’entendis soudain la foule s’attrouper autour de ma demeure. En un clin d’œil mes portes sont enfoncées, et trois sergents de ville se jettent sur moi comme sur un malfaiteur de la pire espèce, me lient fortement les mains derrière le dos, et m’entraînent en prison. Je ne vis en tout cela que la main des dieux. Loin de m’en plaindre, j’en ressentis presque de la joie, car j’espérais qu’ils daigneraient accepter cette injuste souffrance, comme une expiation de mon forfait. Mais ce que j’endurai dans la prison n’apporta pas le moindre soulagement à mes angoisses. Vint le procès. J’étais tellement bouleversé, que je ne sus au juste, pour quel crime on me poursuivait : je crus cependant qu’il s’agissait d’un meurtre. Le vrai coupable ou ses amis, voyant que j’étais étranger, avaient fait tomber les soupçons sur moi. Des témoins se présentèrent et soutinrent jusqu’au bout, avec serment, toutes sortes de mensonges, et quand le juge me demanda ce que j’avais à dire pour ma défense, je me contentai de répondre : « Rien ! »
– Ne résidiez-vous pas encore dans le district de Coïmbatoure, lui dis-je, quand le meurtre a été commis ?
– Oui, Père, me répondit-il.
– Eh bien ! alors pourquoi n’avez-vous pas fait citer de nombreux témoins à décharge, pour établir votre innocence et votre honorabilité, et attester votre présence dans le Coïmbatoure, à l’époque du crime ?
– C’est vrai, j’aurais pu le faire très aisément. Mais songez donc, Père, que je me regardais alors comme beaucoup plus coupable que les faux témoins ne me représentaient. Je crus que le ciel lui-même me condamnait, et j’espérais que ma soumission désarmerait sa colère. Condamné à vingt ans de travaux forcés, je fus transféré dans cette prison pour y subir ma peine. Je comptais retrouver ici cette paix, ce calme intérieur, sans lequel la vie m’était désormais insupportable... Ne vous fâchez pas contre moi, Père, et ne riez pas de ma simplicité. N’ai-je pas trouvé quelque chose de meilleur et que je ne pouvais même soupçonner alors ? Ah ! je suis si heureux, si profondément heureux maintenant !...
Moothoosawny se reposa longtemps. Il m’est impossible de donner une idée de la curiosité avec laquelle cette masse compacte de criminels écoutait la naïve histoire de leur compagnon d’infortune, si différente, hélas ! de la leur.
– Au commencement, poursuivit-il, je ne fus pas plus heureux ici que je ne l’avais été partout ailleurs, depuis que j’avais tué ce que je regardais comme mon dieu, et j’appelais la mort de tous mes vœux. Chacun se montrait affable pour moi et, dès les premiers jours même, l’on m’ôta les fers ; cependant je languissais et dépérissais à vue d’œil. Une nuit que j’avais appelé en vain le sommeil, pendant de longues heures, alors que dans la salle tout le monde dormait profondément, un spectacle extraordinaire se présenta soudain à ma vue... Mais non ! je ne puis le raconter... je ne l’ai jamais dit à personne. Nulle expression dans ma langue maternelle, du reste, n’en saurait donner une idée...
Il demeura silencieux pendant un moment.
– Ô bonne Mère, aidez-moi ! s’écria-t-il en levant ses grands yeux vers le ciel.
Puis il reprit :
– Sur le mur en face de moi, j’aperçus une clarté entièrement différente de celle du soleil, de la lune, des étoiles ou du feu. Comparées à celle-là, toutes les lumières que je connaissais n’étaient que ténèbres. Et, chose étrange ! cette lumière brillante ne me gênait nullement. Mes yeux se reposaient sur elle, et semblaient y puiser une nouvelle force. Quand je m’approchai du mur pour la toucher, je ne sentis que la pierre froide et nue. Je revins me coucher sur ma natte pour jouir du spectacle qui était toujours devant moi. La lumière, cependant, avait pris la forme d’un cercle allongé (et il décrivit une ellipse). Elle me remplissait d’une félicité, d’une joie inconnue jusqu’alors : mais cela n’était rien en comparaison de ce qui allait suivre !...
Moothoosawny était haletant. Le souvenir de ce qui s’était passé lui causait une émotion trop vive pour sa grande faiblesse. J’eus peur un moment qu’il ne perdît connaissance et n’expirât sans pouvoir achever son récit, et je regrettai de lui avoir demandé son histoire. Cependant l’expression que je lisais dans ses traits me faisait espérer que ce n’était là qu’une faiblesse passagère. Je priai Dieu, au fond de mon cœur, de lui donner la force de terminer. Cette pause, d’ailleurs, ne se prolongea guère au delà de quelques minutes, et il continua avec un visage rayonnant et comme céleste :
– Culickren innam culickren... Rien ne semblait pouvoir augmenter mes transports, quand une vision plus éblouissante encore vint soudain frapper mes regards. On eût dit une forme humaine, la forme d’une Raïkini (d’une reine). Et la lumière qui m’avait paru si brillante, au premier abord, n’était plus qu’une ombre, qu’une pâle auréole qui l’enveloppait comme d’un voile. Oh ! le beau, le magnifique spectacle !...
Il interrompit de nouveau son récit. Je ne pouvais retenir mes pleurs et, en regardant Tomé, je vis deux grosses larmes rouler le long de ses joues amaigries. Les forçats qui nous entouraient n’étaient guère moins émus que nous. Il me faut dire, aussi, que ses paroles n’étaient rien en comparaison de l’expression qui resplendissait sur son pâle visage, où la mort avait déjà posé son empreinte. Je lui demandai alors comment il avait su que cette figure était bien celle d’une reine.
– Je le vis et le sentis, me répondit-il ; et son noble maintien révélait une reine.
Mais puisqu’elle était si belle, ajoutai-je, était-elle de la couleur des Hindous, ou ressemblait-elle aux Européens ?
– Oh ! mon Père, elle n’était ni noire ni blanche. Elle n’était que lumière ; mais une lumière mille fois plus resplendissante que celle qui l’environnait, bien que d’abord elle m’eût semblé d’une beauté que rien ne dût surpasser. Et cette lumière, je pouvais la fixer : elle était si douce, si pure !... Et puis, quel délicieux sourire se jouait sur ses lèvres et dans ses yeux !... Mes yeux, mon cœur, toutes les puissances de mon âme se délectaient de cette vision. Et encore maintenant, c’est toujours le même ravissement, le même transport !... Combien de temps dura cette apparition ? Je ne sais. À la fin, la Raïkini m’adressa la parole, – à moi, pauvre païen ! – et voici ce qu’elle me dit :
« Moothoosawny, cessez de gémir, Le milan que vous avez tué n’était point un dieu, mais seulement la créature de mon Fils, par qui tout a été fait. Lui seul est Dieu, la beauté, la perfection, la puissance et la bonté par essence. Je tiens de lui tout ce que je possède, mon bonheur et ma gloire... Vous avez suivi la loi de votre conscience, telle que vous la connaissiez : vous avez été mis à l’épreuve et trouvé fidèle. C’est pourquoi je suis venue vous consoler et vous dire que vous devez recevoir l’eau qui purifie l’âme, non de la main des prédicateurs de mensonge, mais du Souami catholique, que vous voyez fréquemment se promener là-bas sur la tour. Ainsi, vous deviendrez l’enfant du Dieu véritable et le mien, et dans peu vous entrerez dans le Royaume de mon Fils, où vous pourrez boire sans fin à la coupe des délices éternelles. »
Elle dit !...
L’émotion le gagna : il dut s’arrêter. J’en profitai pour lui demander dans quelle langue la Raïkini avait parlé. Avec la même franchise qu’il m’avait dit qu’elle n’était que lumière, quand je lui avais demandé si elle était blanche ou noire, Moothoosawny me répondit :
– Elle ne s’est servie d’aucune langue, mais elle me l’a dit plus clairement que nulle parole humaine n’aurait su le faire.
Sa réponse me satisfit pleinement. Après avoir repris haleine il continua :
– La Raïkini s’en alla comme elle était venue, insensiblement et par degrés ; la lumière aussi s’évanouit peu à peu, très lentement. Quand tout eut disparu, je courus au mur pour le toucher ; hélas ! tout était bien fini... et je ne reverrai plus cette lumière que quand je serai avec Dieu et la divine Raïkini. Je retournai de nouveau m’étendre sur ma natte, et, cachant mon visage dans mes mains, je rêvai le reste de la nuit à la délicieuse vision qui venait de m’apparaître. Aussi bien, que m’importait après cela l’insomnie ! Et quel sommeil pouvait être comparé au bonheur dont je venais d’être comblé ?... Le poids qui m’accablait cessa d’oppresser mon cœur ; le souvenir de la céleste apparition, avec l’attente anxieuse de recevoir l’eau qui purifie l’âme, absorbèrent dès lors toute ma vie. Il me la faut, cette eau : c’est la Raïkini qui me l’a dit. Ô Père ! ne me laissez pas mourir sans me la donner ; et je vous en supplie, ne me la refusez pas plus longtemps, car j’ai hâte d’aller au plus tôt jouir de Dieu et m’enivrer à la source de ces délices qui n’ont point de fin, dans la compagnie de la divine Raïkini. – Voilà mon histoire.
Derrière nous, les forçats, silencieux et attentifs, avaient écouté ce récit avec une ardente curiosité. Quand il fut terminé, un long soupir s’échappa de leurs poitrines haletantes. Plusieurs même étaient profondément émus.
Après quelques instants de repos, je remerciai en termes chaleureux Moothoosawny d’avoir bien voulu nous raconter son histoire et j’ajoutai :
– Voyez comme la divine Providence a ménagé les évènements. Vous avez suivi fidèlement la loi de Dieu qui est écrite dans le cœur de tous les hommes ; vous avez obéi aux ordres de votre conscience et essayé de pratiquer ce que vous croyiez être la justice et le droit. Vous avez eu, ensuite, à subir des peines imméritées, voire même l’injustice et la persécution, et vous les avez supportées avec résignation et patience. De telles souffrances sont utiles au pécheur : elles lui obtiennent le pardon de Dieu, car elles sont une participation aux douleurs de Celui qui est mort pour nous sur la croix. Enfin, vous avez été favorisé de l’apparition de la Thevamada, de la bonne et douce Raïkini qui vous a consolé, encouragé, fortifié et indiqué le vrai moyen de salut. Aussi, je ne vais pas tarder davantage à vous donner le saint Baptême, ce bain salutaire qui purifiera votre âme, et la préparera à aller jouir pour toujours du bonheur du ciel. Je vous imposerai un nom qui m’est bien cher, celui que porte mon père : Vous vous appellerez désormais Jean-Marie. Marie, c’est le nom de la divine Raïkini ; Jean signifie plein de grâce. Quels noms peuvent mieux vous convenir ?
Il me remercia avec effusion. Je lui administrai ensuite le Baptême, en présence des païens qui nous entouraient. Je lui donnai aussi un crucifix, une médaille et un scapulaire, et après l’avoir béni, je me retirai. En quittant la prison, il nous semblait que nous sortions d’un rêve, tant nous avions été, Tomé et moi, impressionnés et charmés par tout ce que nous venions de voir et d’entendre.
Trois jours après Moothoosawny était mort. Il s’en était allé vers son Dieu, partager avec la divine Raïkini le bonheur éternel. Quand je revis les forçats, ils m’apprirent dans quelle félicité il s’était éteint, et de leurs différents récits, je recueillis les paroles suivantes que cette âme prédestinée ne cessait d’adresser à ceux qui l’entouraient :
« Que je suis heureux ! Je sais que j’ai une âme et qu’elle ne sera pas perdue pour l’éternité, mais qu’elle vivra à jamais. Je sais que je serai admis à partager, avec ma bonne Mère et Reine, le bonheur du ciel, et à m’enivrer à jamais de l’Océan sans rivages des délices du Paradis.
« Vous considérez votre condamnation comme une immense infortune : pour moi, malgré mon innocence, ce fut le plus grand des bonheurs. L’annonce d’une mort prochaine vous porterait un coup terrible : si je devais survivre plus longtemps, je serais dans la désolation, car la mort seule peut ouvrir mes yeux à la céleste lumière.
« Vous ne savez pas ce qu’il adviendra de vous après votre mort : moi, je suis l’enfant de Dieu par le Baptême. La divine Raïkini m’a dit ce que j’avais à faire : je l’ai fait ; maintenant je m’en vais avec elle dans le royaume de son Fils qui est aussi mon Dieu et mon Frère. »
Ainsi parlait Moothoosawny aux forçats qui l’entouraient. Il s’éteignit doucement, sans crainte, sans l’ombre d’un doute, dans la plénitude de sa foi et de sa confiance. Et jusque dans le sommeil de la mort, ses traits gardèrent cette expression de céleste bonheur qui nous avait tant frappés durant son récit.
Mary Elizabeth HERBERT, Bouquet d’histoires vraies, 1903.
Traduit de l’anglais par A. Le Seigneur.