L’infidèle
par
Hermann HESSE
Jadis régnait un empereur nommé Titus, et il y avait dans son empire certain noble chevalier qui était très soumis à Dieu et possédait une belle épouse qui toutefois lui était fréquemment infidèle et refusait absolument de renoncer à ses infidélités. Lorsque le chevalier s’en aperçut, il mena grand deuil en son cœur et songea à aller visiter le Saint Sépulcre, et il parla à sa femme en ces termes : « Chère épouse, j’ai l’intention de me rendre en terre sainte et vous remets aux soins de votre propre honneur. » Mais lorsqu’il fut parti sur la mer, la dame tomba amoureuse d’un clerc qui s’adonnait en maître à la magie noire, et elle coucha avec lui. Et voici qu’un jour où ils étaient étendus côte à côte la dame lui dit : « Si tu étais capable d’accomplir pour moi un seul souhait, tu pourrais me prendre pour femme. » Et celui-ci répliqua : « Qu’est-ce donc que tu veux ? Pour autant que je le puisse, j’entends me mettre à ton service. » Celle-ci lui dit alors : « Mon mari est parti pour la terre sainte et il ne m’aime pas particulièrement ; si tu pouvais le tuer par certain artifice, tu aurais la jouissance de tout ce que je possède. » Là-dessus le clerc répondit : « Je veux suivre ta volonté, mais seulement à la condition que tu me prennes pour époux. » Celle-ci lui dit alors : « Reçois-en ma promesse inébranlable. » Le clerc confectionna alors une image portant le nom du chevalier et la suspendit au mur sous ses yeux. Mais alors qu’à cette même heure le chevalier passait dans une rue de la ville de Rome, il rencontra certain maître fort sage qui le regarda attentivement et lui dit : « Mon cher, j’ai quelque chose à te dire en secret. » Et lui de répondre : « Parlez, Maître, dites ce que vous avez à dire. » L’autre répondit alors : « Aujourd’hui même tu es voué à la mort si je ne te viens pas en aide. Ta femme est une courtisane et elle a comploté ta mort. » Lorsque le chevalier entendit alors cet homme dire ainsi la vérité sur sa femme, il s’en remit à lui, accorda foi à ses paroles et lui dit : « Ô, cher Maître, sauve-moi la vie et je te récompenserai en conséquence ! » Celui-ci répondit alors : « Je suis disposé de tout cœur à te sauver ; tu n’as qu’à faire ce que je t’ordonnerai. » Le chevalier dit alors : « Je suis prêt. » Sur ce, le maître fit préparer un bain, enleva ses vêtements au chevalier et lui ordonna de se rendre au bain. Ensuite il lui mit en main un miroir étincelant de métal poli et dit : « Regarde attentivement dans le miroir, et tu verras des choses étranges ! » Et comme il contemplait le miroir tandis que le maître lisait un livre à côté de lui et lui disait : « Dis-moi ce que tu vois ! » il lui dit : « Je vois dans ma maison un clerc qui a confectionné une image de cire qui me ressemble tout à fait et qu’il a accrochée au mur. » Là-dessus le maître continua de le questionner : « Que vois-tu maintenant ? » Et celui-ci dit : « Il vient juste de saisir un arc, il y a placé une flèche acérée et il commence à tirer sur l’image. » Alors le maître lui dit : « Si ta vie t’est chère, dès que tu vois une flèche voler vers l’image, jette ton corps dans l’eau du bain, jusqu’à ce que je te dise de faire autre chose. » Lorsque le chevalier eut entendu ces mots et vu la flèche partir, il cacha complètement son corps sous l’eau, et quand il l’eut fait, le maître lui dit : « Que vois-tu maintenant dans le miroir ? » Et celui-ci répondit : « L’image n’a pas été touchée, la flèche est passée à côté d’icelle, et le clerc est inquiet. » Là-dessus le maître dit : « Regarde à nouveau maintenant dans le miroir ce qu’il entreprend ! » Et celui-ci répondit : « Il s’est maintenant approché plus près de l’image et il a placé une flèche sur son arc pour tirer sur l’image. » Et le maître de répondre : « Agis maintenant exactement comme tu l’as fait tout à l’heure, si ta vie t’est chère. » Et lorsque le chevalier vit dans le miroir que le clerc tendait son arc, il plongea tout son corps dans l’eau. Sur ce, le maître dit : « Regarde maintenant ce qu’il en est ! » Et lorsque celui-ci l’eut fait, il lui dit : « Le clerc est très affligé de ne pas avoir touché l’image et il dit à ma femme : “Si je ne parviens pas à toucher l’image pour la troisième fois, c’est moi qui y perdrai la vie.” À l’instant il s’approche encore plus près d’elle, de telle sorte que, ce me semble, il est impossible qu’il puisse manquer l’image. » Là-dessus le maître dit : « Si tu tiens à la vie, aie bien soin, dès que tu le vois tendre son arc, de plonger aussitôt ton corps sous l’eau, jusqu’à ce que je te parle. » Le chevalier regarda donc fixement le miroir et lorsqu’il vit le clerc tendre l’arc pour tirer il cacha tout son corps sous l’eau jusqu’à ce que le maître lui dise : « Ressors vite et regarde dans le miroir ! » Mais lorsque le chevalier eut regardé, il éclata de rire et le maître dit : « Mon cher, dis-moi donc pourquoi tu ris. » Et celui-ci répondit : « Je vois très nettement dans le miroir que le clerc n’a pas touché l’image, mais que la flèche est revenue en arrière et l’a transpercé entre le poumon et l’estomac, et qu’il en est mort immédiatement ; et ma femme a creusé une fosse sous mon lit et l’y a enterré. » Alors le maître dit : « Maintenant saute vite hors de l’eau, mets tes vêtements et prie Dieu pour moi ! » Le chevalier le remercia de lui avoir sauvé la vie, et lorsque son voyage fut terminé, il reprit le chemin de son pays ; et comme il arrivait à sa maison, sa femme courut au-devant de lui et le reçut avec beaucoup de joie. Cependant le chevalier dissimula plusieurs jours ; finalement il envoya chercher les parents de sa femme et leur dit : « Chers seigneurs, je vous ai mandés auprès de moi pour la raison suivante : voici votre fille, ma femme, qui s’est rendue coupable d’adultère envers moi et qui, chose pire encore, s’est efforcée de me donner la mort. » Mais celle-ci le nia par serment ; alors le chevalier commença à raconter toute l’histoire et les manigances du clerc, et il dit : « Si vous ne me croyez pas, venez et voyez l’endroit où le clerc est enseveli. » Sur ce, il les conduisit dans sa chambre et ils trouvèrent le cadavre du clerc sous son lit. Le juge fut aussitôt convoqué et décida qu’elle devait être brûlée par le feu ; et c’est ce qu’il advint, et les cendres de son corps furent dispersées au vent. Plus tard, cependant, le chevalier prit pour femme une belle jeune fille, engendra avec elle des enfants et termina sa vie en paix.
Hermann HESSE, Histoires médiévales, 1911.
Récit tiré du recueil Gesta Romanorum.