Un souvenir de la nuit de Noël

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

l’abbé HOFFMANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il suffit à l’âme d’être dans la souffrance pour que

Jésus vienne en quelque sorte plus près d’elle.

 

La prudence de l’homme lui tient lieu de cheveux blancs,

et la vie sans tache est une heureuse vieillesse.

(SAGESSE, IV, 13.)

 

 

QUEL spectacle, quelle joie et quelle gloire pour le ciel et pour la terre, pour le juste et pour le pécheur, que la nuit de Noël !... Quand je retourne en arrière, et qu’à travers dix-huit siècles j’arrive à Bethléem, quelle scène touchante ne s’offre pas à mes regards ! Un enfant couché dans une crèche, une mère humble et dénuée de tout, penchée sur son étrange berceau, un simple artisan qui protège la mère et l’enfant, de pauvres bergers qui adorent... Voilà tout le cortège, toute la pompe qui entoure cette naissance. L’œil de la chair ne voit là qu’un enfant ordinaire dont la destinée semble devoir s’éteindre dans l’oubli et l’obscurité.

Mais élevez votre pensée plus haut, vous trouverez dans cet enfant bien autre chose : le Ciel s’émeut à sa naissance, des messagers d’en haut s’approchent de cette cabane délaissée et entonnent ce cantique de la délivrance du monde : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! » Plus tard, une étoile mystérieuse amènera aux pieds de cet enfant les sages de l’Orient, le roi des Juifs tremblera devant ce berceau ; laissez grandir le petit enfant, et il remuera, bouleversera, changera le monde ; le paganisme brisera ses idoles en son honneur ; les Césars, vaincus par sa doctrine et sa grâce, déposeront devant lui leur couronne ; l’instrument de son supplice planera sur leur diadème et au faîte de leur palais : tout pliera le genoux devant son nom, au ciel, sur la terre et dans les enfers, et, à la fin des siècles, sa puissance subsistera encore : il jugera vivants et morts ; et alors tout ce qui l’aura méconnu, oublié ou persécuté, périra sans appel ; car c’est le sauveur, le père, l’ami et le juge de tous les hommes...

Chaque année, quand vient Noël, et que je réfléchis que toute grâce, toute bénédiction d’ici-bas et toute récompense dans l’autre vie remontent au berceau du divin Enfant, il me revient en mémoire une scène délicieuse où j’ai vu les effets de l’incarnation du Verbe réalisés dans une nature frêle, mais fidèle à ses engagements ; gracieuse image où, comme dans un miroir, j’ai vu se réfléchir les traits d’une âme sainte...

Aujourd’hui encore, je suis tout saisi des émotions de cette scène angélique, dont je garderai le bienfaisant souvenir jusqu’à ma mort. Nos lecteurs ne nous en voudront pas si, en ce jour, nous plaçons la peinture d’une mort délicieuse à côté de la crèche de Bethléem ; ils y verront mieux ce qu’est venu faire sur la terre le divin Enfant que nous adorons.

C’était en décembre 1851. Dans une petite ville de la Lorraine allemande, vivait une pauvre veuve d’un âge déjà avancé. Elle avait un fils qui, depuis plusieurs années, servait dans un régiment, sans jamais donner de ses nouvelles à sa mère. Mais pour l’en dédommager, Dieu lui avait laissé une grande consolation ; elle avait auprès d’elle sa fille âgée de seize ans seulement ; une de ces nobles et intéressantes créatures qui, à elles seules, valent une famille entière. Que de fois la chaumière du pauvre cache de ces trésors dont le monde ne soupçonne guère l’existence et dont la découverte, souvent fortuite, frappe d’étonnement et ferait presque regretter leur obscurité, si Dieu n’était la meilleure récompense de ces vertus dérobées aux yeux des hommes ! Mais souvent Dieu ne fait que montrer au monde ces plantes délicates que le souffle délétère des passions humaines pourrait flétrir, et, quand arrive la saison dangereuse de la vie, il les retire à lui pour les mettre à l’abri ; il les enlève, dit le Sage, de peur que leur esprit ne soit corrompu par la malice des hommes, et que les apparences des faux biens de ce monde ne séduisent leur âme (SAGESSE. IV. II).

C’est ce qu’il fit en faveur de la pauvre fille dont nous parlons. Depuis un au, elle se sentait minée par une lente maladie qui la réduisit bientôt, et presque insensiblement, à un état proche de la mort. Je fus appelé pour l’y préparer. En entrant dans cette pauvre demeure, j’ai été frappé de l’étonnante propreté, de l’ordre admirable qui y régnaient, mais surtout de cet air de satisfaction, de cette angélique résignation et de cette joie naïve peintes sur le visage de l’innocente enfant.

– Voilà Noël qui vient, me dit-elle, cette année je désirerais communier deux fois, puisque je ne pourrai célébrer cette belle et chère fête à l’église. Seulement, ajouta-t-elle d’une voix plus animée, il faudra que vous me disiez quand je mourrai ; je voudrais tant le savoir d’avance !

Je répondis :

– Mon enfant, Dieu seul connaît notre dernière heure, et il faut, sans inquiète curiosité, attendre qu’il vous appelle.

– Sans doute, continua-t-elle ; mais vous êtes son ministre, et, si vous le voulez, vous pouvez me dire le jour de ma mort.

Pensant d’abord qu’en remettant la question à plus tard, elle l’oublierait, je lui promis d’y répondre à ma prochaine visite. Mais je me trompais en comptant sur l’infidélité de sa mémoire, et, quand je revins, sa première parole fut de me rappeler ma promesse.

– Aujourd’hui, j’espère, vous me direz le jour de ma mort, vous me l’avez promis.

C’était l’avant-veille de Noël. Ne voulant point l’attrister en la trompant dans son attente ; jugeant d’ailleurs qu’elle était près de sa fin, je hasardai une décision nette et précise, et je lui dis :

– Eh bien ! vous mourrez la nuit même de Noël, pendant l’office ; au moment où l’Église croit que l’Enfant Jésus est né, vous irez le contempler au Ciel : vous ferez la fête de Noël bien mieux là-haut.

À ces paroles, elle tressaillit d’une joie inexprimable, ses yeux s’animèrent d’un feu inaccoutumé, et, levant les mains vers le Ciel, elle s’écria :

– Oh ! quel bonheur de mourir à Noël et à pareille heure !

Mon étonnement était au comble comme sa joie. Elle demanda à recevoir une dernière fois son Dieu. Je n’essayerai point de dépeindre la céleste et saisissante piété avec laquelle elle fit cette action auguste. En partant, je laissai furtivement sur son lit une petite image représentant l’Ange gardien conduisant un enfant au ciel ; elle s’en aperçut et dit :

– Ah ! c’est bien pour moi !...

Depuis ce moment, elle n’avait plus qu’une pensée, qu’un désir ; on pouvait dire d’elle que sa conversation était au ciel.

À chacune de ses amies qui venaient la voir elle racontait la bonne nouvelle avec cette joie simple et naïve que l’innocence seule connaît. « Savez-vous que je mourrai la nuit de Noël ? »

Cependant la pauvre mère pleurait près de son lit ; mais la sublime enfant restait calme et comme étrangère à ces inquiétudes de la tendresse maternelle ; une fois cependant elle lui dit :

– Ma mère, ce n’est pas bien de pleurer ainsi ; comment ! quand je dois aller au ciel pour y être éternellement heureuse avec Dieu, la bonne Vierge et les Anges, vous êtes triste, vous pleurez comme si j’étais à plaindre ! Vous ne m’aimez donc pas pour moi ?

C’est que la pauvre mère comprenait peut-être mieux, en ce jour, quel ange elle avait possédé dans sa fille. Mais, tout entière à sa légitime douleur, elle ne sentait que le sacrifice qui lui était demandé ; elle ne pouvait comprendre, en ce moment, ce qu’il y avait de grand et de sublime dans ces reproches d’un enfant à l’agonie et qui, déjà, ne raisonnait plus des choses de ce monde qu’au point de vue de l’éternité. La foi seule peut inspirer de pareils sentiments et en donner l’intelligence.

Cependant, la nuit de Noël approchait. Voici ma dernière heure, disait-elle à chaque instant.

Vers dix heures, elle se mit en union de prières avec les prêtres et les fidèles rassemblés à l’église. Dès lors, elle ne voulut plus parler à personne. Seulement, de temps en temps, on l’entendait demander : « Quelle heure est-il ? » puis soupirer : « Seigneur, encore une heure ! » puis : « Encore un quart d’heure ! » Bientôt elle se mit à compter une à une les minutes. Tout à coup, minuit sonne...... « Ah ! dit-elle, voilà l’heure...... Le Ciel ! le Ciel ! » C’étaient ses dernières paroles......

Quelle différence entre ce calme divin, cette joie en face de la mort, et ces termes qu’exprime un auteur célèbre sur cette heure mystérieuse :

 

Ô minuit !...... Heure terrible !...... Je ne suis pas superstitieux, mais cette heure m’inspire toujours une espèce de crainte ; et j’ai le pressentiment que, si jamais je venais à mourir, ce serait à minuit. Je mourrai donc un jour ? Comment ? Je mourrai, moi qui parle, moi qui me sens et qui me touche, je pourrais mourir ! J’ai quelque peine à le croire ; car enfin, que les autres meurent, rien n’est plus naturel : on voit cela tous les jours, on les voit passer, on s’y habitue ; mais mourir moi-même, mourir en personne, c’est un peu fort. (Xavier de Maistre.)

 

Le lendemain, dès l’aube du jour, la mère de l’héroïque enfant vint m’annoncer la nouvelle de sa mort, en m’en racontant les détails avec grand attendrissement.

Était-ce sa désireuse prière ou ma présomptueuse prédiction qui avait hâté de quelques jours peut-être cette mort ? Ou serait-ce l’un et l’autre ? Il n’importe, je n’en avais nul souci, je savais que la sainte fille était une fleur mûre pour le ciel, et, dans la supposition, je n’aurais fait qu’avancer de quelques heures l’accomplissement de l’unique désir de toute sa vie.

Le jour qu’eut lieu son enterrement, une foule dense de fidèles accompagnait le convoi, que précédaient un grand nombre de jeunes filles vêtues de robes blanches ; le cercueil était porté par six d’entre ses amies qu’elle avait désignées elle-même, parce qu’elles avaient été les plus sages. Tout, pendant la sainte cérémonie, respirait le calme, l’innocence et surtout la foi, l’espérance et la charité chrétienne qui avaient animé, formé, sanctifié et couronné cette si belle et si courte existence.

 

 

 

Abbé HOFFMANN.

 

Recueilli dans Une gerbe de fleurs, Montréal, 1886.

 

 

 

 

 

 

 

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