L’enfant étranger

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Ernest Theodor Amadeus HOFFMANN

 

 

 

 

 

 

LE SIRE DE BRAKEL DE BRAKELHEIM

 

 

IL était une fois un seigneur qui répondait au nom de Thaddeus von Brakel ; il résidait au hameau de Brakelheim, qu’il avait hérité de feu son père le sire de Brakel, et qui était son fief. Les quatre paysans qui avec lui faisaient toute la population du hameau le nommaient leur gracieux seigneur, bien qu’il allât comme eux tête nue, et qu’il n’échangeât sa grosse veste de drap contre une fine tunique verte et un gilet rouge à brandebourgs dorés que le dimanche, pour s’en aller à l’église du grand village voisin avec sa femme et ses deux enfants, Felix et Christlieb. Ces mêmes paysans, si quelqu’un leur demandait le chemin pour se rendre chez le sire de Brakel, avaient coutume de répondre : « Toujours tout droit, traversez le village, montez sur la colline, et là où sont les bouleaux, c’est le château de notre gracieux seigneur. » Cependant, chacun sait qu’un château doit être une haute bâtisse avec beaucoup de portes et de fenêtres, voire avec des tours et des girouettes étincelantes. Mais il n’y avait rien de pareil sur le tertre aux bouleaux ; on n’y voyait qu’une maisonnette basse, avec quelques petites fenêtres, qu’on ne découvrait guère avant d’y être arrivé. S’il advient parfois qu’à peine arrivé devant la poterne d’un grand château on s’arrête soudain et que, sous le souffle glacé de l’air qui en sort, sous le regard mort des étranges statues, terribles sentinelles postées le long du mur, on perde toute envie d’entrer et préfère rebrousser chemin, rien de semblable ne se produisait devant la petite maison du sire Thaddeus von Brakel. Déjà, dans le bois, les bouleaux élancés vous ont salués aimablement de leurs branches feuillues, murmurant de leurs doux bruissements des paroles de bienvenue, et voici qu’en vue de la maison on croirait que de douces voix, au travers des vitres polies et de l’épaisse et sombre treille qui habille le mur jusqu’au toit, chantonnent ces mots suaves : « Entre donc, entre, ami voyageur, si tu es las, tout ici est paix et hospitalité ! » À quoi font écho les hirondelles, quittant leur nid, y rentrant, gazouillant gaiement ; et du haut de la cheminée, la vieille cigogne, imposante, abaisse un regard grave et entendu, disant : « Voici bien des années que je passe mes étés ici, mais je ne saurais trouver sur terre un meilleur logis, et si je pouvais refréner mon humeur vagabonde, si en hiver le temps n’était si glacial et le bois si cher, je ne bougerais assurément jamais de cette place. » Ce n’était peut-être pas un château que la maison du sire de Brakel ; mais elle était bien accueillante.

 

 

 

UNE VISITE DISTINGUÉE

 

La dame de Brakel se leva un matin de très bonne heure et fit un gâteau qui employait plus d’amandes et de raisins que le gâteau de Pâques, et qui en était donc cent fois plus délicieux. Cependant, le sire de Brakel brossait sa tunique verte et son gilet rouge, et l’on revêtit Felix et Christlieb de leurs plus beaux habits.

– Aujourd’hui, déclara le sire de Brakel, vous n’irez pas comme à l’ordinaire courir les bois ; vous resterez bien sages à la maison, afin d’être propres et coquets quand arrivera monsieur votre oncle.

Le soleil, clair et joyeux, avait percé les brumes matinales et jetait ses rayons dorés sur les fenêtres ; la brise caressait les feuillages ; pinsons, serins et rossignols entremêlaient leurs plus joyeuses chansons. Christlieb était assise à la table, tranquille et recueillie ; tantôt elle tirait sur les rubans rouges de sa petite robe, tantôt elle s’appliquait à continuer un tricot, mais aujourd’hui cela n’avançait pas beaucoup. Felix, à qui son père venait de donner un beau livre d’images, ne le regardait guère ; il levait les yeux vers le petit bois de bouleaux où d’habitude, chaque matin, il avait la permission de s’ébattre à sa guise.

– Il fait si beau dehors ! soupirait-il tout bas.

Mais lorsque le grand chien de ferme, Sultan, se mit à sauter devant la fenêtre en jappant et grondant, puis qu’il courut en direction du bois, revint, et de nouveau gronda et aboya comme pour crier à Felix : « Ne viens-tu pas dans le bois ? Que fais-tu donc dans cette pièce sombre ? », Felix ne se tint plus d’impatience.

– Maman chérie, s’écria-t-il, permets-moi de faire seulement quelques pas dehors.

Mais la dame de Brakel répondit :

– Non, non, reste bien sage ici. Je ne sais que trop ce qui se passerait : tu ne peux pas sortir sans que Christlieb coure derrière, et vous voilà dans les ronces et les épines, ou grimpant aux arbres. Puis vous rentrez sales, en sueur. Ton oncle dira : « Qu’est-ce que c’est que ces affreux petits paysans ? Voilà une tenue qui ne convient pas à des Brakel, petits ou grands ! »

D’impatience, Felix ferma bruyamment son livre d’images et, les larmes aux yeux, dit à mi-voix :

– Si monsieur mon oncle parle d’affreux petits paysans, c’est qu’il n’a pas vu le Peter Vollrad ou l’Anne-Lise Hentschel ou tous les autres enfants du village, car vraiment je ne crois pas qu’il puisse y en avoir de plus beaux.

– C’est vrai, s’écria Christlieb qui parut sortir d’un rêve. Et la Grete Schulz, n’est-elle pas jolie, même si elle n’a évidemment pas d’aussi beaux rubans rouges que moi ?

– Ne dites pas de bêtises, fit la mère un peu irritée, vous ne comprenez pas ce que veut dire votre oncle.

Felix et Christlieb eurent beau expliquer qu’il faisait splendide comme jamais dans le bois, il leur fallut rester dans la chambre ; et cela leur fut d’autant plus pénible que le gâteau de fête, qui était sur la table mais qu’on ne pouvait entamer avant l’arrivée de l’oncle, répandait des odeurs alléchantes.

– Oh ! qu’il vienne ! qu’il vienne enfin ! criaient les deux enfants, prêts à pleurer d’impatience.

On entendit enfin un galop de chevaux. Une calèche parut, revêtue d’ornements si brillants et si somptueux que les enfants demeurèrent stupéfaits : ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Un homme, grand et sec, passa des bras du chasseur qui avait ouvert la portière dans ceux du sire de Brakel, contre la joue duquel, par deux fois, il appuya la sienne tout en murmurant :

Bonjour, mon cher cousin, et sans façons !

Cependant, le chasseur avait encore extrait de la calèche une petite dame corpulente, aux joues rouges, et deux enfants, un garçon et une fille, et il s’y était pris si adroitement qu’ils parvinrent tous trois à se tenir debout sur le sol. Quand tous furent sur pieds, Felix et Chistlieb, ainsi que père et mère leur avaient enjoint de le faire, s’approchèrent, prirent chacun une des mains du grand monsieur sec et la baisèrent en disant :

– Soyez le bienvenu, gracieux monsieur notre oncle !

Puis ils traitèrent de même façon les mains de la petite dame corpulente :

– Soyez la bienvenue, gracieuse madame notre tante !

Le garçon portait une culotte bouffante et une jaquette de drap écarlate, toute revêtue de galons et de brandebourgs d’or ; il avait un petit sabre brillant au côté, et sur la tête un drôle de bonnet rouge garni d’une plume blanche, sous lequel son visage jaunâtre et ses yeux ternes et ensommeillés avaient une expression sotte et craintive. La fillette portait, comme Christlieb, une robe blanche, mais ornée d’une incroyable quantité de rubans et de dentelles, et ses cheveux, très bizarrement mis en tresses et relevés sur le sommet de la tête, étaient surmontés d’un diadème étincelant. Prenant courage, Christlieb voulut s’emparer de la main de la petite, mais celle-ci la retira brusquement et fit une mine si piteuse et si pleurnicharde que Christlieb eut vraiment peur et s’écarta. Felix, de son côté, voulut voir de plus près le sabre du garçon et tendit la main pour le toucher, mais l’autre se mit à crier :

– Mon sabre ! Il veut prendre mon sabre !

Et il courut se cacher derrière le grand monsieur sec.

Felix rougit et dit avec colère :

– Je ne veux pas te prendre ton sabre, nigaud !

Ces derniers mots avaient été à peine murmurés, mais le sire de Brakel avait tout entendu et paraissait très embarrassé ; il tournait les boutons de son gilet et s’écria :

– Allons ! Felix !

La grosse dame dit :

– Adelgunde, Hermann, ces enfants ne vous feront pas de mal, ne soyez pas si bêtes !

Mais le monsieur sec déclara :

– Ils feront bien connaissance.

Puis il prit la dame de Brakel par la main et la conduisit dans la maison, où le sire de Brakel les suivit avec la grosse dame, Adelgunde et Hermann pendus à la traîne de sa robe. Christlieb et Felix fermaient le cortège.

– On va enfin entamer le gâteau, glissa Felix à l’oreille de sa sœur.

– Oui, oui, répondit-elle, joyeuse.

– Et après, reprit Felix, nous filerons dans le bois...

– ... Sans plus nous soucier de ces imbéciles, ajouta Christlieb.

Felix fit un bond de joie, et c’est ainsi qu’ils surgirent dans la chambre. Adelgunde et Hermann ne devaient pas manger de gâteau, expliquèrent leurs parents, car ils ne le supportaient pas ; en guise de compensation, ils eurent droit chacun à une petite biscotte que le chasseur tira d’une boîte. Felix et Christlieb mordirent à belles dents dans le solide morceau de gâteau que leur bonne mère avait donné à chacun. Ils étaient d’excellente humeur.

 

 

 

SUITE DE LA VISITE DISTINGUÉE

 

L’homme sec, Cyprianus von Brakel, était le propre cousin de sire Thaddeus von Brakel, mais il était de plus haute noblesse. Outre qu’il portait le titre de comte, il arborait sur son pourpoint, et même sur sa cape, une grande étoile d’argent. Aussi bien, une année auparavant, lorsqu’il était survenu pour une heure chez son cousin le sire Thaddeus von Brakel, mais seul, sans la grosse dame qui était sa femme, et sans les enfants, Felix lui avait demandé :

– Dis-moi, gracieux monsieur mon oncle, serais-tu devenu roi ?

Car Felix avait vu dans son livre d’images un roi qui portait une étoile semblable sur la poitrine, et il crut que son oncle, puisqu’il avait cette même marque distinctive, était aussi devenu roi. L’oncle avait bien ri de cette question et avait répondu :

– Non, mon fils, je ne suis point roi, mais le plus fidèle serviteur du roi, et son ministre, et j’ai beaucoup de gens sous mes ordres. Si tu appartenais à la lignée comtale des Brakel, tu pourrais peut-être un jour porter une semblable étoile, mais enfin, tu n’es jamais qu’un simple « von », qui ne saurait donner grand-chose de bon.

Felix n’avait rien compris à ces paroles, et sire Thaddeus von Brakel ne jugea nullement nécessaire qu’il en fût autrement. Maintenant, l’oncle racontait à sa grosse épouse que Felix l’avait pris pour le roi, et elle s’écria :

– Oh ! touchante innocence !

Felix et Christlieb durent sortir du coin où ils s’étaient tapis pour dévorer leur gâteau en étouffant de petits rires. Leur mère s’empressa de leur essuyer la bouche où traînaient des miettes et des débris de raisins, puis elle les poussa vers l’oncle et la tante qui les embrassèrent et leur mirent de grands cornets dans les mains, en s’écriant :

– Ô ! douce nature ! ô ! rustique innocence !

Le sire Thaddeus von Brakel et sa femme avaient les larmes aux yeux devant la bonté de leurs nobles parents. Cependant Felix, ouvrant son cornet, y avait trouvé des bonbons qu’il se mit à croquer de bon cœur, aussitôt imité par Christlieb.

– Petit, s’écria l’oncle, ceci ne convient pas, tu vas te gâter les dents. Il faut sucer le bonbon jusqu’à ce qu’il fonde dans la bouche.

Mais Felix se mit à rire tout haut et déclara :

– Hé, monsieur mon oncle, crois-tu que je sois un bébé au berceau et que je doive sucer, faute d’avoir encore des dents pour mordre ?

Et il mit à sa bouche un autre bonbon qu’il mordit si vaillamment qu’on l’entendit craquer.

– Délicieuse naïveté ! s’écria la grosse dame.

L’oncle l’approuva, mais le sire Thaddeus avait la sueur au front, tant les manières de Felix lui faisaient honte. La mère glissa à l’oreille de son fils :

– Ne fais pas tant de bruit avec tes dents, vilain gamin !

Felix, qui ne pensait pas à mal, en fut tout troublé ; il retira lentement de sa bouche le bonbon tout mordillé, et le remit dans le cornet qu’il tendit à l’oncle, en disant :

– Tu n’as qu’à reprendre tes sucreries, puisqu’on m’empêche de les manger !

Christlieb, habituée à imiter en tout son frère, fit de même. C’en fut trop pour sire Thaddeus qui s’écria :

– Ah ! monsieur mon vénéré cousin, pardonnez son inconduite à cet enfant ingénu, mais à la campagne, et dans les modestes conditions... comment voulez-vous que nos enfants soient aussi bien élevés que les vôtres ?

Le comte Cyprianus eut un sourire satisfait et distingué. Ses regards se portèrent sur Adelgunde et Hermann ; ils avaient depuis longtemps achevé leur biscotte et se tenaient bien tranquilles sur leurs chaises, les traits impassibles, muets, sans un geste. La grosse dame sourit aussi et murmura :

– Oui, mon cher cousin, nous tenons à l’éducation de nos enfants plus qu’à toute chose au monde.

Puis elle fit un signe au comte Cyprianus qui, se tournant aussitôt vers Adelgunde et Hermann, leur posa une série de questions auxquelles ils répondirent du tac au tac. Il y était question de beaucoup de villes, de fleuves et de montagnes, qui, paraît-il, se situaient à des milliers de lieues à l’intérieur des terres et portaient les noms les plus étranges. Les deux enfants décrivaient avec précision les animaux qui vivent, dit-on, dans des contrées sauvages, sous les latitudes les plus éloignées. Puis ils parlèrent de plantes, d’arbres et de fruits inconnus, comme s’ils les eussent vus eux-mêmes et qu’ils eussent goûté aux fruits. Hermann raconta exactement comment s’était déroulée, voici trois cents ans, une grande bataille ; il savait les noms de tous les généraux qui y avaient participé. Adelgunde, enfin, alla jusqu’à parler des étoiles, affirmant qu’au ciel il y avait toutes sortes de bêtes et autres étranges figures.

À les entendre, Felix fut pris de peur et, s’approchant de sa mère, il lui demanda tout bas :

– Maman chérie, qu’est-ce que c’est, toutes ces choses dont ils n’arrêtent pas de parler là-bas ?

– Tais-toi, nigaud, répondit la dame de Brakel. Ce sont les sciences !

Felix se tut.

– C’est étonnant ! c’est inouï ! à cet âge ! ne cessait de répéter le sire de Brakel.

Mais sa femme soupirait :

– Seigneur ! quels anges ! Et nos pauvres enfants, que vont-ils devenir ici, dans ce coin perdu ?

Comme le sire de Brakel joignait ses plaintes à celles de son épouse, le comte Cyprianus les consola en leur promettant de leur envoyer, d’ici quelque temps, un homme fort savant, qui se chargerait gratuitement de l’éducation des enfants.

Cependant, la belle calèche était avancée. Le chasseur entra dans la pièce avec deux grandes boîtes que Adelgunde et Hermann prirent pour les remettre à Felix et Christlieb.

– Aimez-vous les jouets, mon cher ? Je vous en ai apporté quelques-uns, et des plus beaux, dit Hermann, en faisant une révérence.

Felix baissa le nez et se sentit triste, sans savoir pourquoi. La tête vide, la boîte entre les mains, il dit :

– Je ne m’appelle pas Mon Cher, mais Felix, et je ne suis pas vous mais tu.

Christlieb était elle aussi plus près de pleurer que de rire, bien que de la boîte offerte par Adelgunde montassent les plus alléchantes odeurs de friandises. Devant la porte, Sultan, le fidèle ami de Felix, sauta et jappa à son habitude, mais Hermann eut si peur du chien qu’il recula précipitamment à l’intérieur et se mit à pleurer.

– Il ne te fera rien, dit Felix, pourquoi pleurniches-tu ainsi ? Ce n’est jamais qu’un chien, et n’est-ce pas, tu as déjà vu les bêtes les plus terribles ? Et même s’il te sautait dessus, n’as-tu pas ton sabre ?

Les paroles de Felix n’y firent rien, Hermann continua à hurler, jusqu’à ce que le chasseur le prît dans ses bras pour le porter à la calèche. Adelgunde, subitement gagnée par la douleur de son frère, ou pour Dieu sait quelle autre raison, se prit à hurler à son tour, et Christlieb en fut si émue qu’elle commença aussi à pleurer. Ce fut parmi les cris et les lamentations des trois enfants que le comte Cyprianus von Brakel quitta Brakelheim.

Ainsi prit fin la visite distinguée.

 

 

 

LES NOUVEAUX JOUETS

 

Dès que la calèche emmenant le comte Cyprianus de Brakel et sa famille eut disparu au bas de la colline, le seigneur Thaddeus quitta bien vite sa redingote verte et son gilet rouge ; puis, avec la même hâte, il revêtit sa veste de drap, passa deux ou trois fois un large peigne dans sa chevelure, respira profondément, s’étira et s’écria :

– Dieu soit loué !

Les enfants à leur tour retirèrent vite leurs vêtements du dimanche et se sentirent soulagés.

– À la forêt ! cria Felix, bondissant de joie.

– Ne voulez-vous pas voir d’abord ce que vous ont apporté Adelgunde et Hermann ? dit la mère.

Christlieb qui, tout en se déshabillant, avait déjà jeté des regards curieux vers les boîtes, opina qu’en effet on pouvait commencer par là et qu’il resterait ensuite bien assez de temps pour aller courir dans le bois. On eut plus de peine à convaincre Felix, qui déclara :

– Que voulez-vous que nous aient apporté d’intéressant ce prétentieux garçon en culotte bouffante et sa sœur enrubannée ? Pour les sciences, ça, il a la langue bien pendue ! Mais il commence par nous en conter sur les lions, les ours, la capture des éléphants, et il a peur du brave Sultan ! Il porte un sabre mais il se met à hurler et va se tapir sous sa table ! Fameux chasseur, ma foi !

– Allons, mon cher Felix, jetons un petit coup d’œil dans ces boîtes, supplia Christlieb.

Et Felix, qui faisait toujours ses quatre volontés, renonça à sa course dans le bois ; il s’assit gentiment devant la table où se trouvaient les cadeaux. La mère ouvrit les boîtes, mais alors... Bref, mes chers lecteurs, il vous est certainement arrivé à tous aux heureux temps des foires annuelles, ou sinon à Noël, de recevoir en abondance de vos parents ou d’autres bonnes personnes les plus jolis présents du monde. Rappelez-vous vos cris de joie lorsque s’étalaient devant vous des soldats de plomb, de drôles de bonshommes tournant la manivelle d’orgues de Barbarie, d’adorables poupées, toutes sortes d’instruments et les plus beaux livres d’images. Cette même joie, Felix et Christlieb la savouraient maintenant, car ils voyaient sortir des boîtes les plus merveilleux objets et toute espèce de friandises. Tous deux battaient des mains et ne cessaient de s’écrier :

– Oh ! que c’est beau !

Seul un cornet de bonbons, encourut le mépris de Felix et, lorsque sa sœur le pria de ne pas le jeter par la fenêtre, comme il s’apprêtait à le faire, il y renonça, mais ouvrit le cornet et lança quelques bonbons à Sultan qui était entré en frétillant de la queue. Le chien les flaira puis se détourna, mécontent.

–Tu vois bien, Christlieb, dit Felix triomphant, même Sultan ne veut pas de ces horreurs !

Parmi les jouets, rien n’enchanta davantage Felix qu’un magnifique chasseur qui, lorsqu’on tirait un petit fil pendant de sa tunique, mettait en joue et tirait sur une cible installée à trois empans de lui. Puis il s’attacha à un petit bonhomme qui faisait des révérences et jouait de la harpe lorsqu’on tournait une vis. Mais sa préférence alla pour finir à un fusil et à un couteau de chasse, tous deux en bois et revêtus de parures en argent, à un splendide képi de hussard et à une cartouchière. Christlieb admira fort une poupée très joliment habillée et un bel ensemble d’ustensiles de ménage. Les enfants oublièrent la forêt et s’amusèrent avec leurs jouets jusqu’à une heure avancée. Puis ils se couchèrent.

 

 

 

CE QU’IL ADVINT DES JOUETS DANS LE BOIS

 

Le lendemain, les deux enfants reprirent leurs occupations là où ils les avaient laissées, c’est-à-dire qu’ils prirent les boîtes, en tirèrent leurs jouets et se livrèrent à mille jeux. Comme la veille, le soleil brillait et inondait la maison, les bouleaux murmuraient sous la caresse de la brise, le pinson, le serin et le rossignol chantaient leurs airs les plus joyeux. Tout en jouant avec son chasseur, son harpiste, son fusil et sa cartouchière, Felix fut pris de mélancolie.

– Ah ! s’écria-t-il soudain, il fait tout de même plus beau dehors ! Viens, Christlieb, allons au bois.

Christlieb venait de déshabiller sa poupée et s’apprêtait à la vêtir à nouveau avec le même plaisir ; elle n’avait aucune envie de sortir et supplia son frère :

– Felix chéri, pourquoi ne pas jouer encore un peu ici ?

– Sais-tu quoi, Christlieb ? répondit Felix. Nous allons emmener les plus beaux de nos jouets. Je prends mon couteau de chasse, je mets mon fusil à l’épaule, et j’aurai l’air d’un chasseur. Le petit chasseur et le bonhomme à la harpe m’accompagneront, et toi, Christlieb, tu pourras prendre ta poupée, et les plus beaux de tes ustensiles de ménage. Viens !

Christlieb acheva vivement de vêtir sa poupée, et les deux enfants s’en furent avec leurs jouets dans la forêt où ils s’installèrent sur une belle pelouse verte. Ils étaient là depuis un moment, et Felix faisait jouer au petit bonhomme son morceau de harpe, lorsque Christlieb dit :

– Sais-tu quoi, Felix ? Ton bonhomme ne joue pas bien. Écoute comme son éternel ting-ping-ping sonne désagréablement ici, dans la forêt ; les oiseaux, dans les buissons, le regardent avec curiosité, je crois bien qu’ils se moquent de ce musicien incongru qui prétend mêler ses accents aux leurs.

Felix tourna la vis avec plus de vigueur et finit par répondre :

– Tu as raison, Christlieb, sa musique est abominable !... Et à quoi bon tous ces accessoires !... J’en ai vraiment honte devant ce pinson, là-bas, qui me regarde avec des yeux malins. Mais il va jouer mieux !

Et Felix donna un tour de vis si brusque que, paf ! le coffret sur lequel se tenait le harpiste tomba en mille morceaux, et ses bras se détachèrent du corps.

– Oh ! oh ! s’écria Felix.

– Pauvre harpiste ! s’écria Christlieb.

Felix considéra un instant son jouet cassé, puis dit :

– C’était un petit idiot, qui jouait mal et faisait des grimaces comme le cousin à la culotte bouffante !

Et il jeta le harpiste bien loin dans les buissons.

– Vive mon chasseur, reprit-il, celui-là au moins fait mouche à tous les coups !

Il mit donc le jouet en marche, mais au bout d’un moment, il déclara :

– C’est trop bête qu’il passe son temps à tirer sur une cible ; papa l’a bien dit, ce n’est pas là l’affaire d’un chasseur. Il devrait viser des cerfs, des chevreuils, des lièvres, et les frapper en pleine course. Désormais, il ne tirera plus sur sa cible.

Et Felix arracha la cible disposée en face de son chasseur.

– Allons, tire maintenant ! lui cria-t-il.

Mais il eut beau tendre la ficelle tant qu’il put, les bras du petit chasseur restèrent ballants. Il n’épaulait plus, ne tirait plus.

– Ah ! ah ! dit Felix, en chambre tu visais bien la cible, mais dans la forêt, qui est le domaine des chasseurs, tu n’es bon à rien. Sans doute as-tu aussi peur des chiens, et s’il en survenait un, tu te sauverais avec ton fusil, comme le cousin à culotte bouffante avec son sabre ? Espèce d’imbécile, propre à rien !

Et il envoya le chasseur rejoindre le harpiste dans les fourrés.

– Viens, dit-il à Christlieb, courons un peu.

– Oui, dit Christlieb, et ma poupée courra avec nous, ce sera très amusant.

Ils prirent donc la poupée chacun par un bras et s’en allèrent à fond de train à travers le bois, descendant la colline jusqu’à un étang entouré de roseaux qui appartenait encore aux terres du seigneur Thaddeus von Brakel et où celui-ci allait parfois chasser le canard sauvage. Ils s’arrêtèrent, et Felix dit :

– Mettons-nous à l’affût ! J’ai un fusil à présent. Qui sait si je ne pourrai pas, aussi bien que papa, abattre un canard dans les roseaux !

Mais à cet instant, Christlieb s’écria :

– Oh ! ma poupée ! Qu’est-elle devenue ?

Il est vrai que la pauvre poupée avait l’air bien misérable. Ni Christlieb ni Felix, en courant, n’avaient pris garde à elle ; les buissons avaient déchiré ses vêtements et même brisé ses jambes. Il ne restait presque plus rien de son petit visage de cire, tout égratigné et enlaidi.

– Oh ! ma jolie poupée ! pleurait Christlieb.

– Tu vois bien, répondit Felix, que ces enfants ne nous ont apporté que des choses absurdes. Ta poupée, qui n’est même pas capable de courir avec nous sans se déchirer et se blesser, est une maladroite et une idiote. Passe-la-moi.

Christlieb tendit tristement à son frère la poupée défigurée et ne put retenir un cri lorsque, sans plus de façons, il la jeta dans l’étang.

– Ne pleure pas ! dit Felix. Ne te chagrine pas pour si peu ! Si je tue un canard, je te donnerai les plus belles plumes.

Un bruit se fit entendre dans les roseaux, Felix mit en joue son fusil de bois, mais le laissa retomber aussitôt et dit tout bas d’un air pensif :

– C’est moi qui suis un nigaud ! Pour tirer, il faut de la poudre et du plomb, et je n’ai ni l’un ni l’autre. D’ailleurs, comment mettre des balles dans un fusil de bois ? À quoi sert ce stupide engin de bois ? Et mon couteau ? En bois aussi ! il ne coupe pas. Le sabre du cousin était certainement en bois aussi, c’est pourquoi il n’a pas voulu le tirer lorsqu’il avait peur de Sultan. Je vois bien que le cousin à culotte bouffante s’est moqué de moi, avec ses joujoux qui se donnent de grands airs et ne sont d’aucune utilité.

Et il jeta dans l’étang le fusil, le couteau et la cartouchière. Christlieb, cependant, était affligée de la perte de sa poupée, et Felix non plus n’arrivait pas à surmonter son dépit. Ils rentrèrent lentement à la maison, et lorsque la mère leur demanda : « Enfants, où sont vos jouets ? » Felix raconta sans mentir comment ils avaient été trompés, lui par le chasseur, le harpiste, le fusil, le couteau et la cartouchière, et Christlieb par la poupée.

– Petits nigauds, dit la dame de Brakel à demi en colère, c’est vous qui ne savez pas vous y prendre avec les belles choses.

Mais le sire Thaddeus von Brakel, qui avait écouté avec une évidente satisfaction le récit de Felix, déclara :

– Ne les gronde pas ; au fond je suis content qu’ils soient débarrassés de ces jouets étrangers qui ne pouvaient que les troubler et les effrayer.

Ni la dame de Brakel ni les enfants ne surent ce que le sire de Brakel entendait exactement par là.

 

 

 

L’ENFANT ÉTRANGER

 

Felix et Christlieb étaient allés de très bonne heure dans la forêt. Leur mère leur avait recommandé de rentrer bientôt, car désormais elle les obligeait à rester plus que naguère à la maison, où elle les faisait lire et écrire, afin qu’ils n’eussent pas trop à rougir devant le précepteur qui ne tarderait pas à venir. Felix lui avait dit :

– Laissez-nous une petite heure pour courir et sauter à notre aise.

Ils se mirent donc sans perdre de temps à jouer au chat et à la souris, mais ce jeu, comme tous ceux auxquels ils voulurent jouer, ne leur inspirait plus, au bout de quelques secondes, qu’ennui et lassitude. Ils ne comprenaient pas pourquoi, aujourd’hui, tout allait de travers. Le bonnet de Felix, arraché par un coup de vent, s’en allait dans les buissons, ou bien celui-ci, en pleine course, trébuchait et tombait sur le nez ; quant à Christlieb, sa robe se prenait aux épines, ou elle butait du pied contre un caillou pointu, si fort qu’elle poussait un cri. Ils renoncèrent bientôt à jouer et se traînèrent de méchante humeur à travers la forêt.

– Rentrons à la maison, dit Felix.

Mais au lieu de poursuivre sa marche, il se jeta à l’ombre d’un bel arbre. Christlieb en fit autant. Ils restaient là, assis, tout tristes, muets, les yeux fixés au sol.

– Ah ! soupira tout bas Christlieb, si seulement nous avions encore nos beaux jouets !

– Ils ne nous serviraient à rien, grogna Felix. Nous recommencerions à les briser et à les abîmer. Écoute, Christlieb ! Maman a sans doute raison, les jouets étaient bons, c’est nous qui n’avons pas su nous en servir, et cela vient de ce que nous ignorons les sciences.

– Ah ! cher Felix, dit Christlieb, tu as raison, si nous savions les sciences par cœur, comme le beau cousin et la jolie cousine, tu aurais encore ton chasseur et ton harpiste, et ma poupée ne serait pas au fond de la mare aux canards. Nous sommes des maladroits, et nous manquons de sciences !

Christlieb se mit à pleurer, Felix en fit autant, et leurs sanglots furent répercutés par tous les échos de la forêt.

Mais soudain ils se turent et, stupéfaits, dirent :

– Vois-tu, Christlieb ?... Entends-tu, Felix ?

De l’ombre profonde d’un buisson, qui était en face des enfants, sortait une lueur étrange qui frémissait comme un doux rayon de lune le long des feuillages tremblants de bonheur. Et parmi les murmures de la forêt, on percevait une suave musique, comme lorsque le vent, caressant une harpe, réveille les accords assoupis. Les enfants éprouvèrent une sensation singulière ; toute leur peine s’était envolée, mais leurs yeux étaient pleins encore de larmes inspirées par une douce mélancolie inconnue. À mesure que la lueur se faisait plus vive et plus sonores les belles harmonies, le cœur des enfants battait plus fort. Les yeux fixés sur cette lumière étrange, ils discernèrent, éclairé par le soleil, le visage très pur d’un adorable enfant qui, du milieu des buissons, leur souriait et leur faisait des signes.

– Oh ! viens, approche ! crièrent ensemble Christlieb et Felix, bondissant de joie et tendant les mains avec une ineffable nostalgie vers la miraculeuse apparition.

– Je viens, je viens, dit une voix suave, et, léger, comme porté par la brise matinale, l’enfant étranger s’avança vers Felix et Christlieb.

 

 

 

OÙ L’ENFANT ÉTRANGER

JOUE AVEC FELIX ET CHRISTLIEB

 

– De loin, je vous ai entendus pleurer, dit l’enfant étranger, et cela m’a fait beaucoup de peine. Que vous manque-t-il donc, mes amis ?

– Nous ne le savions pas trop nous-mêmes, répondit Felix, mais maintenant je crois que ce qui nous manquait, c’était toi.

– C’est vrai, dit Christlieb, et depuis que tu es là avec nous, nous voici tout heureux ! Mais pourquoi as-tu été si long à venir ?

Les deux enfants avaient vraiment l’impression de connaître depuis longtemps cet enfant étranger, d’avoir déjà joué avec lui, et de n’être tombés dans la tristesse que parce que leur compagnon avait cessé de venir les voir. Felix reprit :

– Il est vrai que nous n’avons plus de jouets, car comme un idiot j’ai abîmé et jeté hier les plus beaux de ceux qu’avait apportés notre cousin ; mais pourtant, nous aimerions bien jouer quand même.

– Hé ! Felix, dit l’enfant étranger avec un grand rire, comment peux-tu parler ainsi ? Ces joujoux que tu as jetés n’étaient rien. Christlieb et toi, n’êtes-vous pas environnés des plus beaux jouets qu’on puisse voir ?

– Où donc ? s’écrièrent ensemble Felix et Christlieb.

– Regardez donc autour de vous, dit l’enfant étranger.

Felix et Christlieb virent, en effet, dans l’herbe épaisse et la mousse laineuse, mille fleurs merveilleuses les regarder comme des yeux étincelants, tandis que brillaient çà et là des pierres de toutes les couleurs, des coquillages à reflets de cristal et des hannetons d’or qui voltigeaient en fredonnant de doux airs.

– Allons ! bâtissons un palais, aidez-moi à rassembler les pierres ! s’écria l’enfant étranger qui se baissa et se mit à entasser des cailloux multicolores.

Christlieb et Felix l’aidèrent. Il s’y prenait si adroitement qu’on vit bientôt s’élever de hautes colonnes qui étincelaient au soleil comme du métal poli, et que couronnait une haute voûte dorée. Puis l’enfant étranger se mit à baiser les fleurs qui se blottissaient au ras du sol ; aussitôt elles prenaient leur essor dans un doux murmure, s’enlaçaient tendrement et formaient des tonnelles odorantes, sous lesquelles le frère et la sœur se mirent à gambader avec allégresse. L’enfant étranger battit des mains : la voûte du palais, que des insectes dorés avaient tissée de leurs ailes, s’écarta dans un bourdonnement ; les colonnes se transformèrent en un ruisseau d’argent, au bord duquel les fleurs se penchèrent, tantôt admirant l’onde, tantôt berçant leurs corolles au rythme de sa naïve chanson. L’enfant étranger cueillit des tiges d’herbe et des rameaux pris aux arbustes, qu’il étendit aux pieds de Felix et de Christlieb. Mais les herbes se transformèrent bientôt en merveilleuses poupées, et les rameaux se métamorphosèrent en autant d’adorables petits chasseurs. Les poupées firent une ronde autour de Christlieb, se laissant prendre dans ses bras et murmurant de leurs voix légères :

– Sois notre amie, Christlieb !

Les chasseurs caracolaient, faisaient retentir leurs armes, sonnaient du cor et criaient :

– Hallo, hallo !... Partons en chasse !

Des lièvres bondirent hors des buissons, poursuivis par des chiens, et les chasseurs faisaient claquer leurs fusils derrière eux. C’était un vrai plaisir...

Puis tout s’effaça. Christlieb et Felix crièrent :

– Où sont les poupées ? où sont les chasseurs ?

L’enfant étranger répondit :

– Ils sont tous à votre disposition et reviendront pour peu que vous le souhaitiez. Mais ne voudriez-vous pas courir un peu dans la forêt ?

– Oui, oui ! s’écrièrent Felix et Christlieb.

L’enfant étranger les prit tous deux par la main et les entraîna. Mais peut-on appeler cela une course ? Les enfants planaient avec légèreté à travers bois et prairies, entourés d’oiseaux qui voletaient et gazouillaient joyeusement. Soudain, ils se sentirent monter haut, très haut dans les airs.

– Bonjour, mes enfants ! Bonjour, compère Felix ! cria une cigogne qui passait.

– Ne me faites pas de mal ! je ne mangerai pas vos petits pigeons ! coassa le vautour qui s’enfuit peureusement devant les enfants.

Felix hurlait de joie, mais Christlieb était effrayée.

– Je perds le souffle... Ah ! je vais tomber ! cria-t-elle.

Et, au même instant l’enfant étranger et ses compagnons touchèrent terre.

– Je vais vous chanter en guise d’adieu le chant de la forêt ; et je reviendrai demain, dit l’enfant étranger.

Il prit un petit cor de chasse tout doré dont les spirales ressemblaient à des guirlandes de fleurs lumineuses, et se mit à en jouer à merveille ; toute la forêt faisait écho à ses admirables mélodies, et les rossignols, comme pour répondre aux appels du cor, vinrent se poser sur les buissons, tout près des enfants, et chantèrent leurs plus beaux airs.

Mais soudain les sons peu à peu s’éteignirent et seul un très léger murmure sembla sourdre des bosquets où avait disparu l’enfant étranger.

– Demain... Demain je reviendrai ! cria-t-il de très loin aux deux enfants qui ne savaient plus trop où ils en étaient ; car jamais ils n’avaient connu pareille joie.

– Ah ! si seulement nous étions déjà à demain ! dirent-ils tous deux, tandis qu’ils regagnaient bien vite la maison pour raconter à leurs parents ce qui s’était passé dans la forêt.

 

 

 

CE QUE LE SIRE ET LA DAME DE BRAKEL

DIRENT DE L’ENFANT ÉTRANGER

ET CE QU’IL EN ADVINT ENSUITE

 

– Pour un peu, je croirais que les enfants n’ont fait que rêver tout cela, dit à sa femme le sire Thaddeus von Brakel, tandis que Felix et Christlieb, tout pleins de leur aventure, n’en finissaient pas de célébrer l’enfant étranger, sa grâce, sa voix délicieuse, ses jeux enchanteurs. Mais, poursuivit-il, pour peu que je me dise qu’ils n’ont tout de même pas pu rêver au même moment le même rêve, je ne sais plus trop moi-même que penser de tout cela.

– Ne te casse pas la tête ! mon cher époux, répondit la dame de Brakel. Je parie que l’enfant étranger est tout bonnement Gottlieb, le fils de l’instituteur du village voisin. Il a rejoint nos enfants dans le bois, et il leur a mis toutes ces folies dans la tête. Mais il fera bien de ne pas recommencer !

Le sire de Brakel ne partageait nullement l’opinion de son épouse ; pour tirer la chose au clair, on appela Felix et Christlieb et on leur enjoignit de décrire avec précision l’enfant inconnu et ses vêtements. Ils s’accordèrent à déclarer que son visage était blanc comme les lis, ses joues rouges comme les roses, ses lèvres de la couleur des cerises, ses yeux d’un bleu éclatant, et ses cheveux bouclés semblables à l’or ; sa beauté était telle qu’on ne pouvait la définir. Quant à ses vêtements, ils savaient seulement que l’enfant étranger ne portait certainement pas une culotte et une veste à rayures bleues, ni une casquette de cuir noir, comme le Gottlieb du maître d’école. À part cela, tout ce qu’ils purent dire du costume de l’inconnu était fabuleux et parfaitement déraisonnable. Christlieb soutint en effet que cet enfant portait une merveilleuse petite robe, très légère et lumineuse, faite de pétales de roses ; Felix au contraire prétendit que cette robe était d’un vert doré, qui brillait comme au soleil les premières feuilles du printemps. Que cet enfant, déclara Felix, pût être celui d’un maître d’école, il n’y fallait pas penser : car il s’entendait trop bien aux choses de la chasse, il devait être natif de la forêt, patrie de tous les chasseurs, et il deviendrait un jour le plus habile d’entre eux.

– Mais, Felix, l’interrompit Christlieb, comment peux-tu dire que cette gentille petite fille deviendra un chasseur ? Il se peut qu’elle connaisse bien l’art de la chasse, mais elle s’entend certainement aussi aux soins du ménage, sans quoi elle n’aurait pas pu habiller aussi adroitement mes poupées ni dresser une si jolie table !

Ainsi donc, Felix pensait que l’enfant était un garçon, et Christlieb le tenait pour une fille, et ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord.

La dame de Brakel fut d’avis qu’il ne servait à rien de discuter de pareilles sornettes avec des enfants, mais le sire de Brakel fut d’avis contraire :

– Je n’aurais, dit-il, qu’à suivre les petits dans la forêt et me mettre aux aguets. Je saurais bientôt la vérité sur cette extraordinaire créature avec laquelle ils jouent. Mais je ne le ferai pas, car j’ai l’impression que je risquerais de leur gâter un grand plaisir.

Le lendemain, lorsque Felix et Christlieb, à l’heure habituelle, arrivèrent dans la forêt, l’enfant étranger les attendait déjà. Si la veille il avait inventé pour eux des jeux merveilleux, il fit cette fois de tels miracles que Christlieb et Felix ne cessaient plus de crier de joie. C’était si amusant et si joli d’entendre l’enfant étranger, pendant ces jeux, s’entretenir aisément avec les fleurs, les buissons, les arbres et le ruisseau ! Et tous lui répondaient si distinctement que Felix et Christlieb comprenaient tout. L’enfant étranger cria à un bosquet d’aulnes :

– Bande de bavards, qu’êtes-vous encore à chuchoter entre vous ?

Les ramures s’agitèrent plus fort et soufflèrent en riant :

– Ha... ha... ha... Nous nous réjouissons des gentillesses que nous a susurrées tout à l’heure notre ami le Vent matinal, lorsque, devançant les rayons du soleil, il est descendu des montagnes bleues. Il nous a apporté les salutations et les baisers de la Reine dorée, avec quelques bons battements d’ailes d’où émanaient les plus doux parfums.

– Taisez-vous donc ! interrompirent les fleurs. Ne nous parlez plus de cet être volage qui se fait gloire des parfums que nous ont dérobés ses menteuses caresses ! Et vous, enfants, laissez babiller les bosquets, regardez-nous plutôt, écoutez-nous, nous vous aimons tant, et pour vous plaire nous nous parons tous les jours des plus brillantes couleurs.

– Et nous aussi, nous vous aimons, répondit l’enfant étranger.

Mais Christlieb s’agenouilla à terre et ouvrit largement les bras, comme pour embrasser les belles fleurs qui poussaient de toutes parts. Et elle leur dit :

– Ah ! je vous aime toutes !

Felix s’écria :

– À moi aussi, fleurs, vous me plaisez, avec vos beaux habits, mais je prends la défense de la verdure, des buissons, des arbres, de toute la forêt ; n’est-il pas vrai, mes chères petites, que c’est elle qui vous abrite et vous protège ?

On entendit alors une voix dans les grands sapins noirs :

– Tu dis vrai, bon jeune homme ! N’aie pas peur de nous lorsque Compère l’Orage arrive et que nous nous querellons un peu vivement avec ce gaillard mal dégrossi.

– Hé ! répondit Felix, grondez et mugissez à votre aise, vous autres géants verts, car alors le bon chasseur se sent la joie au cœur.

– Tu as raison, chanta le ruisseau. Mais pourquoi toujours chasser, toujours courir dans l’orage et dans le tumulte de la tempête ? Venez, asseyez-vous dans la mousse et écoutez-moi. Je viens de très lointaines contrées, d’une gorge étroite. Je vous dirai de beaux contes, et toujours nouveaux, vague après vague, sans jamais me taire. Je vous ferai voir les plus ravissantes images, pourvu que vous plongiez vos regards dans mon miroir ; vous y verrez le ciel bleu, les nuages d’or, les buissons, les fleurs, la forêt... et vous-mêmes, enfants, je finirai par vous attirer tendrement au sein de mes ondes.

– Felix, Christlieb, dit l’enfant étranger qui jetait alentour des regards ravis, entendez comme toutes les choses nous aiment. Mais déjà voici que le ciel rougit derrière les monts, et que le rossignol m’appelle à la maison.

– Oh ! supplia Felix, fais-nous encore voler un peu !

– Mais pas trop haut, dit Christlieb, ça me donne le vertige.

Comme la veille, l’enfant étranger prit Felix et Christlieb par la main, et ils montèrent dans la pourpre du crépuscule, tandis que le peuple joyeux des oiseaux menait autour d’eux son tapage de jubilation. Dans les nuages éclairés comme dans des flammes mouvantes, Felix aperçut les plus beaux châteaux, faits de rubis et d’autres pierres précieuses.

– Regarde, regarde, Christlieb, s’écriait-il, ravi. Vois ces merveilleuses demeures ! Volons de notre mieux, et nous y arriverons.

Christlieb voyait elle aussi les châteaux et, levant les yeux vers les lointains au lieu de les baisser vers l’abîme, elle oublia toute frayeur.

– Ce sont mes châteaux de plaisance, dit l’enfant étranger. Mais nous ne pouvons y aller ce soir.

Felix et Christleib étaient comme dans un rêve. Ils ne comprirent pas eux-mêmes comment il se fit qu’ils se retrouvèrent tout à coup à la maison, auprès de leurs père et mère.

 

 

 

LA PATRIE DE L’ENFANT ÉTRANGER

 

Dans la plus jolie clairière de la forêt, entre des bosquets murmurants, non loin du ruisseau, l’enfant étranger possédait une merveilleuse tente faite de grands lis, de roses rouges et de tulipes multicolores. Felix et Christlieb y étaient assis avec lui, écoutant les bavardages étranges du ruisseau.

– Je ne comprends pas très bien, dit Felix, ce qu’il nous raconte, et il me semble, mon ami bien-aimé, que tu pourrais très bien nous expliquer ce qu’il ne fait que débiter de façon assez peu claire. Je voudrais d’ailleurs te demander d’où tu viens et où tu disparais chaque soir, si vite que nous ne savons jamais comment cela s’est fait ?

– Sais-tu, ma bien chère amie, dit alors Christlieb, que maman croit que tu es le Gottlieb du maître d’école ?

– Tais-toi donc, petite sotte ! s’écria Felix. Maman n’a jamais vu notre cher compagnon, sinon elle n’eût pas parlé de Gottlieb... Mais dis-moi vite, ami, où tu habites, afin que nous puissions venir chez toi en hiver, quand il neige et vente dans la forêt, et qu’il n’y a plus ni chemin ni sentier.

– Oui, oui, dit Christlieb, tu vas nous dire maintenant où est ta maison, qui sont tes parents et surtout quel est ton vrai nom.

L’enfant étranger prit un air pensif, presque triste, et poussa un profond soupir. Puis, après un moment de silence, il commença :

– Ah ! chers enfants, pourquoi me demandez-vous quel est mon pays ? Ne vous suffit-il pas que je vienne jour après jour m’amuser avec vous ? Je pourrais vous dire que je réside là-bas, derrière ces montagnes bleues qui ressemblent à des créneaux de nuages. Mais dussiez-vous marcher durant des jours et des jours jusqu’au sommet de ces monts, vous découvririez au loin encore de nouvelles chaînes derrière lesquelles il vous faudrait chercher ma patrie, et même si vous atteigniez ces montagnes, vous en apercevriez d’autres, et il en irait éternellement de même et vous ne parviendriez jamais dans ma patrie.

– Alors, dit Christlieb, la voix pleine de larmes, tu habites à des centaines et des centaines de lieues de nous, et tu n’es qu’en visite dans cette contrée ?

– Mais vois donc, ma Christlieb bien-aimée, reprit l’enfant étranger, dès que tu as vraiment envie de me voir, j’accours et je t’apporte tous les jeux, toutes les merveilles de mon pays. N’est-ce pas aussi bien que si nous étions ensemble à jouer dans ma patrie ?

– Eh non, dit Felix, justement pas ! Car je pense que ton pays est lui-même merveilleux, et tout plein des belles choses que tu nous apportes. Peins-moi le voyage aussi difficile que tu voudras, dès que je le pourrai, je me mettrai tout de même en route. Parcourir les forêts, suivre des sentiers sauvages envahis de ronces, escalader des montagnes, traverser des torrents, franchir des rocs abrupts et des fourrés d’épines, tout cela est l’affaire d’un bon chasseur, et je me charge d’y réussir !

– Tu y réussiras, dit l’enfant étranger en riant gaiement, et si tu en as la ferme résolution, c’est comme si tu l’avais déjà mise à exécution. Le pays que j’habite est si splendide que je ne saurais le décrire. Et c’est ma mère qui est la reine de ce prodigieux royaume.

– Tu es donc prince ? – Tu es donc princesse ? s’écrièrent en même temps Felix et Christlieb, tout surpris et un peu effrayés.

– Certainement, dit l’enfant étranger.

– Sans doute habites-tu un beau palais ? demanda Felix.

– Mais oui, répondit l’enfant étranger. Le palais de ma mère est bien plus beau encore que les châteaux lumineux que tu as aperçus dans les nuages, car ses fines colonnes de pur cristal montent haut, très haut dans le ciel bleu qui repose sur elles comme une voûte immense. Au-dessous de lui, des nuages clairs, aux ailes d’or, se bercent de-çà de-là, la pourpre de l’aube et du crépuscule monte et redescend, les étoiles scintillantes mènent leurs rondes chantantes... Mes enfants, vous avez sans doute entendu parler de fées qui suscitent des miracles dont les humains sont incapables, et vous aurez certainement deviné déjà que ma mère est tout simplement une fée. Elle l’est en vérité, et la plus puissante de toutes. Elle voue à tout ce qui vit sur terre un amour fidèle, mais pour sa grande douleur il est bien des hommes qui ne veulent rien savoir d’elle. Plus que tout ma mère aime les enfants. Aussi les fêtes qu’elle donne pour eux dans son royaume sont-elles splendides. Il arrive, par exemple, que des esprits appartenant à la cour de ma mère prennent audacieusement leur vol parmi les nuages et tendent, d’un bout à l’autre du palais, un arc-en-ciel paré des plus belles couleurs. Au-dessous, ils édifient le trône de ma mère, tout en diamants qui ont le parfum et la forme de lis, d’œillets et de roses. Dès que ma mère gravit les degrés de ce trône, les esprits touchent leurs harpes dorées, leurs cymbales de cristal, et les chanteurs de la cour entonnent des chants, avec des voix si admirables qu’on pourrait en mourir de plaisir. Ces chanteurs sont de beaux oiseaux, plus grands que les aigles, au plumage pourpre, tels que vous n’en avez jamais vu. Dès que la musique se fait entendre, tout s’anime dans le palais, la forêt et le parc. Des milliers d’enfants, en toilettes éclatantes, courent de tous côtés et s’ébattent en criant de joie. Tantôt ils se poursuivent dans les buissons et s’amusent à se bombarder avec des fleurs, tantôt ils grimpent à de petits arbres et se laissent bercer par le vent, tantôt ils cueillent des fruits dorés, plus savoureux que tous ceux de la terre. Parfois ils jouent avec des chevreuils apprivoisés ou avec d’autres jolies bêtes qui viennent à eux, sortant des taillis. Ou encore ils poussent l’audace jusqu’à remonter et redescendre l’arc-en-ciel, ou bien, hardis cavaliers, ils chevauchent les beaux faisans dorés qui les emportent à travers les nuages.

– Oh ! que ce doit être beau ! Emmène-nous dans ta patrie, nous voulons y vivre toujours, s’écrièrent ensemble Felix et Christlieb au comble du ravissement.

Mais l’enfant étranger leur dit :

– Je ne puis vous emmener dans mon pays, il est trop loin, il faudrait que vous sachiez voler très bien et sans jamais sentir la fatigue, comme moi-même.

Felix et Christlieb furent tout tristes, baissèrent les yeux et gardèrent le silence.

 

 

 

LE MÉCHANT MINISTRE

À LA COUR DE LA REINE DES FÉES

 

– D’ailleurs, poursuivit l’enfant étranger, vous ne vous trouveriez peut-être pas aussi bien, dans ma patrie, que vous l’imaginez à m’entendre. Ce séjour pourrait même vous être funeste. Bien des enfants ne supportent pas, malgré sa beauté, le chant des oiseaux pourpres ; il leur déchire si bien le cœur qu’ils en meurent aussitôt. D’autres, qui s’élancent trop hardiment sur l’arc-en-ciel, perdent pied et tombent. Et il en est qui sont assez bêtes pour faire mal, en plein vol, au faisan doré qui les emporte. Cet oiseau, d’ordinaire si pacifique, entre en colère contre le petit sot et, d’un coup de son bec acéré, lui lacère la poitrine ; l’enfant alors tombe ensanglanté du haut des nuages. Ma mère se désole lorsque ces petits, par leur faute c’est vrai, sont victimes d’accidents. Ce qu’elle voudrait, c’est que tous les enfants du monde pussent goûter les délices de son royaume ; mais, même s’il en est beaucoup qui sont capables de voler très adroitement, ils se montrent ensuite ou trop hardis ou trop craintifs et lui causent mille inquiétudes. C’est pourquoi elle me permet de sortir de ma patrie et d’apporter à de braves petits enfants, comme je l’ai fait pour vous, toute espèce de beaux jouets.

– Oh ! dit Christlieb, je ne ferais sûrement aucun mal à un bel oiseau ! Quant à grimper sur l’arc-en-ciel, non, je n’aimerais pas ça.

– Eh bien moi, interrompit Felix, cela ferait tout à fait mon affaire, et voilà pourquoi j’aimerais tant aller chez la reine ta mère ! Ne pourrais-tu pas m’apporter un jour l’arc-en-ciel ?

– Non, répondit l’enfant étranger, ce n’est pas possible, et d’ailleurs je dois te dire que je ne viens à vous qu’en cachette. Autrefois, j’étais en sécurité partout comme chez ma mère, et il me semblait que son beau royaume s’étendait à toute la terre. Mais depuis qu’un méchant ennemi à elle, qu’elle avait banni de son domaine, parcourt les espaces comme un enragé, je ne suis pas à l’abri de sa persécution.

– Oh ! s’écria Felix, en bondissant et en brandissant le bâton d’épines qu’il s’était taillé, je voudrais bien voir celui qui viendrait ici te faire du mal. D’abord, il aurait affaire à moi, puis j’appellerais papa à l’aide pour qu’il fasse capturer ce méchant et l’enferme dans la tour.

– Hélas ! répondit l’enfant étranger, l’ennemi ne peut rien contre moi dans ma patrie, mais il n’en est que plus dangereux hors de nos frontières. Il est très puissant, et contre lui ne prévaut ni bâton ni tour.

– Mais qui est donc ce vilain qui te fait peur ? demanda Christlieb.

– Je vous ai dit, reprit l’enfant étranger, que ma mère est une reine puissante. Vous savez que les reines, comme les rois, sont entourés d’une cour et de ministres.

– Oui, dit Felix, mon oncle, le comte, est lui aussi ministre et porte une étoile sur la poitrine. Sans doute les ministres de ta mère arborent-ils aussi de brillantes étoiles ?

– Non, répondit l’enfant étranger, justement pas, car la plupart d’entre eux sont eux-mêmes des étoiles scintillantes ; quant aux autres, ils ne portent pas d’habits sur lesquels ils puissent épingler des décorations. Je dois vous le dire, tous les ministres de ma mère sont des esprits très puissants, qui vivent soit dans l’air, soit dans des flammes, certains dans les eaux, et qui accomplissent partout les ordres que leur donne ma mère. Il y a bien longtemps un esprit étranger arriva chez nous ; il se nommait Pepasilio et se donnait pour un grand savant, plus riche de science et capable de plus rares actions que tous les autres. Ma mère l’éleva au rang de ses ministres, mais on vit bientôt se développer en lui une malice cachée. Outre qu’il s’efforçait de détruire tout ce que faisaient les autres ministres, il s’employait de préférence à gâter méchamment les fêtes des enfants. Il avait fait croire à la reine qu’il allait rendre les enfants plus heureux et plus intelligents ; mais en réalité il s’accrochait de tout son poids à la queue des faisans pour les empêcher de s’envoler, ou bien il tirait par les pieds les enfants grimpés dans les buissons de roses, qui s’égratignaient le nez aux épines. D’autres fois, il obligeait ceux qui désiraient courir et sauter à se traîner à quatre pattes, la tête rasant le sol. Aux oiseaux, il bourrait le bec de toute espèce de substances délétères, pour étouffer leurs chants qu’il détestait : il prétendait que ces pauvres bestioles innocentes n’existaient que pour être mangées par lui, et il les dévorait. Mais il y avait pire encore : avec l’aide de ses suppôts, il inondait d’un ignoble suc noir les pierres précieuses du palais, les fleurs aux vives couleurs, les bosquets de roses et de lis, et jusqu’au scintillant arc-en-ciel, si bien que tout éclat se ternissait et qu’on ne voyait plus qu’un spectacle de mort et de tristesse. Quand il y avait réussi, il éclatait d’un rire affreux, proclamant que maintenant toutes choses étaient telles qu’elles devraient être, car c’était là son ouvrage. Il finit par déclarer qu’il ne reconnaissait pas ma mère pour reine, qu’à lui revenait tout pouvoir. On le vit s’élever dans l’air sous la forme d’une énorme mouche : ses yeux étincelaient ; brandissant sa trompe acérée, il se posa en bourdonnant de façon répugnante sur le trône de ma mère. La Reine comprit lors, et tout le monde avec elle, que ce méchant ministre, qui s’était introduit dans le palais sous le beau nom de Pepasilio, n’était nul autre que Pepser, le sinistre et grincheux roi des gnomes. Mais l’imprudent avait trop présumé de la puissance et du courage de ses suppôts. Les ministres du département des airs environnèrent la Reine et l’éventèrent des plus doux parfums, tandis que les ministres du département du feu répandaient alentour des ondes enflammées et que les oiseaux, s’étant rincé le bec, entonnaient leurs chants les plus harmonieux. Si bien que la Reine ne vit ni n’entendit l’abominable Pepser, et qu’elle ne sentit pas son haleine empestée. Au même instant, le prince des faisans attrapa le méchant Pepser de son bec lumineux et le serra si fort qu’il brailla de colère et de douleur ; puis il le laissa retomber sur la terre, d’une hauteur de trois mille coudées. Pepser ne put remuer un seul membre jusqu’à ce que sa commère, la grande Crapaude bleue, attirée par ses cris, vînt le prendre sur son dos et le traîner jusque chez lui. Cinq cents joyeux gamins furent pourvus d’excellents tue-mouches, avec lesquels ils abattirent hardiment les suppôts de Pepser, qui voletaient encore dans l’air et tentaient d’abîmer les fleurs. Dès que Pepser eut été chassé, le suc noirâtre dont il avait tout recouvert s’en alla de lui-même, et bientôt tout fut aussi brillant, aussi florissant, aussi splendide que jamais. Vous pensez bien que désormais le méchant Pepser ne peut plus rien dans le royaume de ma mère, mais il sait que je prends souvent le risque d’en sortir et il me harcèle sans cesse sous toutes sortes d’apparences. Souvent, pauvre de moi ! je ne sais plus où me cacher ; c’est pour cela, mes chers amis, que je vous quitte si brusquement que vous ne savez pas où je suis passé. Je n’y puis rien changer, et je vous dirai que, si je tentais de m’envoler avec vous vers ma patrie, Pepser ne manquerait pas de nous guetter et de nous tuer.

Christlieb versa des larmes amères en pensant au danger auquel était toujours exposé l’enfant étranger. Mais Felix déclara :

– Si le méchant Pepser n’est rien qu’une grosse mouche, je lui ferai bien son affaire avec le grand tue-mouches de papa, et, lorsque je lui en aurai donné un bon coup sur le nez, sa Commère la Crapaude verra bien si elle parvient à le traîner chez lui.

 

 

 

COMMENT LE PRÉCEPTEUR ARRIVA

ET COMMENT LES ENFANTS EURENT PEUR DE LUI

 

Felix et Christlieb coururent d’un trait jusqu’à la maison en criant :

– L’enfant étranger est un beau prince ! L’enfant étranger est une belle princesse !

Ils se réjouissaient d’annoncer cette nouvelle à leurs parents, mais ils restèrent figés comme deux statues sur le seuil, lorsqu’il virent s’avancer à leur rencontre le sire Thaddeus von Brakel, accompagné d’un drôle d’homme qui grommelait à part soi : « Jolis galopins ! » Le sire de Brakel prit l’homme par la main et dit :

– Voici le précepteur que monsieur votre oncle vous envoie. Saluez-le bien poliment !

Mais les enfants restaient figés, jetant sur l’inconnu des regards en coin. C’est qu’aussi bien ils n’avaient jamais vu un aussi singulier personnage.

L’homme n’avait guère qu’une demi-tête de plus que Felix, mais il était fort corpulent, et seules ses jambes, aussi minces que des pattes d’araignée, contrastaient avec l’épaisseur de toute sa personne. Sa tête informe semblait presque carrée, et son visage était d’une laideur incroyable : d’abord le nez, beaucoup trop long, s’accordait très mal avec les lourdes joues rouge brun et la bouche énorme ; et puis ses petits yeux exorbités et vitreux avaient un éclat terrible, dont on avait envie de se détourner. Par surcroît, l’homme portait une perruque noire comme la poix, couleur qui était aussi de la tête aux pieds celle de ses vêtements. Il s’appelait maître Encre. Comme les enfants ne bougeaient toujours pas, la dame de Brakel se mit en colère :

– Sacredié, mes enfants, qu’est-ce que cela ? cria-t-elle. Monsieur le magister va vous prendre pour de petits paysans mal dégrossis. Allons, donnez gentiment la main à monsieur le magister !

Les enfants se ressaisirent et obéirent, mais lorsque le nouveau venu leur prit la main, ils reculèrent d’un bond, hurlant :

– Aïe ! aïe !

Le magister éclata de rire et montra une épingle qu’il avait dissimulée dans sa main et qui avait égratigné les enfants. Christlieb pleurait, mais Felix gronda dans ses dents :

– Essaie de recommencer, petit Pansu !

– Pourquoi donc avez-vous fait cela ? demanda le sire de Brakel, assez mécontent.

– C’est mon genre, je n’y puis rien, répondit le maître.

Les poings sur les hanches, il continuait à rire, mais ce rire s’acheva en horribles grincements.

– Vous m’avez tout l’air d’aimer la plaisanterie, monsieur le magister Encre, dit le sire de Brakel.

Mais il était très mal à l’aise, sa femme aussi, et les enfants bien davantage.

– Bon, bon ! dit le magister. Où en sont ces petits cancres ? Très avancés dans les sciences ?... Nous allons voir ça tout de suite.

Et il se mit à interroger Felix et Christlieb comme l’oncle naguère l’avait fait de ses propres enfants. Lorsque les deux petits déclarèrent qu’ils ne savaient pas encore les sciences par cœur, maître Encre se donna de grandes claques sonores sur le crâne et cria comme un possédé :

– C’est du joli !... Pas de sciences !... Il y aura du travail. Mais on y arrivera !

Felix et Christlieb avaient une jolie écriture et étaient capables de raconter de belles histoires, lues dans les vieux livres que leur donnait le sire de Brakel, mais maître Encre n’en fit aucun cas. Il déclara que tout cela n’était que sottises... Hélas ! il ne fut plus question de courir dans la forêt. Du matin au soir, les enfants durent rester assis entre quatre murs à ressasser sans y rien comprendre ce que leur disait le magister. C’était une pitié ! Ils tournaient vers la forêt des regards chargés de nostalgie. Souvent, ils croyaient entendre, parmi les chants des oiseaux, la douce voix de l’enfant étranger les appelant :

– Où êtes-vous donc, Felix, Christlieb, chers enfants ? Où êtes-vous ? Ne voulez-vous plus jouer avec moi ? Venez donc ! Je vous ai construit un beau palais de fleurs... Nous nous y installerons et je vous donnerai de merveilleux cailloux de toutes les couleurs. Puis nous monterons dans les nuages et nous y bâtirons nous-mêmes de splendides châteaux aériens... Venez donc !

Toutes les pensées des enfants étaient attirées vers la forêt ; ils n’entendaient ni ne voyaient plus leur précepteur. Celui-ci alors se mettait en colère, frappait des deux poings sur la table, grognait et grondait, grinçait et nasillait :

– Pim... sim... prr... srr... knurr... krrr... Qu’est-ce que ça signifie ? Attention !

Mais Felix n’y tint plus. Il bondit sur ses pieds et cria :

– Fiche-moi la paix avec tes idioties, monsieur le magister Encre, je veux m’en aller dans la forêt. Va chercher mon cousin aux culottes bouffantes, tout cela est bon pour lui !... Viens, Christlieb, l’enfant étranger nous attend.

Les enfants s’enfuirent, mais maître Encre bondit derrière eux avec une agilité surprenante et les rattrapa à la porte d’entrée. Felix se défendit vaillamment, et le magister faillit avoir le dessous, car le fidèle Sultan était venu à la rescousse. Dès le premier jour, en effet, ce chien d’ordinaire si paisible et si bien élevé avait manifesté une vive antipathie à l’égard de maître Encre. Dès que celui-ci s’approchait, il grognait et battait si violemment le sol de sa queue que pour un peu il eût jeté le précepteur à terre ; car il visait adroitement ses ridicules petites jambes. Sultan donc accourut et sans plus de façon prit au collet le magister qui tenait Felix par les épaules. Maître Encre poussa un cri pitoyable qui fit accourir le sire de Brakel. Le précepteur lâcha Felix, Sultan lâcha le précepteur.

– Oh ! dit en pleurant Christlieb, on ne nous permet plus d’aller dans la forêt !

Le sire de Brakel gronda fort Felix, mais il eut pitié des enfants qui ne pouvaient plus courir les champs et les bois. Maître Encre dut consentir à les accompagner chaque jour à la forêt. Il eut du mal à s’y résoudre.

– Monsieur de Brakel, disait-il, si seulement vous aviez, devant la maison, un jardin bien ordonné, avec des bordures de buis, on pourrait s’y promener pendant le repos de midi avec les enfants. Mais, pour l’amour du ciel ! qu’irions-nous faire dans la forêt ?

Les enfants, de leur côté, étaient très mécontents et disaient :

– Que voulez-vous que nous fassions dans notre chère forêt avec maître Encre ?

 

 

 

OÙ LES ENFANTS VONT SE PROMENER DANS LA FORÊT

AVEC MAÎTRE ENCRE ET CE QU’IL EN ADVINT

 

– Eh bien, dit Felix tandis qu’ils traversaient les bois tout bruissants, notre forêt ne te plaît-elle pas, monsieur le magister ?

Mais maître Encre faisait triste mine et dit :

– Petit sot, il n’y a ici ni chemin ni sentier, on y déchire ses bas, et le vacarme stupide des oiseaux empêche de prononcer une parole raisonnable.

– Ha, ha ! reprit Felix, je vois bien, monsieur le magister, que tu n’entends rien au chant ; tu ne perçois même pas la brise matinale jouant avec les buissons, et le ruisseau murmurant de jolis contes.

– Et puis, ajouta Christlieb, avoue-le, monsieur le magister, tu n’aimes pas non plus les fleurs ?

Le teint cerise de maître Encre s’assombrit encore, il agita les bras et cria avec colère :

– Ne dites pas tant de bêtises !... Qui vous a mis ces folies dans la tête ? Des forêts et des ruisseaux assez hardis pour se mêler à des conversations sensées, il ne manquerait plus que cela ! Le chant des oiseaux n’a aucun sens. Quant aux fleurs, je les aime bien quand elles sont dans des vases, elles embaument les appartements et on fait des économies de parfums. D’ailleurs, dans la forêt, il n’y a pas de fleurs.

– Mais, monsieur le magister, dit Christlieb, ne vois-tu pas les jolis muguets qui lèvent vers toi leur gentil regard ?

– Quoi ! cria le magister. Des fleurs qui ont des yeux !... Ha, ha, ha !... de beaux yeux !... de bien beaux yeux ! Ces plantes inutiles n’ont même pas de parfum !

Maître Encre se baissa, arracha toute une touffe de muguet avec ses racines, et la jeta dans les buissons. Les enfants crurent entendre une plainte courir dans la forêt. Christlieb se mit à pleurer amèrement, Felix serra les dents. À cet instant, un petit serin frôla le nez du magister, puis se posa sur une branche et entonna une joyeuse chansonnette.

– Je crois, dit maître Encre, que cet oiseau se moque de moi !

Il ramassa une pierre, la lança et atteignit l’oiseau qui, réduit pour toujours au silence, tomba sur le sol. Felix n’y tint plus.

– Vilain monsieur le magister Encre, cria-t-il, furieux, que t’a fait cet oiseau pour que tu le tues ?... Ô cher enfant étranger, oh ! viens ! emporte-nous loin, bien loin, je ne veux plus rester avec cet affreux homme, je veux gagner ta patrie.

Christlieb, sanglotante, dit à son tour :

– Ô doux enfant étranger, viens, viens donc ! Oh ! sauvez-nous, sinon maître Encre va nous tuer comme les fleurs et les oiseaux !

– Qu’est-ce que cette histoire d’enfant étranger ? cria le magister.

Mais à cette minute, on entendit dans les buissons un murmure de plus en plus distinct, auquel se mêlèrent des accents déchirants, comme de cloches sonnant dans le lointain. Un nuage lumineux descendit, dans lequel apparut le doux visage de l’enfant étranger. Il s’approcha encore, mais il tendait ses petites mains, et des larmes, pareilles à des perles brillantes, coulaient de ses yeux sur ses joues roses.

– Hélas ! disait sa voix plaintive, mes bons petits compagnons, je ne peux plus venir à vous... Vous ne me reverrez plus... adieu ! Le gnome Pepser s’est emparé de vous, mes pauvres enfants, adieu... adieu !

Et l’enfant étranger s’envola très haut dans les airs.

Cependant, derrière les enfants, se firent entendre d’horribles grondements, d’épouvantables bourdonnements. Maître Encre s’était transformé en une hideuse grosse mouche ; mais le plus horrible était qu’il eût encore visage humain et gardât une partie de ses vêtements. Il s’éleva lentement, pesamment, sans aucun doute pour poursuivre l’enfant étranger. Saisis de terreur, Felix et Christlieb s’enfuirent de la forêt. Ils n’osèrent lever les yeux qu’une fois parvenus dans la prairie, et virent dans les nuages un point brillant, qui scintillait comme une étoile et semblait descendre.

– C’est l’enfant étranger ! s’écria Christlieb.

L’étoile grandissait sans cesse, et ils percevaient comme une sonnerie de trompettes. Bientôt, ils purent voir que l’étoile était un bel oiseau, au plumage d’or rutilant, qui pénétra dans la forêt en agitant ses ailes puissantes et en chantant.

– Ah ! dit Felix, c’est le prince des faisans. Il va mordre maître Encre et le tuer... Ah ! l’enfant étranger est sauvé, et nous aussi !... Viens, Christlieb, rentrons vite et racontons à papa ce qui s’est passé.

 

 

 

OÙ LE SIRE DE BRAKEL

CHASSE LE MAGISTER ENCRE

 

Le sire et la dame de Brakel étaient assis sur le seuil de leur petite maison et contemplaient le couchant qui commençait à jeter ses rayons dorés derrière les monts bleus. Le repas du soir était servi sur une petite table ; il se composait d’un grand pot de bon lait et d’un plat de tartines beurrées. Le sire de Brakel dit :

– Je me demande ce que maître Encre peut bien faire si tard avec les enfants. Il a commencé par refuser d’aller dans la forêt, et maintenant il n’en revient plus. Ce maître Encre est d’ailleurs un homme bien singulier, et, à mon avis, il eût peut-être mieux valu qu’il ne vînt jamais ici. Lorsque, dès son arrivée, il a piqué si sournoisement les enfants avec une épingle, j’ai trouvé la chose bien déplaisante. Quant à sa science, je n’en donnerais pas cher ; il débite toutes sortes de mots bizarres et de choses incompréhensibles ; il sait quelle sorte de guêtres portait le Grand Mogol, mais s’il met les pieds dehors il ne distingue pas un tilleul d’un marronnier. Sa conduite est stupide et grotesque. Comment les enfants pourraient-ils le respecter ?

– Je pense comme toi, mon cher époux, dit la dame de Brakel. Autant je me réjouissais que monsieur notre cousin voulût bien s’occuper de nos enfants, autant je suis persuadée maintenant qu’il eût pu s’y prendre beaucoup mieux qu’en nous infligeant monsieur le magister Encre. Ce que valent ses sciences, je l’ignore, mais une chose est certaine : ce petit gros tout noir, avec ses jambes maigrelettes, me revient de moins en moins. Il est bien déplaisant aussi qu’il soit d’une gloutonnerie pareille. Il ne peut pas voir une goutte de bière ou de lait sans se jeter dessus ; s’il aperçoit la boîte à sucre ouverte, il se met aussitôt à renifler et grignoter le sucre jusqu’à ce que je lui claque le couvercle sous le nez. Alors il se sauve et se fâche et ronchonne et gronde de bien étrange et insupportable façon.

Le sire de Brakel allait répondre, lorsque Felix et Christlieb surgirent, tout courants, sous les bouleaux.

– Hourrah ! hourrah ! criait Felix, le prince des faisans a mordu à mort monsieur le magister Encre !

– Oh ! oh ! maman ! criait la petite Christlieb à bout de souffle, maître Encre n’est pas maître Encre, c’est Pepser, le roi des gnomes, mais en réalité une affreuse grosse mouche qui porte une perruque et des chaussures et des bas.

Les parents regardaient avec stupeur les deux enfants, qui, tout excités, faisaient un récit sans queue ni tête où il était question de l’enfant étranger, de sa mère, la reine des fées, de Pepser, roi des gnomes, et de son combat avec le prince des faisans.

– Qui diable vous a fourré dans la tête toutes ces folies ? Avez-vous rêvé ? Ou que vous est-il arrivé ? demandait sans cesse le sire de Brakel.

Mais les enfants persistèrent à dire que tout s’était bien déroulé comme ils le racontaient, et que l’affreux Pepser, qui s’était fait passer pour monsieur le magister Encre, devait maintenant être mort dans la forêt. La dame de Brakel joignit les mains au-dessus de sa tête et s’écria :

– Enfants, enfants, qu’allez-vous devenir, si vous vous mettez de pareilles sottises dans la tête et si vous n’en voulez plus démordre ?

Mais le sire de Brakel avait pris l’air très grave.

– Felix, dit-il enfin, tu es maintenant un jeune homme raisonnable et je puis te dire qu’à moi aussi maître Encre a paru dès le début bien étrange. J’ai souvent pensé qu’il y avait en lui quelque chose de très bizarre et qu’il ne ressemblait guère aux autres précepteurs. Pire encore ! Ta mère et moi, nous ne sommes pas très contents de maître Encre, ta mère surtout, parce que c’est un glouton, qui se précipite sur toutes les friandises avec un hideux bourdonnement. Il ne restera donc pas longtemps chez nous. Mais enfin, mon garçon, réfléchis un peu : à supposer même qu’il existe vraiment des êtres aussi méchants que sont censés l’être les gnomes, réfléchis bien : est-il possible qu’un magister soit une mouche ?

– Je n’y avais jamais pensé, répondit Felix, et l’idée ne m’en serait sans doute pas venue si l’enfant étranger ne me l’avait dit et si je n’avais constaté de mes propres yeux que Pepser n’est qu’une vilaine mouche qui s’est fait passer pour maître Encre.

Et, comme le sire de Brakel hochait la tête en silence, ainsi qu’un homme trop étonné pour savoir quoi dire, Felix poursuivit :

– Dis-moi, père, maître Encre ne t’a-t-il pas révélé lui-même, un jour, qu’il était une mouche ? Ne l’ai-je pas entendu déclarer ici, sur le seuil, qu’à l’école il avait été une mouche active ? Eh bien, ce qu’on est, on le reste, à mon avis. Maman reconnaît que monsieur le magister est un gourmand, friand de sucreries : les mouches agissent-elles autrement ? Et, père, songe à ses bourdonnements !

– Tais-toi ! cria le sire de Brakel en colère. Que maître Encre soit tout ce qu’il voudra, une chose est certaine : le prince des faisans ne l’a pas tué, puisque le voici qui sort de la forêt !

À ces mots, les enfants poussèrent des cris et se réfugièrent dans la maison. De fait, maître Encre montait l’allée de bouleaux, mais ses vêtements étaient dans le plus grand désordre, ses yeux étincelaient, sa perruque était en lambeaux ; en produisant un immonde bourdonnement, il avançait par petits bonds de côté et se cognait aux branches qu’on entendait craquer. À peine arrivé, il se jeta avidement sur le pot de lait et le vida avec un gloussement répugnant.

– Au nom du ciel ! maître Encre, que faites-vous ? cria la dame de Brakel.

– Êtes-vous devenu fou, monsieur le magister ? Est-ce l’Esprit malin qui vous tourmente ? s’exclama le sire de Brakel.

Mais sans prendre garde à rien, le magister s’arracha du pot de lait, se posa sur les tartines beurrées, agita les pans de sa jaquette et, fort adroitement, de ses jambes minces, réussit à les lisser et à les plisser. Puis, bourdonnant plus fort, il prit son élan vers la porte, mais, ne parvenant pas à entrer dans la maison, tituba de-ci de-là, comme ivre, et se cogna aux vitres des fenêtres avec une telle force qu’elles vibrèrent.

– Hé là ! cria le sire de Brakel, ce sont là des farces stupides, tu t’en repentiras !

Il tenta d’attraper le magister par les pans de sa jaquette, mais celui-ci fut assez habile pour lui échapper. Felix, tout à coup, sortit de la maison, brandissant le grand tue-mouches, qu’il tendit à son père en disant :

– Prends-le, papa, et finis-en avec ce vilain Pepser.

Le sire de Brakel saisit en effet le tue-mouches et se lança à la poursuite du magister. Felix, Christlieb et leur mère avaient pris les serviettes qui étaient sur la table et les agitaient, pourchassant le magister, tandis que le sire de Brakel portait des coups vigoureux, qui malheureusement manquaient leur but, car le magister se gardait bien de rester une seconde immobile. La chasse était de plus en plus endiablée – summ... summ... simm... simm... trr... trr... bourdonnait le magister qui voletait vers le haut, vers le bas – klipp... klapp... faisaient les coups de tue-mouches qui tombaient dru comme la grêle – hou... hou... faisaient Felix, Christlieb et la dame de Brakel, lancés à la poursuite de l’ennemi. Le sire de Brakel réussit enfin à atteindre le pan de l’habit du magister qui s’affaissa en gémissant sur le sol ; mais à l’instant où le sire de Brakel allait lui asséner un second coup, il repartit en l’air avec une force redoublée, s’élança en bourdonnant vers les bouleaux et disparut.

– Nous voilà débarrassés de cet insupportable maître Encre, dit le sire de Brakel. Il ne repassera jamais le seuil de ma maison.

– Assurément non, reprit la dame de Brakel. Des précepteurs de cette ignoble engeance ne peuvent causer que des malheurs, alors qu’ils devraient être bienfaisants... Se targuer de son savoir et sauter dans le pot à lait ! Que voilà un beau magister !

Quant aux enfants, fous de joie, ils hurlaient d’allégresse :

– Hourrah ! Papa a flanqué un bon coup de tue-mouches sur le nez de monsieur le magister Encre, et il a décampé !... Hourrah ! hourrah !

 

 

 

CE QU’IL ADVINT DANS LA FORÊT

APRÈS QUE MAÎTRE ENCRE EUT ÉTÉ CHASSÉ

 

Felix et Christlieb respirèrent mieux, comme si un grand poids leur eût été enlevé du cœur. Mais surtout, ils se dirent que le vilain Pepser ayant disparu, l’enfant étranger viendrait certainement reprendre avec eux les jeux de naguère. Pleins d’un joyeux espoir, ils allèrent à la forêt ; mais tout était silencieux et désert. Aucun chant d’oiseau ne se faisait entendre. Au lieu des gais murmures des feuillages, du joyeux clapotis des ruisseaux, on n’entendait que des soupirs angoissés. Le soleil ne jetait à travers le ciel embrumé que de pâles rayons. Bientôt de noires nuées s’amoncelèrent, la tempête gronda, le tonnerre éleva au loin sa voix irritée, les grands sapins se mirent à craquer. Christlieb, toute tremblante, se serra contre Felix, qui dit :

– Pourquoi as-tu peur, Christlieb? C’est l’orage qui se lève, il nous faut rentrer.

Ils se mirent à courir, mais, sans savoir comment cela se fit, au lieu de sortir de la forêt, ils s’y enfonçaient toujours plus avant. Les ombres se firent plus noires, de grosses gouttes de pluie tombèrent, des éclairs zigzaguèrent. Les enfants se tenaient près d’un épais fouillis de broussailles.

– Christlieb, dit Felix, mettons-nous un peu à l’abri ici, la tempête ne durera pas.

Christlieb, qui pleurait d’angoisse, obéit pourtant à son frère. Mais à peine furent-ils assis sous les buissons que tout près d’eux des voix horribles s’élevèrent :

– Petits imbéciles, petits niais... vous nous avez méprisés... vous n’avez pas su que faire de nous, et vous voilà maintenant sans jouets !

Felix se retourna. Un sentiment de malaise le saisit lorsqu’il aperçut le chasseur et le harpiste, qui se levaient du buisson où il les avait jetés et le regardaient de leurs yeux morts, en agitant leurs petites mains. Et voilà que le harpiste toucha les cordes de son instrument qui émirent un sifflement bizarre, tandis que le chasseur, de son fusil, visait Felix. Tous deux disaient de leurs voix grinçantes :

– Attends... attends, gamin ! et toi, fillette ! Nous sommes les élèves dociles de maître Encre ; il va venir, et nous vous ferons payer vos impertinences.

Épouvantés, sourds et aveugles à la pluie torrentielle, aux craquements du tonnerre, au grondement de l’orage dans les grands sapins, les enfants s’enfuirent en courant. Ils parvinrent ainsi au bord du grand étang qui borde la forêt. Mais ils y étaient à peine arrivés que, du milieu des roseaux, se dressa la grande poupée de Christlieb, que Felix y avait jetée. Elle coassa affreusement :

– Petits imbéciles, petits niais... vous m’avez dédaignée... vous n’avez su que faire de moi, et vous voilà maintenant sans jouets ! Attends, attends, gamin ! et toi, fillette ! Je suis l’élève docile de maître Encre ; il va venir, et nous vous ferons payer vos mépris !

Là-dessus, la vilaine poupée éclaboussa de paquets d’eau le visage des pauvres enfants déjà trempés par la pluie. Felix ne put supporter cette terrible apparition, la pauvre Christlieb était à demi morte. Ils se remirent à courir, mais bientôt, de peur et d’épuisement, ils s’affaissèrent en plein milieu de la forêt.

Un bourdonnement se fit entendre derrière eux.

– Maître Encre arrive ! cria Felix

Mais aussitôt Christlieb et lui perdirent connaissance. Lorsqu’ils s’éveillèrent comme d’un profond sommeil, ils se trouvèrent assis sur un siège de mousse. L’orage était passé, le soleil luisait gaiement, des gouttes de pluie scintillaient comme des pierres précieuses aux feuillages brillants des arbres et des buissons. Les deux enfants furent stupéfaits de constater que leurs vêtements étaient parfaitement secs ; eux-mêmes ne ressentaient aucune impression de froid ou d’humidité.

– Oh ! dit Felix, en levant les bras en l’air, l’enfant étranger nous a protégés !

Et tous deux, Felix et Christlieb, crièrent très fort, à faire retentir les échos de la forêt :

– Cher enfant, reviens, nous avons un tel désir de te revoir, nous ne pouvons vivre sans toi !

Il leur sembla alors qu’une vive lumière perçait les broussailles et frôlait les fleurs qui aussitôt relevaient la tête. Mais ils eurent beau répéter leurs appels de plus en plus plaintifs, rien ne parut. Tout affligés, ils reprirent le chemin de la maison où leurs parents, fort inquiets à cause de l’orage, les accueillirent avec joie. Le sire de Brakel dit :

– Heureusement que vous voilà, je craignais, il faut l’avouer, que maître Encre ne hante encore la forêt et ne vous ait découverts.

Felix raconta tout ce qui était advenu dans la forêt.

– Ce sont de folles imaginations, dit la dame de Brakel. Si dans la forêt vous avez de tels rêves, vous n’irez plus, vous resterez à la maison.

Il n’en fut rien d’ailleurs, car lorsque les enfants la suppliaient : « Mère, permets-nous d’aller dans la forêt », la dame de Brakel répondait : « Allez, et revenez bien sagement. » Mais au bout de quelque temps les enfants eux-mêmes n’eurent plus envie d’aller dans les bois. Hélas !... l’enfant étranger ne s’y montrait plus jamais, et dès que Felix et Christlieb s’enfonçaient dans la forêt ou s’approchaient de l’étang aux canards, ils entendaient les sarcasmes du chasseur, du harpiste et de la poupée :

– Petits imbéciles, petits niais, vous voilà sans jouets... Vous n’avez su que faire des gens sages et cultivés que nous sommes... petits imbéciles, petits nigauds !

C’était intolérable, et les enfants préféraient rester à la maison.

 

 

 

ÉPILOGUE

 

– Je ne sais pas ce qui m’arrive, dit un jour le sire Thaddeus von Brakel à la dame de Brakel, mais depuis quelque temps j’ai un sentiment bizarre. Pour un peu je croirais que maître Encre m’a jeté un sort, car depuis l’instant où je l’ai chassé à coups de tue-mouches, j’ai comme du plomb dans tous les membres.

Et de fait, de jour en jour, le sire de Brakel maigrissait et se sentait plus las. Il avait renoncé à se promener dans les prés comme à s’occuper dans la maison. Des heures durant il restait assis, en proie à de profondes pensées, puis il se faisait raconter par Felix et Christlieb tous les détails possibles sur l’enfant étranger. Lorsqu’ils parlaient avec feu des merveilles de l’enfant étranger et du prestigieux royaume, sa patrie, il souriait tristement et les larmes lui montaient aux yeux. Quant à Felix et Christlieb, ils ne pouvaient se consoler de l’absence de l’enfant étranger, qui les laissait en butte aux tourments que leur infligeaient les horribles poupées dans le taillis et au bord de l’étang. Et ils ne se risquaient plus jamais dans les bois.

– Venez, mes enfants, allons ensemble dans la forêt, les méchants élèves de maître Encre ne vous feront aucun mal.

Ainsi parla par un clair matin le sire de Brakel. Puis il prit Felix et Christlieb par la main et les emmena dans la forêt qui était plus que jamais pleine d’éclat, de parfums et de chants. Lorsqu’ils se furent assis dans l’herbe tendre, parmi les fleurs odorantes, le sire de Brakel tint ce discours :

– Mes chers enfants, ceci me tient à cœur : je ne puis vous cacher plus longtemps que j’ai moi aussi connu l’adorable enfant étranger qui vous fit voir tant de merveilles. Lorsque j’avais votre âge, il venait aussi me voir et nous jouions aux plus beaux des jeux. Comment il m’abandonna ensuite, je ne le sais plus trop bien, et je ne m’explique pas comment j’ai pu l’oublier au point de rester incrédule lorsque vous m’avez raconté son apparition. Pourtant, plus d’une fois, j’ai eu le vague sentiment que tout cela était vrai. Mais depuis quelques jours, le souvenir de mes belles années d’enfance me revient avec une vivacité qu’il avait perdue depuis bien longtemps. L’enfant étranger est là, devant moi, aussi splendide que vous l’avez vu. Le même regret qui vous tourmente remplit mon cœur, mais il le fera éclater ! Je sens que je suis assis pour la dernière fois sous ces beaux arbres. Mes enfants, je vous quitterai bientôt. Mais lorsque je serai mort, n’oubliez jamais l’enfant étranger !

Felix et Christlieb, fous de douleur, pleuraient et se lamentaient tout haut :

– Non, père... non, père, tu ne vas pas mourir, tu resteras encore longtemps, très longtemps avec nous, et comme nous tu joueras avec l’enfant étranger !

Mais dès le lendemain, le sire de Brakel, malade, dut s’aliter. Un homme de haute taille, très maigre, vint tâter son pouls et dit :

– Ça ira !

Mais cela n’alla pas. Le troisième jour, le sire de Brakel était mort. Comme la dame de Brakel pleura ! Comme les enfants se tordirent les mains ! comme ils crièrent :

– Oh ! notre père... notre père chéri !

Quelque temps après que les quatre paysans de Brakelheim eurent porté leur seigneur en terre, on vit entrer dans la maison de vilains hommes, qui ressemblaient à maître Encre. Ils déclarèrent à la dame de Brakel qu’ils devaient saisir sa terre et tout ce qui était dans la maison, car le défunt sire de Brakel devait tout cela, et bien plus encore, au comte Cyprianus von Brakel, lequel ne réclamait que son propre bien. La dame de Brakel, devenue très pauvre, dut donc quitter le joli village de Brakelheim. Elle décida de se rendre chez l’un de ses parents qui n’habitait pas bien loin. Du pauvre linge et des quelques vêtements qu’on lui avait laissés, elle fit un petit ballot. Felix et Christlieb durent en faire autant, et tous trois s’éloignèrent de la maison en versant beaucoup de larmes. Ils entendaient déjà mugir le torrent qu’ils devaient franchir sur un pont, lorsque, terrassée par la douleur, la dame de Brakel tomba sans connaissance. Felix et Christlieb se jetèrent à genoux, sanglotant et se lamentant :

– Oh ! pauvres enfants que nous sommes ! N’y aura-t-il personne, personne pour avoir pitié de notre misère ?

À cet instant le mugissement du torrent sembla se muer en une aimable musique, un bruissement mystérieux anima les buissons, et bientôt toute la forêt fut embrasée d’un feu admirable. L’enfant étranger sortit des feuillages parfumés, mais il était nimbé d’un si vif éclat que Felix et Christlieb durent fermer les yeux. Ils sentirent qu’on les touchait très doucement, et la jolie voix de l’enfant étranger dit :

– Ne pleurez pas ainsi, mes chers petits compagnons. Est-ce que je ne vous aime pas toujours ? Pourrais-je donc vous abandonner ? Non ! même si vous ne me voyez pas de vos propres yeux, je flotte autour de vous et je vous aide de tout mon pouvoir, afin que vous soyez à jamais heureux. Gardez-moi seulement la fidélité du cœur, comme vous l’avez fait jusqu’ici. Alors le méchant Pepser, pas plus qu’aucun autre ennemi, ne pourra rien contre vous. Il suffit que vous me conserviez tout votre amour.

– Oh ! nous le voulons, dirent les deux enfants. Nous t’aimons de tout notre cœur.

Lorsqu’il purent rouvrir les yeux, l’enfant étranger avait disparu, mais toute douleur s’était évanouie et ils connurent que la béatitude divine s’était levée en eux. La dame de Brakel à son tour revint lentement à elle et leur dit :

– Enfants ! je vous ai vus en rêve. Vous étiez tout environnés d’or étincelant, et cette vision m’a donné une joie extraordinaire.

Les yeux des enfants et leurs joues toutes rouges rayonnaient de bonheur. Ils racontèrent que l’enfant étranger était venu les consoler. Leur mère dit alors :

– Je ne sais pourquoi je me sens forcée aujourd’hui de croire à votre conte, ni pourquoi toute souffrance, tout souci viennent de me quitter. Continuons maintenant notre route !

Ils furent reçus affectueusement par leurs parents. Puis tout se passa comme l’enfant étranger l’avait prédit. Tout ce qu’entreprirent Felix et Christlieb réussit. Ils vécurent heureux avec leur mère. Et bien longtemps après, dans leurs rêves, ils continuaient à jouer avec l’enfant étranger qui ne cessa jamais de leur apporter les adorables merveilles de sa patrie.

 

 

 

E. T. A. HOFFMANN, Contes. 

 

 

 

 

 

 

 

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