De la perfidie du démon,
ET DE LA MANIÈRE DONT LES JUGEMENTS DE DIEU
SONT IMPÉNÉTRABLES
par
Hermann HESSE
Jadis vivait un ermite qui se tenait dans sa caverne et servait Dieu jour et nuit avec une grande piété. Mais un beau jour il se trouva près de sa cellule un berger qui faisait paître ses moutons. Or il advint un jour que le pâtre succombât au sommeil et qu’un brigand survînt qui lui déroba tous ses moutons. Or sur ces entrefaites, le maître du troupeau vint aussi et demanda au berger où étaient ses moutons. Celui-ci alors se mit à jurer qu’il avait, certes, perdu ses moutons, mais comment, ça il n’en savait rien du tout. Lorsque le maître entendit cela, il entra en fureur et l’assomma. Quand l’ermite vit cela, il se dit en son cœur : « Ô mon Dieu, vois, cet homme a accusé et tué un innocent. Puisque tu permets que puisse se produire une telle chose, je veux rentrer dans le monde vivre comme les autres. » Ayant pensé cela, il quitta son ermitage et se mit en chemin pour regagner le monde. Mais Dieu ne voulut pas le laisser se perdre et lui envoya un ange sous une figure humaine, afin de l’accompagner. Et lorsque l’ange eut rencontré icelui sur la route, il lui dit : « Cher ami, où te portent tes pas ? » Et l’ermite lui répondit : « Vers cette ville que tu vois devant moi. » L’ange lui dit alors : « Je veux t’accompagner sur ton chemin, car je suis un ange de Dieu et je suis venu à toi pour que nous fassions route ensemble. » Sur ce tous deux se rendirent à la ville ; et lorsqu’ils y furent parvenus, ils prièrent un homme d’armes de bien vouloir les héberger pour l’amour de Dieu. Or cet homme d’armes les reçut fort amicalement et les traita en tout avec beaucoup d’humilité, de la façon la plus honnête et la plus magnificente. Il faut savoir que cet homme avait un fils unique encore au berceau qu’il aimait tendrement ; et lorsque l’on eût pris le repas du soir, la salle où l’on dormait fut ouverte et l’on prépara de la façon la plus convenable des lits pour l’ange et pour l’ermite. Mais à minuit l’ange se leva et étrangla l’enfant dans son berceau. Lorsque l’ermite vit cela, il pensa à part lui : « Il est impossible que ce soit un ange de Dieu : ce brave soldat lui a procuré tout le nécessaire pour l’amour de Dieu, il n’avait rien que cet innocent enfançon, et il le lui a tué ! » Cependant il n’osa pas lui dire quoi que ce fût. Tôt le matin ils se levèrent tous deux et se mirent en route pour une autre ville où ils furent reçus avec de grands honneurs dans la maison d’un bourgeois et somptueusement traités. Or ce bourgeois possédait une coupe en or, qu’il tenait pour fort précieuse et dont il était extrêmement fier ; à minuit, l’ange se leva et vola cette coupe. Lorsque l’ermite vit cela, il pensa à part lui : « À mon avis c’est un mauvais ange ; ce bourgeois nous a fait du bien, et en récompense, il lui a volé sa coupe. » Cependant il ne lui dit rien, car il avait peur de lui. Mais au petit matin ils se remirent en route, jusqu’à ce qu’ils parvinssent à une rivière qu’enjambait un pont. Ils s’engagèrent sur le pont et ils rencontrèrent un pauvre homme. L’ange lui dit : « Mon brave, montre-nous donc le chemin de cette ville » ; alors le pauvre se retourna et montra du doigt dans sa direction. Mais lorsqu’il se fut retourné, l’ange le saisit soudain par l’épaule et le jeta par-dessus le pont, et le pauvre s’engloutit immédiatement dans les flots. Lorsque l’ermite vit cela, il se dit en son cœur : « Maintenant je sais bien que c’est le diable, et non un bon ange de Dieu. Qu’est-ce que le pauvre avait commis de mal ? – et pourtant il l’a assassiné. » Et désormais il se mit à réfléchir aux moyens de se débarrasser de lui ; pourtant, par peur, il ne lui dit rien. Mais comme vers la fin de la journée ils étaient parvenus à une ville, ils entrèrent dans la maison d’un riche et demandèrent pour l’amour de Dieu une couche pour la nuit. Mais celui-ci la leur refusa sèchement. Là-dessus, l’ange du Seigneur lui dit ces paroles : « Pour l’amour de Dieu, laissez-nous seulement grimper sur le toit de votre maison, afin que les loups et les bêtes féroces ne nous dévorent point. » Mais celui-ci répondit : « Voyez, c’est ici la porcherie où vivent mes cochons ; si cela vous convient, vous pouvez coucher auprès d’eux, mais sinon, écartez-vous de moi, car je ne vous accorderai aucune autre place. » Là-dessus l’ange lui répliqua : « Puisqu’il ne peut en aller autrement, nous resterons donc avec vos cochons » ; et c’est ce qu’il advint. Tôt le matin ils se levèrent, l’ange appela leur hôte et dit : « Mon cher, voici une coupe que je te donne », et sur ces paroles il lui donna la coupe qu’il avait volée au bourgeois. Lorsque l’ermite vit cela, il se dit en lui-même : « Maintenant je sais à coup sûr que c’est le diable ; c’était un brave homme qui nous avait reçus en toute humilité, et il lui a volé sa coupe pour l’offrir à cette canaille qui n’a pas voulu nous accueillir chez lui. » Sur ce il dit à l’ange : « Je ne veux pas demeurer plus longtemps auprès de vous, et je vous recommande à Dieu. »
Là-dessus l’ange lui répondit : « Écoute-moi, et ensuite libre à toi de partir. Tu vivais naguère dans un ermitage, et le maître du troupeau a occis son berger. Sache qu’alors ce berger n’avait pas mérité la mort, car un autre avait commis le vol, et il n’aurait donc pas dû mourir. Mais Dieu a permis qu’il fût tué, afin que grâce à ce châtiment il échappât à la damnation éternelle qu’il méritait pour un péché qu’il avait commis une autre fois et pour lequel il n’avait jamais fait pénitence. À l’inverse, le brigand qui s’est échappé avec tous les moutons endurera les souffrances éternelles, et le possesseur des moutons qui a tué le berger expiera toute sa vie, en distribuant les aumônes à profusion et en multipliant les œuvres de charité, la faute qu’il a commise par ignorance. Ensuite, pourtant, j’ai étranglé pendant la nuit le fils de cet homme d’armes qui nous avait assuré un bon hébergement. Mais sache qu’avant que ce petit garçon ne fût né, ce soldat comptait parmi les plus généreux distributeurs d’aumônes et qu’il s’adonnait à toutes sortes d’œuvres de charité ; mais depuis la venue au monde de l’enfant, il était devenu parcimonieux et cupide et amassait tout ce qu’il pouvait pour rendre l’enfant riche, si bien que ce dernier était devenu la cause de sa perte ; et c’est pourquoi j’ai tué l’enfant, et depuis il est redevenu ce qu’il était naguère, à savoir un bon chrétien. Ensuite j’ai également volé la coupe de ce bourgeois qui nous avait reçus chez lui avec une telle humilité. Mais sache qu’avant que cette coupe ne fût confectionnée, il n’y avait sur terre homme qui fût plus sobre que celui-ci ; néanmoins, après que cette coupe eut été fabriquée, il y trouvait un plaisir tel qu’il passait ses journées à boire dedans et qu’il était ivre deux ou trois fois par jour ; c’est pourquoi je lui ai pris cette coupe, et depuis il est redevenu sobre, comme autrefois. Ensuite, j’ai jeté le pauvre à l’eau. Sache que ce pauvre était un bon chrétien ; pourtant, s’il avait parcouru la seconde moitié de sa route, il serait tombé en état de péché mortel en tuant quelqu’un ; mais maintenant il est sauvé et il trône en ce moment même au sein des honneurs célestes. Et pour finir, j’ai donné la coupe de ce bourgeois à celui qui avait refusé de nous accueillir. Mais sache que rien sur terre ne se passe sans raison. Il nous a quand même acceptés dans la porcherie, et c’est pour cela que je lui ai donné la coupe ; mais quand il aura cessé de vivre, il se retrouvera trônant en enfer. Mets donc à l’avenir un frein à ta bouche, afin de ne pas blâmer Dieu, car il sait tout. » Lorsque l’ermite eut entendu cela, il tomba aux pieds de l’ange et implora son pardon ; et là-dessus il reprit le chemin de son ermitage et redevint bon chrétien.
Hermann HESSE, Histoires médiévales, 1911.
Récit tiré du recueil Gesta Romanorum.