Sur la vie de saint Alexis,

fils de l’empereur Euphémien

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Hermann HESSE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était une fois un certain empereur, dans l’empire duquel, à savoir l’État romain, vivait un certain jouvenceau appelé Alexis, fils d’un très noble Romain du nom d’Euphémien, l’un des premiers à la cour impériale. Il était entouré de trois mille esclaves, tous ceinturés de ceintures d’or et habillés de vêtements de soie. Cependant le susdit Euphémien était très miséricordieux, et chaque jour il avait dans sa maison trois tables apprêtées pour les pauvres, les orphelins, les étrangers et les veuves, qu’il servait avec zèle ; et vers la neuvième heure il prenait lui-même sa collation, environné d’hommes pieux et dans la crainte du Seigneur. Or il avait une femme du nom d’Abel, qui partageait ses dispositions et sa crainte de Dieu. Et comme ils n’avaient pas de fils, Dieu sur leur prière leur en accorda un, sur quoi ils prirent la ferme décision de vivre désormais dans une totale chasteté. L’enfant fut donc donné en charge aux précepteurs ès arts libéraux, afin d’en être instruit en ces disciplines. Et lorsqu’il se fut distingué dans tous les arts de la sagesse mondaine et qu’il fut enfin parvenu à l’âge viril, on choisit une jeune fille dans la famille impériale que l’on unit à lui par les liens du mariage. Voici que la nuit vint : durant celle-ci il observa d’abord avec son épouse un silence mystérieux, puis le saint jouvenceau se mit à l’instruire dans la crainte du Seigneur, et il lui donna l’anneau d’or qui portait son sceau et l’agrafe de son baudrier, de quoi il était ceinturé, afin qu’elle les conservât, en lui disant ces paroles : « Prends ceci et garde-le avec soin, tant qu’il plaira au Seigneur, et que le Seigneur soit avec nous ! »

Là-dessus il se rendit au bord de la mer et après s’être embarqué en secret sur un bateau, il parvint jusqu’à Laodicée, et au-delà jusqu’à Édesse, une ville de Syrie où l’on conservait sur une étoffe l’image de notre Seigneur le Christ, tracée sans intervention de la main humaine. Lorsqu’il y fut arrivé, il distribua aux pauvres tout ce qu’il avait apporté avec lui, et commença à se poster au portail de l’église de Marie, Mère de Dieu, vêtu de méchants habits et en compagnie d’autres mendiants. Des aumônes reçues, il ne conservait pour soi que juste autant qu’il en fallait pour sa subsistance, le reste il en faisait don aux autres pauvres. Mais son père qui pleurait amèrement la disparition de son fils envoya ses serviteurs à travers toutes les parties du monde, en leur donnant mission de le rechercher avec zèle. Or, lorsque certains d’entre eux furent parvenus en la ville d’Édesse, certes lui-même les reconnut fort bien, cependant, comme eux ne le reconnaissaient pas, ils lui distribuèrent tout comme aux autres pauvres des aumônes qu’il accepta en remerciant Dieu en ces termes : « Seigneur, je te remercie de me faire recevoir les aumônes de mes esclaves. » Alors les serviteurs revinrent auprès de son père et annoncèrent qu’on ne le pouvait trouver nulle part. Or sa mère, dès le jour de son départ, avait étendu un sac sur le sol de sa chambre à coucher, et pleurant et se lamentant elle s’y était installée en prononçant ces paroles : « Je veux rester toujours ici dans le deuil et l’affliction, jusqu’à ce que je recouvre mon fils chéri. » Et l’épouse d’icelui dit à sa belle-mère : « Jusqu’à ce que j’aie des nouvelles de mon doux fiancé, je veux comme une tourterelle rester près de toi. » Mais après qu’Alexis eut persévéré dix-sept ans au service de Dieu sous l’avant-porche de l’église susnommée, l’image de la Sainte Vierge qui s’y trouvait s’adressa en ces termes au gardien du temple : « Fais entrer cet homme de Dieu, car il est digne du royaume des cieux, et l’esprit du Seigneur repose sur lui. » Et comme le gardien ne savait pas de qui elle parlait, elle lui dit en outre : « C’est celui qui est assis dehors sous le porche ». Alors le gardien sortit en hâte et le conduisit dans l’église. Mais lorsque cet événement eût été porté à la connaissance de tous, il s’éloigna de ces lieux, car il voulait se soustraire à la gloire terrestre.

Il s’embarqua donc sur un bateau, mais alors qu’il comptait faire voile pour Tarse en Cilicie, le bateau, dérouté par des tempêtes sous l’effet des desseins de Dieu, aborda dans le port de Rome. Lorsqu’Alexis s’en rendit compte, il se dit en lui-même : « Je veux séjourner dans la maison de mon père sans me faire connaître ni être à charge à personne. » Or il rencontra son père qui revenait du palais et était entouré d’une foule de serviteurs, et il se mit à le suivre en criant d’une voix forte : « Serviteur du Seigneur, ordonne que moi, qui suis étranger, sois reçu dans ta demeure, et laisse-moi me nourrir des reliefs de ta table, afin que le Seigneur, lui aussi, veuille bien prendre en pitié ton fils qui est à l’étranger. » Lorsque le père eut entendu ces mots, il commanda qu’on le reçût chez lui pour l’amour de son fils, lui concéda dans sa maison une certaine place, lui présenta les mets de sa table et lui affecta un serviteur particulier. Mais lui persévérait dans ses prières et mortifiait son corps par le jeûne, et les serviteurs de la maison se gaussaient de lui et lui versait fréquemment les eaux de vaisselle sales sur la tête ; mais lui supportait tout cela avec grande patience. Alexis resta donc ainsi dix-sept ans dans la maison de son père sans se faire connaître, et lorsqu’il vit que sa vie touchait à sa fin, il réclama du papier et de l’encre et coucha par écrit tout le cours de sa vie. Mais le dimanche après la célébration de la messe, une voix de tonnerre résonna du ciel au cœur du sanctuaire : « Venez tous à moi, vous qui peinez et ahanez sous le faix ! » Or lorsque tous entendirent ces paroles, ils tombèrent face contre terre, et merveille, la voix retentit pour la seconde fois : « Allez chercher l’homme de Dieu, afin qu’il prie pour Rome ! » Mais ceux-ci le cherchèrent et ne le trouvèrent pas, et de nouveau on entendit la voix : « Cherchez dans la maison d’Euphémien » Mais lorsqu’on questionna ce dernier, il dit qu’il n’était au courant de rien. Alors les empereurs Arcadius et Honorius vinrent avec le pape Innocent à la maison du susdit Euphémien, et voyez, la voix du serviteur d’Alexis parvint jusqu’aux oreilles de son maître, et voici ce qu’elle disait : « Voyez, ô Seigneur, si cela ne pourrait pas être notre étranger, qui est homme de grand âge et de grande patience. » Aussitôt Euphémien courut le trouver, mais il le trouva déjà trépassé, et son visage, il le vit empourpré comme la face d’un ange, et il voulut prendre le papier qu’il tenait dans sa main, mais il ne put le faire. Mais lorsqu’il fut sorti et qu’il eut rapporté tout cela à l’empereur et au pape, et que ceux-ci furent entrés chez lui, ils dirent : « Nous sommes tous, tant que nous sommes, des pécheurs. Et nonobstant nous tenons le gouvernail de l’empire, et nous avons la charge pastorale de toute la communauté. Donne-nous donc le papier, afin que nous sachions ce qu’il y a d’écrit dessus. » Le pape, alors, s’approcha de lui, prit le papier dans sa main mais s’en dessaisit aussitôt et le fit lire devant le peuple présent et sa suite et le propre père du défunt.

Mais lorsque Euphémien apprit cela, il s’effondra sur le sol, ému d’une grande épouvante, tandis que ses forces l’abandonnaient. Et lorsqu’il fut un peu revenu à lui, il déchira ses vêtements, il se mit à arracher les poils grisonnants de son chef et de sa barbe, et à déchirer sa propre chair, il se précipita sur son fils et s’écria : « Hélas, mon cher fils, pourquoi m’as-tu plongé en semblable deuil, et jeté si longues années durant dans les soupirs et les plaintes ! Ah, infortuné que je suis, que vois-je ? Toi, le protecteur de ma vieillesse, étendu sur une civière et sans voix pour me parler ! Hélas, comment pourrais-je jamais trouver un autre consolateur ? » Sa mère, lorsqu’elle entendit ces paroles, telle une lionne qui lacère les filets, les habits lacérés et les cheveux dénoués, leva les yeux vers le ciel, et comme l’énorme affluence du peuple l’empêchait de parvenir jusqu’au cadavre saint, elle s’écria d’une voix forte : « Faites-moi place, afin que je puisse voir le consolateur de mon âme, celui qui a sucé le lait de ma poitrine ! » Et lorsqu’elle fut parvenue au cadavre, elle s’étendit sur lui en poussant de grands cris : « Hélas, mon très cher fils, lumière de mes yeux, pourquoi en as-tu usé ainsi avec nous ? Pourquoi as-tu si cruellement agi envers nous ? Tu voyais ton père, et moi-même, infortunée, tout en larmes, et tu ne te montrais pas à nous ; tes esclaves t’offensaient, et tu supportais cela ! » Et sans cesse elle se jetait de nouveau sur le cadavre ; et tantôt elle étendait ses bras sur lui, tantôt elle palpait de ses mains son visage angélique, l’embrassait et s’écriait : « Pleurez tous avec moi, vous qui êtes ici, car celui qui était mon fils unique, dix-sept ans je l’ai eu dans ma maison et je ne l’ai pas reconnu ! Et les esclaves l’ont injurié, et l’ont frappé du poing au visage ! Hélas, qui pourra faire de mes yeux une source de larmes, afin que jour et nuit je pleure la douleur de mon âme ? » Et son épouse, drapée dans des vêtements adriatiques, arriva en pleurant et dit : « Malheur à moi, qui suis à ce jour orpheline, et me retrouve veuve ! Je n’ai désormais plus personne vers qui tourner mes regards, plus personne vers qui je puisse lever mes yeux ! On m’a volé le miroir de moi-même, mon espérance s’est engloutie ; désormais une douleur s’instaure, qui jamais plus n’aura de fin. » Et le peuple, entendaient ces paroles, pleurait de façon lamentable.

Là-dessus le pape et les empereurs firent placer le cadavre sur une civière décente et conduire à travers toute la ville. Et il fut annoncé au peuple que l’homme de Dieu que toute la ville cherchait avait été retrouvé, et tous se portèrent en hâte au devant du cortège. Et lorsqu’un malade touchait ce cadavre saint, il était aussitôt guéri : les aveugles retrouvaient la vue, les possédés étaient débarrassés du Malin, et tous les invalides, pourvu qu’ils aient touché le corps, étaient guéris de toute espèce de mésaise. Or les empereurs, lorsqu’ils s’aperçurent de ces très grands miracles, se mirent eux-mêmes à porter la civière avec le pape, afin d’être eux-mêmes sanctifiés par ce saint corps. Par la suite les empereurs ordonnèrent qu’on jetât dans les rues une grande quantité d’argent et d’or, afin que le gros de la foule restât accaparé par son amour des richesses et laissât conduire à l’église le saint cadavre. Mais le peuple en oublia son amour des richesses, et la presse était de plus en plus forte pour toucher le corps saint, si bien que finalement ce ne fut qu’avec une peine extrême qu’ils le conduisirent jusqu’au temple du saint martyr Boniface ; et cependant qu’ils demeurèrent là sept jours durant à louer Dieu, ils lui firent édifier un monument, tout d’or et de pierres précieuses et choisies, où ils déposèrent le saint cadavre avec une grande vénération. Or il s’éleva du tombeau lui-même un si suave parfum qu’il semblait qu’il fût empli de toutes les épices imaginables. Et ce fut en l’année 328 du Seigneur que sa mort advint.

 

 

Hermann HESSE, Histoires médiévales, 1911.

 

Récit tiré du recueil Gesta Romanorum.

 

 

 

 

 

 

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