Le monastère de Saint-Luc

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Hugo von HOFMANNSTHAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous avions ce jour-là chevauché pendant neuf ou dix heures. Tandis que le soleil était au plus haut, nous avions campé devant un petit khan auprès duquel se trouvait une source limpide et un beau grand platane. Plus tard, une fois encore, ainsi que le mulet, nous avions bu, couchés à plat sur le sol, d’une eau courante et fade. Notre chemin, d’abord taillé dans un flanc du Parnasse, empruntait ensuite le très ancien lit pierreux d’une rivière, puis une dépression entre deux montagnes coniques ; il s’engageait enfin à travers une haute plaine fertile, parmi des champs de blé vert. Quelques parties du trajet étaient solitaires, d’une solitude millénaire ; rien qu’un lézard bruissant sur le chemin et un épervier tournoyant haut dans le ciel ; d’autres étaient animées de la vie des troupeaux. Alors des chiens, semblables à des loups, venaient aboyer et montrer les dents jusqu’auprès des mulets, et il fallait les chasser avec des pierres. Des moutons, lourds de laine, se tenaient rassemblés dans l’ombre d’un bloc de rocher, et leur respiration haletante les secouait. Deux boucs noirs se frappaient de leurs cornes. Un joli jeune berger portait un agneau sur sa nuque. Sur un paysage plat et rocheux, l’ombre immobile d’un nuage demeurait. En un vallon de forme étrange, jonché de milliers de grosses pierres, entre lesquelles poussaient de petits buissons fortement parfumés, une grande tortue se traînait, traversant le chemin.

Puis, vers le soir, un village apparut dans le lointain, mais nous le laissâmes sur le côté. Il y eut au bord du chemin une citerne, sous laquelle une source était profondément enclose. Près de la fontaine se dressaient deux cyprès. Des femmes tirèrent de l’eau et donnèrent à boire aux bêtes. Dans le ciel du soir voguaient de petits nuages, par deux et par trois. Proches ou lointaines, tintaient les cloches des troupeaux. Les mulets marchaient avec plus de vivacité, et aspiraient la brise qui de la vallée venait contre nous. Une odeur d’acacias, de fraises, de thym, flottait sur notre route. La disposition selon laquelle les montagnes bleuâtres fermaient l’horizon, la structure de cette vallée, terme de notre voyage, nous devenaient sensibles.

Nous allâmes longtemps entre deux haies de roses sauvages. Un oiseau volait en avant de nous, pas plus grand que la tache d’ombre sous une de ces roses épanouies. À gauche, du côté de la vallée, la haie s’interrompait et on voyait en bas et au loin, comme d’un balcon. En dessous, jusqu’au fond de la petite vallée recourbée en forme d’arc, et sur les pentes, s’étendant en face jusqu’à mi-flanc de la montagne, poussaient par groupes des arbres fruitiers auxquels se mêlaient de sombres cyprès. Entre les arbres, il y avait des haies en fleurs. Au milieu de tout cela se mouvaient des troupeaux, et dans les arbres chantaient des oiseaux.

Au-dessous de notre chemin s’allongeaient d’autres chemins. On voyait qu’ils étaient disposés pour le plaisir et non pour le voyageur ou les bergers. Ils formaient de larges méandres, d’une hauteur toujours égale, au-dessus de la vallée. À mi-pente un seul pin se dressait, un arbre solitaire, royal. Il pouvait avoir un âge séculaire, mais la grâce avec laquelle il s’élançait et portait vers le ciel, avec une légère flexion, ses trois cimes avait quelque chose d’éternellement jeune. Maintenant, des murs bas enfermaient le chemin à droite et à gauche. Derrière, il y avait des vergers. Une chèvre noire se tenait contre un vieil olivier, les pattes de devant dressées, comme si elle voulait y grimper. Un vieil homme, un couteau de jardin à la main, s’enfonçait jusqu’à la poitrine dans une haie de roses en fleurs. Le monastère devait être tout près, à cent pas, ou moins encore, et on s’étonnait de ne pas le voir. Dans le mur à gauche, il y avait une petite porte ouverte ; par la porte se penchait un moine. Le long vêtement noir, la haute mitre noire, son attitude nonchalante, et le regard dirigé sur ces arrivants, dans cette solitude paradisiaque, tout cela lui donnait l’air d’un magicien. Il était jeune, il avait une longue barbe d’un blond roux, dont la coupe rappelait les images byzantines, un nez distingué, des yeux bleus inquiets, presque obsédants. Il nous salua d’une inclinaison de la tête, et en ouvrant les deux bras, avec un geste un peu voulu.

Nous mîmes pied à terre, et il nous conduisit. Après avoir traversé un très petit jardin enclos de murs, nous pénétrâmes dans une chambre, où il nous laissa seuls. Cette chambre contenait les meubles les plus nécessaires. Sous l’image d’une vierge byzantine, brûlait, en permanence, une veilleuse. En face de la porte d’entrée, une porte ouverte donnait sur un balcon. Nous y allâmes, et vîmes que nous étions au milieu du monastère. Celui-ci était construit dans la montagne même. Notre chambre, qui était du côté du jardin, de plain-pied avec le sol, se trouvait au deuxième étage au-dessus de la cour du monastère. La vieille église, avec le reflet du soir sur ses murs et sa coupole, millénaires et rougeâtres, fermait un côté de la cour. Les trois autres côtés étaient faits de maisons semblables à celle où nous nous trouvions, avec de petits balcons de bois pareils à celui contre lequel nous étions appuyés. C’étaient des maisons irrégulières, de couleurs différentes, et les petits balcons étaient bleu clair, ou jaunes, ou vert pâle. Entre la maison placée au coin de la cour et l’église qui lui faisait face, courait une sorte de loggia, comme un pont-levis. L’une de ces maisons semblait incomparablement ancienne, l’autre ne portait guère plus que l’âge d’homme. Tout respirait la paix, et une joie adoucie par les parfums. En bas murmurait une fontaine. Sur un banc, deux vieux moines à barbe d’ébène étaient assis. Un autre, d’âge indiscernable, était penché à un balcon du premier étage, en face de ceux-ci, la tête appuyée sur une main. De petits nuages sillonnaient le ciel. Les deux moines s’étaient levés et se dirigèrent vers l’église. Deux autres descendirent un escalier. Ils portaient aussi le long vêtement noir, mais la mitre noire sur leur tête n’était pas si haute et leur visage était imberbe. Leur allure avait le même indéfinissable rythme : à égale distance de la hâte et de la lenteur. Ils disparurent en même temps par la porte de l’église, comme une voile disparaît derrière un rocher, comme une bête marche, sans qu’on puisse l’entendre, à travers une forêt et se perd à notre vue derrière les arbres ; non comme des hommes qui pénètrent dans une maison.

Dans l’église on commença à chanter des psaumes, à voix mi-haute, selon une mélodie très ancienne. Les voix montaient et descendaient, c’était un chant interminable situé entre la plainte et l’allégresse, quelque chose de solennel qui aurait pu retentir ainsi depuis l’éternité passée jusque dans l’éternité à venir.

D’une fenêtre ouverte sur la cour, quelqu’un répétait sur le même air chaque strophe : c’était une voix de femme, si étrange qu’elle semblait une illusion. Mais cela recommença et c’était bien une voix féminine. Et puis non, sembla-t-il, cette résonance, cette complète adaptation à ce ton solennel, à peine encore humain, cette absence d’intention, presque de conscience, ne pouvaient pas venir d’une gorge de femme. Il semblait, comme si là le mystère même eût chanté, que ce fût une voix irréelle. Puis elle se tut. De l’église s’exhalait avec les graves et douces modulations des hommes, une senteur de cire, de miel et d’encens à la fois, qui était comme le parfum de cette musique. De nouveau la voix féminine recommença à suivre le chant, en marquant des pauses. D’autres voix semblables, venant de la même fenêtre, peu éloignée de mon balcon, s’y joignirent, avec une intensité contenue, mais sans s’appliquer. Cela devint un jeu, la belle voix s’interrompit, et je sus alors que c’étaient de jeunes garçons. Leurs têtes se montrèrent ensemble à la fenêtre. L’un était beau et doux comme une fille, et ses cheveux blonds lui tombaient sur les épaules et jusqu’à la ceinture. D’autres enfants du monastère étaient dans la cour et s’adressèrent à ceux d’en haut « Le frère, crièrent-ils, le frère ! le berger ! le berger. »

Un peu plus tard, je survins comme les frères prenaient congé l’un de l’autre. Le jeune berger se tenait dans la lumière du soleil couchant, sombre, mince et farouche ; derrière lui, le troupeau et les chiens. Il tenait dans sa main puissante et hâlée la petite main de l’enfant aux longs cheveux. Un moine en robe noire, un novice jeune encore et imberbe, un beau gars de vingt ans s’avança par la porte à moitié ouverte. Il avait un sourire inexpressif et frivole sur sa jeune bouche et ses joues lisses, mais dévoué et sage autour de ses yeux noirs. Il n’appela pas l’enfant, il fit seulement un clin d’œil. Il n’y avait pas d’impatience dans le geste de la main levée. Il n’était pas celui qui ordonne, il était celui qui transmet l’ordre, le messager. Un moine plus âgé sortit sur une petite terrasse au-dessus de l’entrée, appuya son coude sur la balustrade, la tête sur sa main et observa, impassible, comment l’ordre était transmis et exécuté. Le novice lui faisait un signe à peine perceptible, ou souriait avec une nuance seulement de dévouement et de triomphe. Le bel enfant lâcha la main du berger et courut vers le novice. Le berger se retourna et se dirigea aussitôt avec de grands pas tranquilles vers la campagne, du côté opposé à celui de la montagne. Le troupeau, comme s’il faisait corps avec le berger, était déjà en mouvement ; étroitement groupé, grâce aux chiens, il descendait la route comme une marée.

Dans l’église, on chantait plus fort. À l’office du crépuscule, ils étaient tous dans la chapelle où le jour déclinait, agenouillés, ou allongés sur le dallage de pierre, ou encore debout, auprès du grand lutrin, abîmés dans une profonde méditation, les bras croisés et le visage appuyé sur le saint Livre. Dans la sérénité sublime de leurs chants, frémissait une ferveur contenue, accordée à d’anciens préceptes. Des lumières brûlant sans cesse oscillaient faiblement dans l’air alourdi de miel et d’encens. On célébrait ce qui, depuis mille ans, soir après soir, avait été à la même place, à la même heure, célébré. Quelle eau courante est si vénérable qu’elle ait, depuis mille ans, bruissé le long du même trajet ? Quel antique olivier frémit-il dans le vent, depuis dix siècles, avec la même couronne de feuillage ? Rien n’est si antique, sinon l’éternelle mer, là-bas dans la baie, et l’éternelle cime du Parnasse, rayonnante de neige sous les étoiles éternelles.

Les étoiles s’allumèrent au-dessus des bords assombris de la vallée. L’étoile du soir avait un éclat extraordinaire ; il y avait quelque part de l’eau, peut-être une source seulement, et un bassin entre deux figuiers ; un rayon de sa lumière devait y reposer, comme un reflet de lune.

Au-dessous de l’étoile du soir s’allumaient maintenant, auprès du lourd horizon de la terre, dans les espaces humains, d’autres brillantes étoiles, de ci, de là : c’étaient les feux des bergers, à des hauteurs diverses sur les flancs de la montagne sombre qui fermait la courbure de la vallée. Auprès de chaque flamme un homme solitaire était couché avec ses bêtes. En de larges zones arrondies autour du monastère, où brûlaient les lumières qui ne s’éteignent pas, la richesse des moines était rangée. Les chiens aboyaient et les loups leur répondaient. Il y avait plus de trente feux ; les pentes de la montagne étaient vivantes de dormeurs. Ici ou là bêlait un mouton tiré de son sommeil. Les chouettes s’appelaient, les cigales étaient bruyantes, et cependant, partout, s’étendait la domination de la calme éternelle nuit.

Du côté de l’étoile du soir, luisait vaguement derrière de sombres monts, le Parnasse. Là-bas, Delphes, au flanc de la montagne. Sur l’emplacement de la ville sainte, sous le temple du dieu, il y a aujourd’hui un bois d’oliviers séculaires, et des restes de colonnes sont couchés entre les troncs. Et ces arbres séculaires sont trop jeunes, ces vétérans sont trop neufs, leur âge ne porte pas assez loin dans le temps, ils n’ont vu ni Delphes, ni la maison du dieu. On jette sur ces siècles un regard comme on regarde dans une citerne, et loin au fond, dans le rêve, gît l’inaccessible. Ici pourtant, tout est proche. Sous ces étoiles, dans cette vallée où dorment bergers et troupeaux, il est plus proche qu’il ne l’a jamais été. Le même sol, les mêmes souffles, la même vie, le même repos. Quelque chose d’indéfinissable est présent, qui n’est ni voilé, ni apparent, ni saisissable et qui, cependant, ne se dérobe pas. Cela est proche, et cela suffit. Voilà Delphes et la campagne qui l’entoure, les lieux sacrés, les bergers, voici une Arcadie de tant de rêves, et pourtant ce n’est pas un rêve. Nos pas nous ramènent lentement au monastère. Tout près de nous grognent de grands chiens. À la terrasse, au-dessus de l’entrée, une silhouette se penche. Une autre, celle d’un serviteur, sort sur le côté, venant de la haie où grognent les chiens.

« Athanase », c’est le moine qui appelle de la terrasse, « Athanase », il parle plutôt qu’il n’appelle, s’exprimant en maître, tranquillement et avec douceur.

– Athanase, qu’y a-t-il ?

– Ce sont nos hôtes, les deux étrangers, qui se promènent.

– Bien, veille sur les chiens.

C’était peu de chose. Le dialogue fut court entre le prêtre et le serviteur. Mais l’intonation remontait au temps des patriarches. Il fallait peu d’éléments pour composer cet accord. Un pouvoir sacerdotal intact, sûr de lui-même, le ton courtois de l’autorité incontestée, une hospitalité offerte avec naturel et sérénité, la maison, le sanctuaire gardés par les nombreux chiens. Et cependant, ces quelques mots insignifiants, échangés dans la nuit, empruntent une cadence issue de l’éternel. Cela qui est la vie rejoint dans le temps ce que les oliviers centenaires ne peuvent atteindre. Homère n’est pas encore né, et des mots semblables exprimés avec cette même intonation, passent entre prêtre et serviteur, de bouche en bouche. S’il tombait d’une étoile très lointaine, un échantillon infime mais vivant de la création, une parcelle de fleur, un peu d’écorce d’arbre, ce serait néanmoins un message qui serait parvenu jusqu’à nous. C’est ainsi que nous entendîmes ce dialogue. L’heure, le vent, le lieu font tout.

 

 

 

Hugo von HOFMANNSTHAL, Heures grecques, 1908.

 

Traduit de l’allemand par Étienne Coche de La Ferté.

 

Recueilli dans Hofmannsthal, Seghers, 1964.

 

 

 

 

 

 

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