L’heure de la mort

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Abel HUGO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AU milieu des montagnes désertes qui séparent le royaume de Valence des plaines de la nouvelle Castille, s’élève le monastère de Cienfuegos. Chassés, par la guerre de l’invasion, loin de ses cloîtres dévastés, les moines avaient abandonné leurs cellules paisibles. L’herbe des champs croissait dans l’église, l’autel était dépouillé de ses ornements sacrés, et, seul au milieu de la ruine générale et de la désolation du lieu saint, y était resté debout un grand Christ en marbre noir.

Le régiment de hussards où servait Albert campait autour du couvent, le jeune officier avait établi son bivouac devant le porche ruiné de l’église. C’était la nuit ; les étoiles scintillaient dans le sombre azur, comme des paillettes d’or sur la robe noire d’une veuve de Séville ; la lune glissait lentement sur le ciel, et montrait son croissant pâle, semblable à l’arc courbé du sagittaire. Albert, étendu auprès du feu à moitié éteint de son bivouac, était enveloppé dans son large manteau ; sa tête fatiguée reposait sur la selle de son cheval. Déjà il n’entendait plus que le cri aigu du grillon, les heurtements des chevaux attachés aux piquets du camp, et, à de longs intervalles, le cri de veille des vedettes.

Les heures s’écoulaient. Il pensait à son amante, à cette jeune fiancée promise à sa constance, au retour des expéditions guerrières ; à cette Éléonore au doux sourire, aux yeux bleus, et à la longue chevelure blonde, que n’avaient pu remplacer dans son cœur ni la superbe beauté des femmes de Rome, ni les grâces piquantes des femmes de Grenade. En rêvant à l’amour et à la France, il commençait à s’endormir, quand le vent de la mer, poussant avec rapidité de gros nuages chargés de pluie, amena la tempête sur les bivouacs français. Albert se leva, et, cherchant un abri contre l’eau qui tombait par torrents, il vit la porte de l’église entrouverte, il y entra.

L’église était sombre et humide ; les rapides éclairs, qui traversaient les vitraux coloriés, éclairaient seuls les tombes de pierre des anciens chevaliers et l’autel profané du Christ. Le jeune guerrier ne put, en se voyant solitaire dans ce triste lieu, se défendre d’un mouvement de terreur que la raison ne peut empêcher les sens de percevoir. Il s’avança dans la nef, dont le silence n’était troublé que par le bruit retentissant de ses pas et par le cliquetis des éperons dont ses bottes étaient armées, Une horloge sonna l’heure. Albert écouta en frissonnant : douze coups tombèrent lentement sur le timbre argentin.

Alors la porte de la sacristie s’ouvrit en criant sur ses gonds ; un prêtre, vêtu d’une chasuble noire décorée d’une croix d’argent, s’avança, portant le saint-ciboire et l’hostie consacrée ; il marchait légèrement, ses pas rasaient les dalles de pierre sans réveiller l’écho du monument sonore.

Après avoir posé le calice sur l’autel, il se tourna vers le lieu où était Albert, et sembla l’inviter à s’approcher. Celui-ci, poussé par un mouvement inconnu, s’avança et, s’agenouillant sur les degrés de l’autel, il entendit la voix grave de l’homme de Dieu qui récitait l’office des morts. Les souvenirs de sa jeunesse rappelèrent sa piété ; il répondit comme aurait fait le cortège des diacres et des sous-diacres. Quand la messe fut achevée, le prêtre prononça les paroles d’adieu, au milieu de l’église vide de fidèles ; puis, s’adressant à l’officier, il lui dit :

« Jeune étranger, le pieux service que tu viens de me rendre a fait sortir mon âme du purgatoire. J’expiais depuis deux siècles, par cette nocturne pénitence, une faute commise contre la règle sévère de ce monastère depuis deux siècles, j’attendais secours d’un mortel pour achever le saint sacrifice ; l’heure sonnait chaque nuit, et, depuis deux siècles, nul être humain ne s’était présenté ; seul tu es venu ; agenouillé près de l’autel du Dieu qui pardonne, tu as aidé mon ange gardien à détacher les liens qui enchaînaient encore mon âme et l’empêchaient de remonter au céleste séjour. Ta piété sera récompensée ! Interroge-moi, je puis te dire une chose, une seule : demande-moi celle que tu désires savoir, je vais te répondre. »

Albert tressaillit, puis, reprenant courage (l’homme désire toujours connaître ce qu’il serait heureux d’ignorer) :

« Mon père, dit-il, apprenez-moi quel terme est fixé à ma vie.

– Mon fils, répondit le prêtre d’une voix douce et triste, que m’as-tu demandé ? Tu le veux, apprends-le donc. Dans trois ans, à pareil jour, à l’heure où le soleil dardera son premier rayon sur la terre, ton âme rendra ton corps au néant. »

Après ces mots, le vieillard disparut sans bruit, et sans laisser aucune trace qui indiquât s’il était rentré dans la tombe, ou s’il était monté vers le ciel.

Albert sortit de l’église, le cœur rempli d’une sombre mélancolie : car dorénavant les espérances de sa jeunesse devaient mourir au bord d’un cercle étroit. Il suivit ses compagnons d’armes ; il se montra dans les combats plus intrépide peut-être qu’il ne s’était jamais montré, mais sans cette bravoure téméraire qui fait mépriser la mort. Son cœur était rempli d’un dédain amer pour sa vie, dont le terme, fixé d’avance, et connu de lui, ne pouvait être ni approché ni reculé. La paix le ramena dans sa patrie ; il revit cette Éléonore qu’il avait tant aimée aux jours d’une ignorance profonde et d’un vaste espoir. Le père de la jeune fille lui rappela qu’elle était son amante ; elle-même rougit et lui rappela qu’elle était sa fiancée ; la propre mère d’Albert, sa vieille mère, qui espérait réjouir ses yeux mourants par le spectacle du bonheur de son fils unique, lui rappela aussi les premiers amours et les premiers désirs de sa jeunesse. Il demeura indifférent à l’amitié d’un père, à l’amour d’une amante, à la tendresse d’une mère, l’œil fixé sur cette heure immobile vers laquelle il était chaque jour de plus en plus entraîné. Enfin, deux ans après la nuit fatale, le désespoir dans le cœur, il se laissa conduire à l’église, et devant l’autel il jura à son Éléonore une foi éternelle. Il prononça en hésitant ce serment, qu’il savait devoir être brisé par la mort, avant la fin même de l’année.

Alors on crut, parmi les hommes, que le bonheur devait habiter dans son cœur. Ce cœur était rempli d’amertume ! Et pourtant Albert était arrivé, par sa valeur, aux premiers grades militaires ; les richesses de sa bonne mère étaient devenues les siennes ; il possédait la femme qu’il avait aimée avec passion : tout semblait s’être réuni pour sa félicité.

Ce qui comble de joie les époux vint encore ajouter à son désespoir : Éléonore devint enceinte, il vit naître son fils, qu’il ne devait pas voir grandir ; et alors il ne put supporter ce bonheur nouveau qui mettait le comble à son infortune. Après avoir longtemps supporté, sans en rien faire paraître, la douleur qui brisait son âme, il ne conserva pas plus longtemps cette trompeuse sécurité ; sa mère s’aperçut la première de sa peine cachée ; sa jeune épouse ne tarda pas à en être instruite ; mais il sut, malgré leurs touchantes sollicitations, conserver dans son cœur le secret terrible qui avait empoisonné le bonheur de sa vie.

Un mois lui restait encore pour aimer sa famille et pour veiller à ses destins quand il serait éternellement séparé d’elle. Sa prudence prévoyante établit l’ordre dans ses affaires, et, débarrassé des inquiétudes matérielles du monde, résigné à son sort, il attendit l’heure marquée avec une indifférence stoïque. La certitude de sa mort prochaine rendait la tranquillité à son âme, comme aurait fait un malheur longtemps redouté et arrivé enfin.

Le mois s’écoula, le dernier soleil se coucha pour Albert : alors, rassemblant toutes ses forces, il appela sa mère et sa femme, il leur confia le secret fatal, puis il se prépara à mourir.

Une large terrasse exposée à l’orient s’étendait devant sa maison ; c’est là qu’il fit porter un lit de repos sur lequel il s’assit, entre sa vieille mère qui allait perdre son jeune fils et sa faible épouse à laquelle allait manquer un appui.

Que leurs adieux furent tristes ! Que cette dernière nuit leur semblait tour à tour longue et courte, selon qu’ils étaient agités par la crainte ou par l’espérance.

Les yeux d’Albert virent monter et puis descendre dans les cieux le croissant pâle de la lune qu’il avait admirée trois ans auparavant, pendant cette nuit orageuse passée dans le couvent sur les montagnes de Valence.

Cependant l’horizon s’enflamma des feux de l’aurore ; le chant des oiseaux, le cri argentin du coq annoncèrent au malheureux Albert la renaissance de la nature : et il allait mourir !

Son heure arriva... Un rayon partit de l’orient, sillonna le ciel, et sembla y tracer une route lumineuse et divine pour l’âme qui abandonnait la terre. Alors ses yeux se fermèrent avec un mouvement convulsif ; un léger frisson parcourut lentement ses membres refroidis ; le son des trompettes bruyantes se fit entendre, puis un murmure confus, et une bouche sonore qui appela à haute voix : « Albert !... Albert !... »

Albert rouvrit les yeux ; il était au milieu d’une riante campagne, éclairée des premiers feux du soleil levant, couché encore auprès du foyer éteint du bivouac de la veille. Les trompettes de son régiment sonnaient l’air éclatant du réveil de Diane, et la voix amicale d’Alfred lui demandait avec intérêt : « Albert, comment as-tu passé la nuit ? »

Le jeune officier se leva avec peine, encore tout fatigué des songes de la nuit ; il pressa avec reconnaissance dans sa main glacée la main de son ami ; mais son cœur demeura quelque temps rempli tout à la fois de joie et de tristesse ; car s’il avait recouvré les espérances de la vie, il avait perdu, à son réveil, une épouse et un fils adorés.

 

 

 

Abel HUGO, L’heure de la mort.

 

Paru dans Le Conteur en 1833.

 

Recueilli dans Les maîtres de l’étrange et de la peur,

de l’abbé Prévost à Guillaume Apollinaire,

Édition établie par Francis Lacassin,

Éditions Robert Laffont, 2000.

 

 

 

 

 

 

 

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