De l’excès d’orgueil,

OU COMMENT LES VANITEUX TOMBENT SOUVENT

AU PLUS BAS DEGRÉ DE L’HUMILIATION

 

par

 

Hermann HESSE

 

 

 

Au temps jadis régnait le moult puissant empereur Jovinien. Un jour qu’il était étendu sur son lit, son cœur s’enfla d’un incroyable orgueil et il se dit en lui-même : « Y a-t-il donc un autre Dieu que moi ? » Alors qu’il ruminait encore ces pensées, le sommeil s’empara de lui et lorsqu’il se leva au petit matin, il convoqua tous ses guerriers et leur tint ce discours : « Mes enfants, il serait séant de prendre quelque nourriture, car j’ai l’intention aujourd’hui d’aller à la chasse. » Ceux-ci se montrèrent disposés à accomplir ses volontés, prirent quelque nourriture et partirent pour la chasse. Mais pendant que l’empereur chevauchait, il fut saisi par une chaleur insupportable et il eut l’impression qu’il allait mourir s’il ne pouvait se baigner dans une eau froide. Il regarda donc autour de lui et aperçut dans le lointain une large étendue d’eau. Aussi dit-il à ses soldats : « Restez ici et m’attendez jusqu’à ce que je me sois rafraîchi. » Là-dessus il piqua des deux et galopa à bride abattue vers ces eaux, sauta de cheval, enleva tous ses habits, entra dans l’eau et y resta le temps qu’il fallut pour être bien rafraîchi. Mais tandis qu’il s’ébrouait encore dans l’eau, un certain homme vint à passer qui lui ressemblait en tout, visage et attitudes, il enfila ses vêtements, monta sur son cheval, et galopa vers les guerriers d’icelui. Tous le reçurent comme si c’était l’empereur lui-même, et lorsque les réjouissances de la chasse furent terminées, il se mit en route pour le palais avec les soldats. Après coup, cependant, Jovinien sortit rapidement de l’eau, mais ne trouva ni son cheval ni ses vêtements. Il s’en étonna grandement et fut bien affligé : et comme il était nu et ne voyait personne, il se dit à part soi : « Que vais-je faire ? J’ai été pitoyablement trompé. » Il finit par reprendre ses esprits et dit : « Dans le voisinage habite un soldat que j’ai élevé au rang de mes grands capitaines ; je vais aller le trouver et me procurer des vêtements et un cheval, et ainsi équipé je pourrai retourner à cheval à mon palais et voir de quelle façon et par qui mon identité a été usurpée. »

Jovinien se mit donc en route tout nu pour le château du guerrier susdit et frappa à la grand-porte. Le portier s’enquit alors des raisons pour lesquelles il tambourinait ainsi, et Jovinien dit : « Ouvrez la porte et voyez qui je suis. » Or le portier ouvrit grand la porte et l’ayant vu s’étonna fort et dit : « Qui es-tu donc ? » L’autre alors de rétorquer : « Je suis l’empereur Jovinien ; va trouver ton maître et dis-lui qu’il me prête des vêtements ; car j’ai perdu toutes mes pièces de vêtement et mon cheval. » Mais le portier de répliquer : « Tu as menti, infâme fripon, car juste avant ton arrivée sa Seigneurie l’empereur Jovinien est passée ici-même avec ses guerriers, en route pour son palais ; mon seigneur l’a accompagné, mais il vient juste de rentrer et il est maintenant attablé. Mais que tu prétendes être empereur, j’en rendrai compte à mon seigneur. » Sur-le-champ, en effet, le portier se présenta à son seigneur et lui porta les propos d’icelui. Le seigneur n’eut pas plus tôt entendu cela qu’il commanda qu’on l’amenât devant lui ; et lorsque le guerrier l’eût bien regardé, il ne le reconnut pas, mais l’empereur, lui, le reconnaissait fort bien. Là-dessus, le guerrier dit : « Dis-moi, qui es-tu donc, et quel est ton nom ? » L’autre répondit : « Je suis l’empereur Jovinien, et je t’ai à telle et telle occasion élevé à ton rang de grand capitaine. » Mais le premier dit : « Ô infâme fripon, avec quelle effronterie ne t’avises-tu pas de te parer du nom d’empereur ? Car juste avant toi, mon seigneur l’empereur est rentré à cheval à son palais ; je m’étais joint à son escorte en cours de route et j’en suis revenu à l’instant. Mais de t’être toi-même paré du nom d’empereur, tu ne t’en sortiras pas sans châtiment. » Là-dessus il lui fit donner une solide volée de coups et le fit jeter ensuite hors du château.

Or, se voyant ainsi fouetté et chassé, il se mit à pleurer amèrement et dit : « Ô Seigneur mon Dieu, comment est-il possible que ce guerrier à qui j’ai conféré moi-même sa charge de grand capitaine ne me reconnaisse plus désormais et qu’il ait pu me faire si cruellement fouetter ? » Il lui vint alors à l’esprit : « Or çà, dans le voisinage, habite l’un de mes conseillers, le duc ; vers sa demeure je veux me mettre en route et lui exposer ma détresse. Grâce à lui je recevrai des vêtements et je pourrai rentrer dans mon palais. » Mais lorsqu’il fut parvenu à la grand-porte du duc, il tambourina à grands coups, et le gardien de la porte, entendant qu’on frappait, ouvrit la porte et lorsqu’il vit un homme nu s’étonna fort et dit : « Brave homme, qui es-tu donc, et pourquoi arrives-tu ici tout nu ? » Mais celui-ci lui répliqua : « Je suis l’empereur et j’ai perdu par hasard mes vêtements et mon cheval, et pour cette raison je viens trouver ton duc afin qu’il me vienne en aide dans ma détresse ; c’est pourquoi je te prie de bien vouloir expliquer mon cas à ton seigneur. » Lorsque le gardien du portail eut entendu cela, il s’étonna fort, entra dans le palais et relata toute l’histoire à son seigneur. Le duc repartit alors : « Fais-le entrer ! » Mais lorsqu’on l’eût conduit à l’intérieur, personne ne le reconnut, et le duc lui dit : « Qui es-tu donc ? » Et celui-ci répliqua : « Je suis l’empereur et je t’ai élevé à la richesse et aux honneurs, je t’ai fait duc et je t’ai fait entrer dans mon conseil. » Mais le duc dit : « Infortuné gibier d’asile ! juste avant ton arrivée, j’ai accompagné à cheval et jusqu’à son palais mon seigneur l’empereur, et j’en rentre à l’instant ; mais que tu te sois targué d’un pareil honneur, tu ne t’en tireras pas à si bon compte. » Là-dessus il le fit enfermer en prison, au pain sec et à l’eau, mais ensuite il le fit sortir de prison, rouer sévèrement de coups, puis chasser hors de toute l’étendue de ses terres.

Lorsqu’il se trouva ainsi banni, il poussa plus de soupirs et de plaintes qu’onques homme ne put croire, et se dit en lui-même : « Malheur à moi, que vais-je faire, car je suis devenu pour la populace un objet d’outrages et d’injures. Le mieux pour moi serait encore d’aller à mon palais, les miens en cettui lieu sauront sûrement me reconnaître, et même s’il n’en était rien, ma femme au moins pourra me reconnaître à certaines marques de reconnaissance. » Là-dessus, il s’en alla seul à son palais, frappa à la grand-porte, et lorsque le portier entendit frapper, il lui ouvrit icelle. Mais lorsqu’il l’eut aperçu, il lui dit : « Qui es-tu donc ? » Celui-ci répondit alors : « Je m’étonne que tu ne me connaisses pas, bien que tu aies si longtemps servi chez moi. » Et celui-là de dire : « Tu mens ! Il y a bien longtemps que je suis au service de mon seigneur l’empereur. » Et celui-ci de rétorquer : « C’est moi-même, et afin que tu croies en mes paroles, je te prie pour l’amour de Dieu d’aller trouver l’impératrice et de lui dire qu’elle veuille bien, en vertu de ces signes, m’envoyer mes habits impériaux, car j’ai par mauvaise fortune perdu tous les miens ; les signes, cependant, que je lui fais parvenir par ton intermédiaire, personne sur terre ne les connaît en dehors de nous deux. » Alors le gardien de la porte dit : « Je ne doute pas que tu ne sois fou, car à cet instant même l’empereur, mon seigneur, est attablé avec l’impératrice à son côté. Néanmoins je vais rapporter à l’impératrice que tu as dit que tu étais l’empereur, et je suis sûr que tu seras sévèrement châtié. » Le portier alla donc trouver l’impératrice et lui rendit compte de tout ce qu’il avait entendu. Elle n’en fut pas petitement affligée, elle se tourna vers son seigneur et prononça ces paroles : « Ô Seigneur, Vous savez qu’entre nous se sont souvent passées secrètement de mémorables choses. Et voici qu’un coquin débauché vient à notre porte, charge le portier de me les rapporter et me fait dire par celui-ci qu’il est l’empereur. » Lorsque l’empereur eut entendu cela, il ordonna qu’on amenât l’homme en présence de tous les assistants ; et lorsqu’on le fit entrer ainsi tout nu, voici qu’un chien qui lui était auparavant très attaché lui sauta à la gorge pour l’étrangler. Cependant il en fut empêché par la domesticité, en sorte qu’autre mal ne lui fut pas infligé par cettui chien. Il avait également un faucon sur un perchoir qui, dès qu’il l’eut aperçu, brisa ses liens et s’envola vers la grande salle. Alors l’empereur dit à tous ceux qui se trouvaient attablés dans la salle : « Mes chers vassaux, écoutez ces paroles que je vais proférer sur ce coureur de grands chemins. Dis-moi qui tu es et pourquoi tu viens ici ? » Celui-ci répondit alors : « Ô Seigneur, que voici une étrange question. Je suis l’empereur et seigneur de ces lieux. » Alors l’empereur dit à tous ceux qui étaient assis à la table ou debout auprès d’elle : « Dites-moi par le serment que vous m’avez prêté, qui de nous deux est votre empereur et maître ? » Ceux-ci répondirent alors : « Ô Seigneur, par le serment que nous vous avons prêté, il nous est facile ici de donner réponse : cette canaille, nous ne l’avons jamais vue, mais Vous, vous êtes notre empereur et maître que nous connaissons depuis la jeunesse, et c’est pourquoi nous vous prions d’une seule voix que soit puni ce personnage, afin que tous puissent en tirer exemple et ne se risquent jamais plus à une pareille outrecuidance. » Là-dessus l’empereur se tourna vers l’impératrice et dit : « Dis-moi, ma noble dame, par la fidélité que tu me gardes : connais-tu cet homme qui se nomme l’empereur et ton maître ? » Mais celle-ci répondit : « Ô cher Seigneur, pourquoi me demandes-tu pareille chose ? N’ai-je pas passé avec toi plus de trente années et n’ai-je pas engendré des enfants avec toi ? Il y a pourtant une chose dont je m’étonne, à savoir comment ce drôle est parvenu à apprendre certaines affaires accomplies par nous en secret. » Là-dessus, l’empereur demanda à celui que l’on avait conduit devant lui : « Mon brave, comment as-tu pu oser te faire toi-même passer pour un empereur ? Voici la sentence que nous prononçons : tu seras attaché aujourd’hui à la queue d’un cheval, et si jamais tu as encore l’effronterie de prétendre de telles choses, je te condamnerai à la mort la plus infamante. » Là-dessus il appela ses féaux et leur dit : « Allez et attachez-moi cet homme à la queue d’un cheval, mais ne le tuez point. » Et c’est ce qu’il advint.

Mais ensuite, voici que le malheureux sentit dans ses entrailles un remuement plus fort que quiconque ne saurait croire, et désespérant pour ainsi dire de lui-même, il s’écria : « Maudit soit le jour où je suis né et où mes amis m’ont abandonné ! Mon épouse et mes fils ne m’ont pas reconnu. » Tandis qu’il parlait encore ainsi, il pensa en lui-même : « Dans le voisinage habite mon confesseur, je vais me rendre chez lui ; peut-être voudra-t-il bien me reconnaître, car il m’a très souvent entendu en confession. » Là-dessus il alla trouver cet ermite et frappa à la fenêtre de sa cellule. Celui-ci alors demanda : « Qui est là ? » et il répondit : « C’est moi, l’empereur Jovinien. Ouvre ta fenêtre, que je puisse parler avec toi. » Or lorsque celui-ci eut entendu sa voix, il ouvrit bien sa fenêtre, mais dès qu’il le vit, il la claqua avec violence en disant : « Éloigne-toi de moi, maudit, car tu n’es pas l’empereur, mais le diable qui a pris forme humaine ! » Mais lorsque l’empereur entendit ces mots, il se roula par terre de douleur, s’arracha les cheveux sur la tête, et la barbe aussi, et dit : « Malheur à moi, que vais-je faire ? » En prononçant ces paroles, il lui revint à l’esprit combien naguère, alors qu’il était étendu sur son lit, son cœur s’était enflé d’orgueil, et qu’il avait prononcé ces paroles : « Y a-t-il donc un autre Dieu que moi ? » Sans retard il cogna à la fenêtre de l’ermite et dit : « Je vous en supplie, pour l’amour du Crucifié, écoutez ma confession à fenêtre close. » Celui-ci dit alors : « Ceci me convient. » Et l’empereur, ruisselant de larmes, confessa toute sa vie et surtout la façon dont il s’était élevé au-dessus de Dieu lui-même et avait dit qu’il ne croyait en aucun autre Dieu qu’en lui-même. Mais lorsque confession fut faite et absolution donnée, l’ermite ouvrit sa fenêtre et le reconnut et dit : « Béni soit le Seigneur en haut des cieux, maintenant je te reconnais ; j’ai ici quelques pauvres vêtements, tu n’as qu’à les mettre et te rendre à ton palais, et là, j’en ai bon espoir, ils te reconnaîtront. »

Là-dessus l’empereur s’habilla, gagna son palais et frappa à la grand-porte d’icelui. Le portier l’ouvrit immédiatement et le reçut avec tous les honneurs. L’empereur dit alors : « Me reconnais-tu donc ? » et celui-ci répondit : « Eh bée, Seigneur, fort bien. Il n’y a qu’une chose qui me tracasse, c’est que je suis resté là toute la journée et que je ne vous ai pas vu sortir de la maison. » L’empereur pénétra alors dans la salle du conseil, et tous ceux qui le virent inclinèrent leur chef. L’autre empereur, cependant, était auprès de sa femme. Or un homme d’armes qui sortait des appartements impériaux le regarda avec beaucoup d’attention, sur ce fait retourna dans la chambre et dit : « Seigneur, dans la grand-salle il y a un homme à qui tous font révérence et rendent les honneurs, et il vous ressemble en tout si singulièrement que je ne sais absolument plus lequel de vous deux est l’empereur. » Lorsque l’empereur entendit cela, il dit à l’impératrice : « Sors, et va voir si tu le connais. » Elle se hâta donc de sortir et, dès qu’elle l’eût aperçu, elle s’étonna grandement, se hâta de rentrer dans les appartements, et dit : « Ô Seigneur, je vous annonce un second vous, mais qui d’entre vous deux est mon seigneur, je ne le puis aucunement distinguer. » Celui-ci dit alors : « Puisqu’il en est ainsi, je vais sortir et faire éclater la vérité au grand jour. » Et lorsqu’il eut pénétré dans la grand-salle, il prit le premier par la main, le fit s’avancer à ses côtés, rassembla devant lui tous les guerriers qui se trouvaient là ainsi que l’impératrice et dit : « Par le serment que vous m’avez prêté, dites-moi maintenant lequel de nous est votre empereur ? » Alors l’impératrice répondit la première : « Seigneur, c’est à moi qu’il revient de répondre la première ; mais que Dieu soit mon témoin du haut du ciel ; je ne saurais aucunement indiquer qui de vous est mon seigneur », et tous dirent de même. Celui-ci dit alors : « Mes chers vassaux, écoutez-moi. Cet homme que voilà est votre empereur et maître ; mais il s’est un jour rebellé contre Dieu, et c’est pourquoi Dieu l’a châtié, et la possibilité d’être reconnu par les hommes s’est éloignée de lui, jusqu’à ce qu’à son Dieu il ait fait réparation. Quant à moi je suis son ange gardien et le protecteur de son âme, en qualité de quoi j’ai administré son empire durant le temps où il a fait pénitence ; mais désormais sa pénitence est accomplie, et il a donné réparation pour ses péchés, c’est pourquoi vous devez être obéissants envers lui, et je vous recommanderai à Dieu. » Sur ces mots il disparut soudain à leur vue ; mais l’empereur rendit grâce à Dieu et vécut toute sa vie en paix et la dédia à Dieu. Quant à nous, puisse-t-il nous accorder la même grâce !

 

 

Hermann HESSE, Histoires médiévales, 1911.

 

Récit tiré du recueil Gesta Romanorum.

 

 

 

 

 

 

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