Trois pages de la vie de Vallia

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Arsène HOUSSAYE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

QU’EST devenue Mme la comtesse de la Châtre, qui, dans son joli nid des Champs-Élysées, appelait tous les oiseaux chanteurs de son temps ? On n’a jamais été plus charmante ni plus hospitalière. La Guéronnière trônait mélancoliquement sur la branche ; aussi disait-on : « Ah ! le bon billet de la Châtre à La Guéronnière ! » Ces oiseaux bleus s’enivraient de platonisme et roucoulaient les dernières phrases de l’amour aérien sur les airs connus de Lamartine. Ce que c’est qu’une bonne école. Aujourd’hui, l’école est fermée ; on ne roucoule plus, on s’engueule à belles dents et l’on casse la branche aux chansons. M. Thiers n’a-t-il pas été le chef des naturalistes quand il disait d’une femme ou à une femme : « Belle chair. Je voudrais y mordre » ?

La comtesse de la Châtre est sans doute allée où vont les roses d’antan. Le coup de foudre de 1870 l’a emportée dans l’oubli. Ses salons ne se sont pas rouverts, ce qui est bien dommage, car on n’y rencontrait que des gens d’esprit et des charmeuses.

Et puis, c’était le dernier salon où l’on jouait de la harpe, ce qui faisait la joie d’Henry de Pène, de Saint-Victor, de Guy de Charnacé, d’Émile de Girardin et d’Henri Delaage, ce familier de la maison, qui avait prédit toutes les catastrophes du second empire – et la chute de Vallia.

Un soir, après-dîner, Mme de la Châtre nous avait promis une joueuse de harpe incomparable.

Quand cette merveille apparut, ce fut comme une vision, tant elle était blanche, mince, svelte, diaphane. Avec cela, la grâce brisée des stances romantiques. Elle semblait descendre d’une des fresques d’Ange de Fiesole.

Il me parut impossible que ces doigts légers eussent raison de la harpe dorée qu’on apporta devant elle ; mais, dès qu’elle se mit à l’œuvre, tout le monde fut émerveillé de sa force comme de son jeu. La victoire est toujours aux femmes minces. Toutefois, après la première mélodie, la jeune fille abandonna la harpe pour tomber, toute pâle, sur le fauteuil le plus proche. On courut à elle, comme pour la secourir. « Ce n’est rien », dit-elle. Mais ses deux jolis seins, enfermés dans son corsage à la Pompadour, semblaient battre des ailes comme des colombes dans une cage trop petite.

Mme de la Châtre la souleva et me pria de la conduire avec elle dans sa chambre, dont les fenêtres étaient ouvertes. Je l’emportai dans mes bras. La joueuse de harpe se pencha sur la balustrade d’une des fenêtres pour respirer l’air vif.

Il y a trop de monde, me dit-elle. Comme je demeure à deux pas d’ici, je suis venue bien vite, bien vite, j’ai monté l’escalier en toute hâte. À peine entrée, on m’a traînée sans pitié devant la harpe ; vous comprenez pourquoi je me suis presque évanouie.

Les maîtresses de maison sont cruelles, comme les directeurs de théâtre ; elles sacrifient tout à leur monde. Elles brûleraient la maison pour donner un feu d’artifice.

La joueuse de harpe, qui était revenue à elle, me demanda si l’on pouvait, sans rentrer dans les salons, passer par l’antichambre pour partir.

– Oui, mais vous allez faire un vrai chagrin à tous ceux qui vous ont entendue, s’ils ne vous revoient pas.

– Qu’est-ce que ça me fait ?

– Et à moi donc ?

– Je ne sais pas pourquoi je suis venue ici, puisque je ne connais même pas la maîtresse de la maison. On m’a dit que c’était pour me donner de la célébrité, parce qu’il n’y a ici que des gens célèbres. Mais je la connais cette monnaie-là ! Tout cet hiver j’ai joué dans de pareilles maisons ; je n’en suis pas plus connue ni plus riche.

– Ce n’est donc pas pour vous amuser que vous jouez de la harpe ?

– Pas le moins du monde. Je joue de la harpe et du violon comme d’autres font de la peinture sur porcelaine ou trépignent sur une machine à coudre.

– Comment, avec une figure de duchesse et une désinvolture de marquise, vous n’avez pas cent mille livres de rente ?

– Cent mille livres de rente ! Si vous voulez m’envoyer un de ces beaux messieurs ou une de ces belles dames pour payer mes dettes, vous me ferez bien plaisir. Mais, de grâce, conduisez-moi dans l’antichambre.

La comtesse de la Châtre, qui était retournée donner des nouvelles de la harpiste, reparut alors.

– Mademoiselle, vous avez fait tant de plaisir que vos admirateurs sont tout oreilles.

– Madame la comtesse, je suis à bout de forces ; je reviendrai à votre prochaine fête, mais donnez-moi la liberté.

Sur ces mots, la harpiste prit mon bras et m’entraîna vers une petite porte entrouverte. La comtesse comprit qu’elle ne devait pas insister.

– Eh bien ! me dit-elle en serrant la main de la jeune fille, conduisez-la chez elle ; c’est à deux pas d’ici.

Me voilà jetant une pelisse sur la harpiste, ouvrant la porte, descendant l’escalier et la conduisant chez elle.

– Êtes-vous attendue ? lui demandai-je en arrivant à sa porte.

– Attendue ? Je suis seule au monde, comme dans la chanson.

– Seule au monde ! Si vous retombez en syncope, qui donc vous fera respirer des sels ?

Elle me regarda avec un sourire railleur.

– Oui, oui, je vous vois venir, vous voudriez bien que je retombasse en syncope, tête-à-tête avec vous.

– Ma foi, non. La preuve, c’est que, si vous voulez, nous irons comme deux amis souper ensemble ? Mais vous avez l’air de vivre de l’air du temps.

– Vous figurez-vous que, jouant de la harpe avec des cachets de célébrité, je puisse souper tous les jours au Café Anglais ?

– Si vous vouliez !

– Oui, mais je ne veux pas.

– Les femmes ont tort de s’imaginer qu’elles ne rencontreront jamais parmi les hommes un bon diable qui ne demandera pas la monnaie de sa pièce.

La harpiste me regarda à brûle-regard.

– Eh bien ! moi, je n’ai jamais rencontré ce diable-là. Chaque fois qu’un homme m’a dit un mot, depuis l’âge de quinze ans, c’était un mot d’amour. Aussi j’ai pris en horreur les hommes et l’amour.

Et, tournant le dos à sa porte, Mlle Vallia reprit :

– Allons souper, car je n’ai pas dîné, ce qui m’arrive trop souvent.

Je la mis en voiture et je la conduisis au Café Anglais, me promettant un vif plaisir à la voir souper pour tout de bon. La pauvre musicienne mourait de faim, car elle mangeait chez elle beaucoup plus de doubles croches que de perdreaux truffés.

Je passe toute une histoire de famille que j’abandonne aux romanciers en chambre. Un père libertin qui mange la fortune de sa femme, laquelle meurt à la peine avec quatre enfants sur les bras. Vallia avait alors seize ans, avec une année de Conservatoire et la protection du maestro Auber, qui protégeait beaucoup trop de musiciennes. Son frère, sous-lieutenant d’artillerie, ne pouvait la secourir. Elle avait vécu avec une de ses sœurs, qui vivait à la diable, cachant la courtisane sur la fille du monde. Quand Vallia vit trop d’amoureux chez sa sœur, elle eut peur de l’abîme et prit pied dans un petit rez-de-chaussée des Champs-Élysées, où elle espérait vivre honnêtement en donnant des leçons de solfège, de violon et de harpe. En effet, elle avait vécu, mais à la condition de mourir de faim.

Au Café Anglais, comme je n’avais aucune arrière-pensée de faire le beau, je ne demandai pas un cabinet particulier. J’entrai dans le salon, avec le seul dessein de faire bien souper Vallia.

On nous apporta un perdreau truffé et une bouteille de vin de la Tour-Blanche. Le garçon proposait de découper l’oiseau, mais Vallia lui dit :

– Halte-là ! je vous connais ; vous allez garder pour vous la carcasse, c’est-à-dire ce qu’il y a de meilleur.

Et de sa main délicate, mais ferme, elle découpa lestement le perdreau. Sa figure s’était illuminée comme celle d’un gourmand.

Nous en étions à la première bouchée, quand une femme qui tentait de souper au voisinage survint et me dit à mi-voix :

– En bonne fortune ?

– Jamais de la vie, lui répondis-je tout haut. Si j’étais en bonne fortune, je ne serais pas ici ; le bonheur se cache.

La survenante était une musicienne de mauvaise vie, surnommée Double-Croche. Pourquoi Double-Croche ? Quand je vous aurai dit qu’elle avait passé par le Conservatoire, je ne vous aurai encore rien dit...

Je n’aime pas les périphrases. Double-Croche, parce qu’elle traînait toujours un homme et une femme. Pour quoi faire ?

C’est qu’elle avait pour la musique une passion désordonnée, jouant du violon avec celui-ci et du piano à quatre mains avec celle-là. Elle ne savait pas ce qu’elle aimait le plus ; aussi elle dévisageait Vallia d’un regard étrange.

Tout à coup elle s’écria :

– Vallia ! Je ne te reconnais pas ; et toi, me reconnais-tu ?

Vallia, qui l’avait à peine regardée, leva les yeux et murmura :

– Héloïse !

Toutes les deux avaient été de la même classe au Conservatoire.

– Tu joues toujours la harpe ?

– Oui. Et toi, tu joues toujours du violon ?

– Oh ! mais j’ai renvoyé ces jours-ci mon violon à Stradivarius, car je n’ai pas le temps d’en jouer.

– De quoi joues-tu ?

– Je joue de mon reste.

On n’est pas plus éloquente.

Il n’y avait à Paris qu’une femme plus pâle que Vallia : c’était Héloïse ; mais Vallia avait la pâleur chaste de celles qui pleurent, tandis que Double-Croche avait la pâleur diabolique de celles qui s’amusent.

– Voulez-vous que je soupe avec vous ?

– Pas du tout, répondis-je, croyant être agréable à Vallia.

Mais la harpiste dit d’un air engageant :

– Pourquoi pas ?

Et elle demanda un second perdreau.

Jusque-là Double-Croche n’avait rien demandé, sous prétexte qu’elle attendait quelqu’un, ce quelqu’un que le dieu Hasard envoie aux femmes qui attendent.

Il ne me fallut pas longtemps pour m’apercevoir qu’entre les deux élèves du Conservatoire il y avait d’étranges affinités. Double-Croche magnétisait Vallia par la douceur pénétrante de ses yeux comme par les caresses de sa voix.

– Ah ! tu verras, lui dit-elle, quels jolis duos nous jouerons !

Il faut tout étudier quand on passe en philosophe dans la vie parisienne.

Double-Croche dit ensuite à Vallia qu’elle l’avait toujours bien aimée ; puisqu’elle la retrouvait, elle ne serait pas si bête que de la reperdre. Et Vallia, qui n’avait pas d’amie, tomba dans l’abîme avec abandon.

Je n’étais plus là qu’un confident de comédie ; je tentai de ramener la harpiste aux joies sérieuses de la harpe, tout en conseillant à Double-Croche de retourner dans les ténèbres ; mais le coup était porté ; le mal est plus fort que le bien.

– Adieu, dis-je à Vallia. Vous ne voulez pas que je vous reconduise ?

– Non ! non ! se hâta de répondre Double-Croche ; je la reconduirai – et nous ferons de la musique !

À la porte du Café Anglais, je rencontrai l’apocalyptique Henri Delaage, qui revenait à pied de la petite fête de la comtesse de la Châtre.

– Qu’est-ce que c’est que Vallia ? lui demandai-je.

– Une mélodie.

– Et Mlle Double-Croche ?

– Une marche funèbre.

– Eh bien ! entrez là, et séparez-les pour le bonheur de Vallia.

– Non, ce qui est écrit est écrit !

 

 

 

II

 

 

Quelques jours après, un de mes amis – un dilettante – qui avait rencontré Vallia et Double-Croche chez une femme du monde, m’écrivait ces lignes, – où je n’ai rien compris :

« Ces trois symphonies n’ont jamais été plus adorables que ce soir-là ; elles chantaient touts les trios qui eussent ravi Auber et Rossini, ces libertins en SOL, LA, SI.

« Oh ! la musique ! quelle force sur les âmes ! Leurs yeux flambaient, leurs bouches ardentes et inapaisées couraient du sourire à l’éclat de rire ; l’éclat de rire se mouillait de larmes ; et puis elles tombaient brisées avec un voluptueux abandon.

« Elles passaient de la marche triomphale aux mélodies plus intimes, et plus caressantes ; on quittait les feux d’artifice de Liszt pour les douceurs de Schubert ; puis tout à coup ces trois musiciennes partaient pour l’horizon radieux à la découverte des mondes nouveaux. J’étais sous le charme de leurs inspirations. Je vois avec plaisir que les femmes du monde – et du beau monde – deviennent de grandes musiciennes. »

 

 

 

III

 

 

Un an après, la comtesse de la Châtre, me rencontrant un matin au coin de la rue Balzac, me dit en me tendant la main :

– Vous ne savez pas où je vais ?

– Vous n’allez pas au sermon ?

– Mieux que cela ; je vais voir une mourante.

– Qui donc ?

– Vous rappelez-vous cette jolie joueuse de harpe que vous avez vue chez moi l’autre hiver ?

– Mlle Vallia ? Elle se meurt ?

Je ressentis un coup au cœur, car j’avais gardé comme une douce image le souvenir de la jeune musicienne.

– Oui, mon ami, Mlle Vallia va mourir à vingt ans et jolie comme un ange.

– Et de quoi meurt-elle ?

– D’une maladie de cœur. Je lui ai envoyé mon médecin, qui me conseille d’aller la voir si je veux la revoir. Voulez-vous venir avec moi ?

La comtesse prit mon bras ; il n’y avait qu’un pas à faire, car Vallia restait toujours à son petit rez-de-chaussée, presque en face, dans la maison qui porte le numéro 121 ou 123 de l’avenue des Champs-Élysées. La clef était sur la porte ; la comtesse ne fit pas de façons pour ouvrir sans sonner.

Je la suivis ; nous assistâmes au spectacle le plus touchant.

Vallia, toute blanche, agenouillée sur son lit, recevait l’extrême onction, avec la ferveur d’une fille de Dieu.

Aussi ne nous regarda-t-elle pas quand nous entrâmes.

La comtesse s’agenouilla et pria, je m’effaçai discrètement contre le rideau d’une des fenêtres.

Naturellement, Henri Delaage était là. Il me dit par un regard :

– C’était fatal.

Quand le prêtre eut consolé par l’espérance celle qui avait la foi, la comtesse prit Vallia dans ses bras et l’embrassa doucement sur le front.

– C’est bien, dit-elle, de vouloir revivre en Dieu.

– Ah ! je suis bien heureuse, murmura Vallia. Je sens que je suis sauvée.

La comtesse, se méprenant sur ces paroles, lui dit :

– On ne meurt pas à vingt ans.

– Vous ne comprenez pas, dit Vallia, je suis sauvée, parce que je meurs, parce que Dieu me pardonne mes péchés et que je ne pécherai plus.

 

 

 

IV

 

 

Il y avait là une femme qui pleurait et qui éclata en sanglots : c’était la sœur de Vallia, celle-là qui vivait du péché et qui ne voulait pas vivre du repentir.

On sonna.

– N’ouvrez pas ! dit Vallia.

Parlait-elle par pressentiment, ou bien ne songeait-elle qu’à respirer plus longtemps dans la même atmosphère de prières et d’encens ?

Sa sœur, qui était allée ouvrir, fit quelque bruit à la porte pour empêcher une nouvelle venue de dépasser l’antichambre. Elle reparut en disant à Vallia :

– C’est Héloïse.

– Jamais ! jamais ! dit Vallia.

Une lueur étrange passa sur son visage ; la lumière du mal, brûlant la lumière du bien, faillit rejeter l’orage en cette jeune fille transfigurée.

Alors seulement elle m’aperçut. Elle me fit signe, et j’allai lui prendre la main.

– Ah ! vous aviez raison, me dit-elle, de vouloir m’arracher à cette fille, car elle m’a tuée.

Vallia laissa tomber sa main et ferma les yeux. On eût dit qu’elle venait de mourir. Sa sœur lui mit un flacon sur les lèvres.

Mme de la Châtre me ramena à la fenêtre.

– J’ai peur de voir une morte, dit-elle toute pâle.

J’avais soulevé le rideau. Je vis alors Double-Croche qui s’en allait toute frétillante vers son coupé, précédée de son groom – un objet d’art. – Ses deux chevaux, de magnifiques chevaux anglais, piaffaient de jeunesse et d’impatience.

– Comment ! me dit la comtesse, cette coquine de musicienne a des chevaux ?

– Oui ! et on dit que ses chevaux lui viennent d’une femme du monde. Voyez-vous, ma chère comtesse, on ne saura jamais si Sapho s’est jetée du haut du rocher de Leucade pour Phaon ou pour Érinne.

 

 

 

V

 

 

Cette blanche Vallia qui charmait tout le monde par les deux bleuets de ses yeux, cette âme d’élite qui rayonnait sur ce corps idéal, elle mourut comme une sainte, heureuse d’avoir retrouvé Dieu, heureuse aussi de savoir que la comtesse de la Châtre irait à son enterrement et payerait ses funérailles. L’argent de sa sœur la révoltait.

La jeune morte avait quitté cette sœur tombée, qu’elle jugeait indigne, pour vivre dans les régions bleues des créatures bien douées ; mais la colombe est-elle jamais à l’abri de l’épervier ! Cette horrible Double-Croche avait tournoyé autour d’elle, l’enveloppant dans les passions qui donnent la mort.

 

 

 

VI

 

 

– Ce n’est pas l’homme qui perd la femme, c’est la femme, disait Mlle Sainte-Héloïse aux dernières courses de Deauville.

– À propos, Double-Croche, qu’as tu fait de Vallia ? lui demanda son amant.

– Je ne me souviens plus.

– Celle qui pinçait si bien de la harpe ?

La drôlesse répondit par ces mots horribles pour épater ses amies Minette et Mina :

– J’en ai fait une horizontale pour l’éternité !

 

 

 

Arsène HOUSSAYE, Les douze nouvelles nouvelles, 1884.

 

 

 

 

 

 

 

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