Le crucifix
Et, là-bas, sans qu’il fût besoin de l’éperon,
Le cheval galopait toujours à perdre haleine.
Il passait la rivière, il franchissait la plaine,
Il volait ; par moments, frémissant et ravi,
L’enfant se retournait, tremblant d’être suivi,
Et de voir, des hauteurs du monstrueux repaire,
Descendre quelque frère horrible de son père.
Comme le soir tombait, Compostelle apparut.
Le cheval traversa le pont de granit brut
Dont saint Jacques a posé les premières assises ;
Les bons clochers sortaient des brumes indécises ;
Et l’orphelin revit son paradis natal.
Près du pont se dressait, sur un haut piédestal,
Un Christ en pierre ayant à ses pieds la madone,
Un blanc cierge éclairait sa face qui pardonne,
Plus douce à l’heure où l’ombre au fond des cieux grandit
Et l’enfant arrêta son cheval, descendit,
S’agenouilla, joignit les mains devant le cierge,
Et dit : « Ô mon Dieu, ma bonne sainte vierge,
J’étais perdu j’étais le ver sous le pavé ;
Mes oncles me tenaient ; mais vous m’avez sauvé ;
Vous m’avez envoyé ce paladin de France,
Seigneur ; et vous m’avez montré la différence
Entre les hommes bons et les hommes méchants.
J’avais peut-être en moi bien des mauvais penchants,
J’eusse plus tard peut-être été moi-même infâme ;
Mais, en sauvant la vie, ô Dieu, vous sauvez l’âme,
Vous m’êtes apparu dans cet homme, Seigneur ;
J’ai vu le jour, j’ai vu la foi, j’ai vu l’honneur,
Et j’ai compris qu’il faut qu’un prince compatisse
Au malheur, c’est-à-dire, ô père ! à la justice.
Ô madame Marie ! ô Jésus ! à genoux
Devant le crucifix où vous saignez pour nous,
Je jure de garder ce souvenir, et d’être
Doux au faible, loyal au bon, terrible au traître,
Et juste et secourable à jamais, écolier
De ce qu’a fait pour moi ce vaillant chevalier.
Et j’en prends à témoin vos saintes auréoles. »
Le cheval de Roland entendit ces paroles,
Leva la tête, et dit à l’enfant : « C’est bien, roi. »
L’orphelin remonta sur le blanc palefroi,
Et rentra dans sa ville au son joyeux des cloches.
Victor Hugo, La Légende des siècles.