Histoire et roman

 

 

                               À Henry Houssaye

 

 

                                      I

 

À seize ans j’avais lu Bacon et Spinoza,

Et la coupe des dieux en mes mains se brisa.

 

L’athéisme versa sur mes lèvres l’ivresse

Qui donna les grands airs du génie à Lucrèce.

 

Volney prit ma candeur, et Monsieur de Parny

M’inspira des chansons païennes à Nini ;

 

Je ne croyais à rien sinon à la Nature,

La belle vache à lait de toute créature ;

 

Je défiais les dieux jusques au Golgotha,

Me moquant du calvaire où Jésus-Christ monta.

 

J’allais sans idéal en toute quiétude,

Bras dessus bras dessous avec la pâle Étude.

 

Doctement je niais mon âme sans remords,

Et pour mieux la nier je disséquais les morts.

 

Je courais le matin dans les amphithéâtres,

Comme j’allais le soir rire dans les théâtres.

 

J’avais beaucoup d’amis, quelques-uns étaient dieux,

D’autres n’étaient encor qu’à mi-chemin des cieux.

 

Le Mapah sous les toits baptisait sa maîtresse

Du beau nom d’Évadam, la pauvre pécheresse !

 

Esquiros se croyait Saint-Just et Jésus-Christ,

Un amoureux de Sand se croyait l’antéchrist.

 

Saint-Simon bâtissait son église fragile,

Et tous jusqu’à Fourier prêchaient leur Évangile.

 

 

                                     II

 

C’est que les dieux s’en vont pour revenir toujours,

C’est que les nuits ne font qu’irradier les jours.

 

Mais Gérard avait beau vanter les dieux antiques,

Je n’y croyais pas plus qu’aux sombres dieux gothiques.

 

Ni Zeus ni Jehovah non plus que Jésus-Christ

Ne reprenait mon cœur, mon âme et mon esprit ;

 

Et les dieux nouveau-nés avec leurs Madeleines

Passaient devant mes yeux comme un vol de phalènes ;

 

Et je vivais de plus en plus en mécréant,

Ne voyant devant moi qu’un maître, le néant !

 

On me voyait bien plus au milieu des orgies

Qu’au milieu des salons. J’aimais les tabagies,

 

Cueillant avec fureur toutes les fleurs du mal,

Descendant tous les jours dans le règne animal.

 

Mes passions, c’étaient quelques filles perdues

Qui croquaient avec moi les pommes défendues ;

 

Et je me pavanais avec la plus catin

Pour jouer au beau-fils, comme saint Augustin.

 

L’art sacré me sauvait pourtant de la débauche,

Et je sentais mon cœur battre sous mon sein gauche.

 

C’est que la poésie est une docte sœur

Qui vous rouvre le ciel par grâce et par douceur ;

 

Elle allume en nos cœurs le feu qui purifie

Et change en or le cuivre impur qu’on lui confie.

 

 

                                     III

 

Un soir, au Luxembourg, – c’était mon cabinet

De travail, prose ou vers, – je rimais un sonnet

 

À quelque nymphe antique en sa robe de marbre,

Quand je vis apparaître à l’ombre d’un grand arbre

 

Une Parisienne en sa chaste beauté,

Blanche sous un reflet de la divinité.

 

Elle avait le profil cher aux sculpteurs antiques,

Avec l’expression chère aux peintres mystiques.

 

Et quels yeux ! des saphirs avec des diamants ;

Ses lèvres souriaient sous les rêves charmants ;

 

Elle allait à pas lents, comme vont les Trois Grâces,

Répandant les plus doux des parfums sur ses traces.

 

La suivante semblait suivre une archiduchesse,

Sans que rien cependant annonçât la richesse.

 

Elle était tout en noir ; rien que deux roses thé

Sur son chapeau léger, vrai sourire d’été ;

 

Ni bijoux ni pendants d’oreilles ; savait-elle

Que le plus beau bijou c’est d’être la plus belle ?

 

Quoiqu’elle se parât de sa simplicité,

Elle n’effaçait pas ses airs de majesté.

 

Ah ! c’est qu’elle portait l’invisible couronne

De la vertu, la dot suprême que Dieu donne !

 

 

                                    IV

 

Les orages impurs qui me cachaient le ciel

Disparurent ; déjà je revis l’arc-en-ciel.

 

Un saint enthousiasme illumina mon âme,

Je me sentis brûlé d’une divine flamme ;

 

Le doigt de Dieu venait de me toucher au cœur,

Et par l’amour j’étais vaincu, j’étais vainqueur.

 

La beauté radieuse, un spectacle inouï,

M’ouvrait un horizon dont je fus ébloui.

 

Et le ciel m’a donné cette femme, un miracle

De grâce et de vertu, mon éternel oracle.

 

C’est ainsi que je mis dans le gouffre béant

L’athéisme odieux et l’odieux néant.

 

 

 

Arsène HOUSSAYE.

 

Paru dans Poésies de l’Académie

des muses santones en 1895.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net