Le chevalier et la Mère de Dieu
par
Hermann HESSE
Un jeune chevalier vivait auprès d’un autre chevalier fort riche qui était son suzerain et dont il était le vassal. Et bien qu’il fût à l’âge en fleur, il florissait encore plus par la vertu de chasteté. Pourtant, à l’instigation envieuse de Satan, il se sentit de plus en plus violemment tenté par l’épouse de son seigneur. Lorsqu’il eut enduré cette tentation une année pleine et qu’elle lui fut devenue insupportable, il surmonta sa timidité et s’ouvrit de ses souffrances à sa dame. Comme il en essuya un refus, il devint plus affligé encore. Car c’était une femme chaste et fidèle à son époux. Il alla trouver un ermite, en qui il avait confiance pleine et entière, et lui confessa ses souffrances en pleurant. Le saint homme lui répondit avec assurance : « Oh, à part cela rien ne te manque ? Je vais te donner un conseil, afin que ton désir parvienne à ses fins. Tu dois toute cette année durant, et chaque jour si tu le peux, saluer cent fois à l’église d’un chant angélique et de cent génuflexions Notre Dame, la mère de Dieu, la vierge Marie, et tu recevras d’elle ce que ton cœur désire. » Il savait en effet que l’amoureuse de la chasteté n’abandonnerait pas un chaste jouvenceau, se fût-il fourvoyé sur le mauvais chemin. Lors donc que le jouvenceau, dans sa grande simplesse, avait rendu à la mère de Dieu le service prescrit, il se trouva qu’un jour, assis dans la maison à la table de son seigneur, il lui revint à l’esprit que c’était ce jour même le terme de l’année. Il se leva aussitôt et s’élança sur son cheval, se rendit à l’église voisine et accomplit les prières habituelles. Lorsqu’ensuite il quitta l’église, il vit la plus belle des dames, plus belle que ne le sont les humains, qui l’attendait, tenant son coursier par la bride. Comme il se demandait avec émerveillement qui elle pouvait bien être, elle lui dit : « As-tu plaisir à ma vue ? » Le chevalier dit : « Onques ne vis plus belle que toi », et elle lui répondit : « Si tu pouvais m’avoir pour femme, serais-tu comblé de bonheur, ou non ? » Il répondit : « Ta vue comblerait tous les rois de bonheur, et chacun estimerait heureux celui d’entre nous qui te posséderait. » Elle lui dit alors : « Je veux être ton épouse ; viens à moi et me donne un baiser ! » Il dut s’exécuter. Elle dit alors : « Nos fiançailles sont désormais conclues, et à tel et tel jour, le mariage sera célébré devant mon fils. » À ces paroles, il reconnut qu’elle était la mère de Dieu, dont la chasteté se réjouit de la pureté humaine. Elle lui tint alors l’étrier de sa monture, lui ordonna de se mettre en selle et il lui obéit comme privé de volonté. À dater de cette heure, il fut si totalement délivré de la susdite tentation que même l’épouse de son seigneur en fut étonnée. Il narra tout cela en bon ordre à ce saint ermite ; ce dernier fut rempli d’étonnement, tant devant la grâce que devant l’abaissement auquel s’était prêtée la mère de Dieu, et il dit : « Je veux être présent pour le jour de tes noces, prends soin entre temps de régler tes affaires. » Ce que fit le jouvenceau, et au jour fixé, l’ermite vint et lui dit : « Sentirais-tu quelque douleur ? » Et il lui répondit que non, mais lorsqu’une heure plus tard l’ermite lui redemanda s’il sentait une douleur, il dit en réponse : « Oui, maintenant, je la sens. » Et peu de temps plus tard il entra en agonie, rendit l’esprit et pénétra dans la demeure céleste pour célébrer les noces promises.
Hermann HESSE, Histoires médiévales, 1911.
Récit tiré du Dialogus miraculorum
de César de Heisterbach.