Milton
FRAGMENT
par
Abel HUGO
Sous le manteau d’une vaste cheminée, toute la famille est rassemblée ; la soirée est froide, mais les portes fermées et le charbon de terre qui brûle en pétillant dans le foyer conservent une douce chaleur dans la chambre.
Le vieillard aveugle est étendu sur une chaise longue ; sa main gauche est appuyée sur une petite table qui porte une bible et une lampe de cuivre à quatre becs. Sa main droite repose sur une harpe devant laquelle est assise l’aînée de ses filles, Ève la blonde, attentive à la lecture que fait sa belle-mère.
La femme du vieillard est auprès de son époux, de l’autre côté de la table ; elle lit les nouvelles de la Gazette de Londres, de la veille, 30 mai 1660. Rachel et Judith, les deux autres jeunes filles, sont assises en face de leur père. Judith, aux noirs cheveux, écoute sa mère, les bras croisés et les yeux remplis d’une indignation qu’elle a peine à contenir. Seule, la petite Rachel boude devant son rouet chargé de chanvre, parce que son père lui a ordonné de cesser un travail dont le bourdonnement monotone étouffe les paroles de la lectrice.
Or voici ce que lisait la bonne dame :
« Ce jourd’hui 29 mai, jour de la naissance de sa royale majesté Charles II, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, elle a fait sa rentrée dans Londres, sa capitale, onze ans après la mort de son père, le feu roi qui est dans le ciel avec le Dieu protecteur de la vertu. »
– Phrase de papiste, murmure entre ses dents le vieillard aveugle.
Sa femme poursuit :
« Sa majesté avait à sa droite le duc d’York ; à sa gauche le duc de Gloucester. Elle était précédée par le général Monck. »
– Cet homme nous avait toujours été suspect, dit encore le vieillard.
« Toutes les rues étaient pleines de fidèles sujets qui faisaient retentir l’air de leurs acclamations. »
– Sot peuple ! il criait vive la république à la mort de Charles Ier.
« Le maire et les aldermen étaient allés au‑devant du roi, entre Deptford et South-Wark, pour lui porter le tribut de leur soumission, de leur amour et de leur fidélité. »
– Ils ont tous prêté serment au protecteur !
« Le concours du peuple fut si grand, que le roi marcha dans la foule depuis le pont de la cité jusqu’à White-Hall. »
– Assez, femme, dit le vieillard en frappant sur la table, de son poing à moitié fermé. C’est à White-Hall que Charles Ier eut la tête tranchée, et des flots de peuple remplissaient les rues par où passa le roi condamné.
La femme continue sans écouter son mari.
« Le vertueux Hyde, comte de Clarendon, a été fait, par ordonnance d’aujourd’hui, chancelier du royaume. »
– Bien ! sa fille est maîtresse du duc d’York.
– Ô mon ami, ne parlez pas ainsi ; ce vieillard respectable a assez pleuré le déshonneur de sa fille.
– Élisabeth, tu as raison, reprend le vieillard avec amertume : Ève fut séduite par le serpent, et la mort devint reine du monde.
Puis, se tournant vers le côté où sa fille devait être assise, il ajoute en souriant :
– Ce n’est pas pour t’affliger que je parle ainsi, ma bonne fille ; un Dieu mort pour nous sur la croix a réparé les fautes de la mère des hommes. Dieu nous a pardonné.
Élisabeth poursuit sa lecture : « Le mariage d’Hélène Hyde, fille unique du comte de Clarendon, avec son altesse royale le duc d’York, sera, d’après l’ordre de sa majesté, célébré dans la chapelle du château, mercredi prochain, 3 juin. »
– Ah ! nous y voilà, interrompt le père en souriant, tard vaut mieux que jamais.
« Le chevalier Guillaume Davenant est de retour de sa mission auprès du roi de France ; il vient d’être nommé secrétaire de la grande chancellerie. »
Ève rougit en entendant prononcer ce nom. Rachel s’en aperçut, et elle eut la malice de le faire remarquer à Judith pour augmenter l’embarras de sa sœur.
Tout à coup, en continuant la lecture de la gazette, Élisabeth jette un cri.
– Qu’y a-t-il donc ? demande l’aveugle.
Les trois filles se lèvent et s’approchent de leur père. Élisabeth lit précipitamment :
« Acte d’oubli... Est spécialement excepté le sieur Jean Milton, ci-devant secrétaire d’Olivier Cromwell et de Richard Cromwell, fauteur..... »
– C’est moi, dit tranquillement le vieillard, pourquoi s’étonner de ce qui m’arrive ? on devait s’y attendre. Lorsque le chêne où l’oiseau fait son nid est renversé par la foudre, le nid roule à terre. Ayons du courage ! il faut du temps avant qu’on ne découvre notre retraite dans cette cour de Barthélemy, lieu écarté dans un quartier retiré ; nous pourrons voir ce qu’il convient de faire. Ayons du courage ! il ne faut pas beaucoup de temps à un navire fin voilier pour aller de Londres à Amsterdam.
La mère et la fille se taisaient, atterrées par la douleur ; Ève prit la parole, et d’une voix tremblante elle dit :
– Mon père, l’acte a été signé à la chancellerie.
– Eh bien, ma fille ?
– Il y a à la chancellerie quelqu’un qui peut vous sauver.
– Qui ?
– Celui qui vient d’être nommé secrétaire.
– Son nom ?
– Le chevalier Davenant.
– Pourquoi me sauverait-il ?
– Parce qu’il le doit. Avez-vous oublié qu’en 1650 vous lui sauvâtes la vie, alors que les dragons de Cromwell le firent prisonnier à Dunbar.
– En es-tu certaine ?
– Oui, mon père.
– Parle donc plus haut, je ne t’entends pas.
– Oui, mon père.
– Je l’avais oublié. Eh bien ! femme, sois tranquille, on le verra demain.
Ève se rassit devant sa harpe : elle était rouge comme la pêche mûre suspendue à l’espalier.
Milton dit à Judith :
– Ma fille, dans nos chagrins, Dieu est là pour nous consoler ; prends la Bible, et lis.
Judith ouvrit le livre, elle lut comment Samson privé de ses cheveux fut livré aux Philistins par la perfide Dalila, et comment, amené dans le temple, il ébranla la colonne et renversa l’édifice. Le chapitre finissait par ces mots : Toute force est en Dieu.
– Arrête, ma fille, cria Milton : toute la force est en Dieu, ne lis plus rien. L’homme succombe, trahi par la femme. Dieu est là pour le sauver.
Et répétant ces mots : Toute la force est en Dieu, il tomba dans une rêverie profonde. Ses filles gardaient le silence et l’on n’entendait que le cri du wachtman, qui annonçait onze heures, et le pétillement de la flamme du charbon de terre. Le silence de la nuit est triste et déchirant. Élisabeth craignit que la mélancolie n’augmentât le poids des inquiétudes de son mari ; et connaissant le moyen de le débarrasser des idées sombres qui l’assiégeaient, elle dit à ses filles de chanter.
Alors les doigts de la blonde et belle Ève parcoururent rapidement les cordes harmonieuses de la harpe ; sa voix s’éleva, accompagnée de celles de ses sœurs, et elles firent retentir les murailles obscures de la chambre du cantique sublime qu’adressent au Dieu créateur du monde les anges reconnaissants.
Le vieil aveugle écoutait avec ravissement cette musique céleste qui offrait à son imagination le souvenir de celle qu’il avait rêvée dans la demeure éternelle que Dieu s’est bâtie aux bornes de l’immensité de l’espace.
Les jeunes voix se turent : alors, tandis que les doigts faisaient rendre à l’instrument mélodieux des sons remplis d’harmonie, mais dont le bruit expirait lentement comme celui des paroles de l’amante qui dit adieu à l’amant qui s’éloigne ; le vieux poète, transporté d’une verve inconnue, s’écria en s’adressant à ses tendres filles :
Chantez, filles du vieux poète
Dont la nuit a voilé les yeux,
Réveillez la harpe muette ;
Chantez, vous qui voyez les cieux !
De leur beauté toujours nouvelle
S’enivraient mes sens éperdus :
Que votre voix me les révèle,
Puisque mes yeux les ont perdus.
Quand votre bouche enchanteresse
Soupire les premiers amours,
Un rayon de votre jeunesse
Revient caresser mes vieux jours.
Sur les poisons de ma blessure
Vos lèvres épanchent le miel ;
La voix de la vierge est si pure
Sa voix est un écho du ciel.
Pourtant, si j’en crois ma mémoire,
Tant de grâce anime vos traits
Qu’un noble amant se ferait gloire
De mériter vos vœux secrets.
Heureux ceux qu’un hymen prospère
Doit amener à vos genoux !
Celle qui soigna son vieux père
Est fidèle à son jeune époux.
La harpe a des sons prophétiques,
J’en crois ses accents solennels ;
Vainqueurs des haines politiques,
Mes vers fleuriront immortels.
Chantez encore, votre puissance
Ravit mon génie aux enfers ;
Chantez, la grâce et l’innocence
Coulent de vos chants dans mes vers 1.
Tout à coup, le marteau violemment soulevé frappe sur la porte extérieure, un vieux domestique entre dans le salon et demande à Milton s’il faut ouvrir.
– Ouvrez, dit tranquillement l’aveugle ; puis se tournant vers sa femme qui allait lui faire une objection : « Élisabeth, ajoute-t-il avec douceur, il faut se soumettre à la volonté de Dieu ; si c’est pour m’arrêter que l’on vient, nous aurons une nuit de moins à passer dans la crainte. Le malheur est toujours plus effrayant quand il est éloigné ; quand il approche on peut le mesurer et le combattre. »
Le domestique avait obéi aux ordres de son maître ; le bruit des pas pesants d’un homme retentit dans la salle voisine, la porte s’ouvrit :
– Que la paix de Dieu soit avec vous, mes frères ! dit une voix bien connue.
Et les femmes, passant subitement de la terreur à la joie, se précipitèrent vers la porte en s’écriant : « C’est notre ami Elvood ! » Le quaker répondit avec flegme et en leur serrant successivement la main :
– C’est moi-même.
Et s’avançant vers la chaise où était assis le vieillard, il lui frappa affectueusement sur l’épaule :
– Ne m’attendais-tu pas, Milton ? demanda-t-il.
– J’aurais effectivement dû t’attendre. Mais je pensai que le retour de ce roi que tu aimes tant....
– Me ferait oublier un ami malheureux ! J’aurais droit de me plaindre de ton manque de confiance. Un vrai royaliste, comme un vrai quaker, est un honnête homme. Mais j’arrive pour quelque chose de pressé. La chambre des communes vient d’ordonner que ton livre en faveur des assassins de Charles Ier serait brûlé par la main du bourreau.
– Dis ma défense du peuple anglais, Elvood.
– Milton, ne disputons point ; le peuple anglais était aussi étranger à ce crime que toi-même.
– Je l’ai approuvé.
– Silence ! insensé ! ta tête ardente rêvait un gouvernement qui s’est usé avant d’avoir pu s’établir : onze ans après la mort du père, le fils remonte sur le trône.
– Au fait, que veux-tu, interrompit Milton avec impatience.
– Tu es proscrit.
– Je le sais, eh bien !
– Voici un acte qui permet à deux personnes, Nicolas Elvood et son compagnon, de s’embarquer à Douvres ; partons, j’ai une voiture dans la rue.
Élisabeth écoutait le quaker avec attention ; quand il eut dit ces paroles, elle lui sauta au cou ; et oubliant la retenue que les lois de la pudeur anglaise imposent aux dames, elle l’embrassa en s’écriant :
– Quoi ! vous sauveriez mon mari ?
– Oui, dame Élisabeth, tu l’as entendu. Allons, le temps presse, partons.
– Si je meurs en pays étranger, que deviendra ma famille, dit Milton avec inquiétude ?
– Ami, tu me la légueras par ton testament : je marierai tes filles et je nourrirai ta femme. Mais vite, partons.
Le vieillard aveugle se leva, et soutenu par Ève sa fille et par son ami, il se disposa à marcher vers la voiture. Déjà la porte de la maison était ouverte, et les degrés du perron de pierre allaient être descendus, quand le bruit de plusieurs chevaux galopant dans la rue frappa les oreilles d’Élisabeth, et vint la replonger dans ses terreurs. Les cavaliers s’arrêtèrent devant la porte de la cour, qui, commune à plusieurs familles, ne se trouvait jamais fermée. L’un d’eux mit pied à terre, entra, et apercevant à travers l’obscurité de la nuit les robes blanches des filles de Milton, il marcha vers elles, et élevant la voix, il les pria de lui indiquer la demeure du sieur Milton.
À cette question, elles n’osèrent rien répondre. Alors le vieillard prit la parole, et dit :
– Je suis Milton.
– Dieu soit loué ! s’écria l’inconnu, j’arrive à temps, et il ordonna aux cavaliers qui étaient arrêtés devant la porte de la cour, d’entrer et de l’attendre.
« Rentrons, dit Milton, vous me direz dans la maison ce que vous désirez me dire » : il rentra conduit par sa fille Ève ; Élisabeth, tremblante et presque évanouie, fut apportée dans la chambre par le quaker, aidé des deux autres jeunes filles, et assise dans un fauteuil.
L’inconnu restait debout devant le vieillard. Ses vêtements couverts de riches broderies, son collet, ses manchettes et ses genouillères de dentelle annonçaient un cavalier d’un rang élevé ; le collier français de Saint-Michel était passé à son cou, et son genou portait la jarretière d’azur avec la devise fameuse : il se fit un instant de silence, on attendait qu’il parlât.
– Seigneur Milton, dit-il enfin, vous êtes proscrit.
– Je le sais, faut-il vous suivre ? demanda le vieillard avec une fermeté arrogante.
– À Dieu ne plaise ! répondit l’inconnu en montrant un parchemin plié et scellé des armes du roi d’Angleterre. Voici un acte par lequel le roi vous pardonne et vous permet de rester dans ses états.
– À qui dois-je ce pardon, seigneur.
– À sa gracieuse majesté Charles II.
– Ce n’est point ce que je demande ; quel ami inconnu a solllicité cette faveur pour le secrétaire oublié du Protecteur ?
– Seigneur Milton, il y a dix ans qu’un jeune homme fut arrêté à Dunbar par les dragons de Cromwell ; il était royaliste, il allait être fusillé ; vous intercédâtes en sa faveur. Le secrétaire de la grande chancellerie a voulu acquitter sa dette envers le secrétaire des Protecteurs.
– C’est lui, s’écria Ève sans songer à l’étranger, je vous l’avais dit, mon père ?
– Les hommes sont meilleurs que je ne pensais, dit Milton avec émotion : pourquoi faut-il que mon ami et que mon bienfaiteur soient tons les deux royalistes ? Seigneur, remerciez pour le vieil aveugle, le seigneur Davenant ; dites-lui qu’il vienne me voir, si mes yeux ne peuvent contempler ses traits, le son de sa voix, gravé dans mon cœur, y remplacera son image ; dites-lui que tout est à lui dans cette maison, où il a sauvé un vieillard aveugle de la mort ou de l’exil !
L’inconnu s’approcha alors de la belle Ève, qui avait tenu ses yeux bleus fixés sur lui avec une curiosité naïve ; il lui dit :
– Ève me reconnaît-elle, je suis Guillaume ?
Et la prenant par la main il la conduisit devant son père :
– Seigneur Milton, Guillaume Davenant est devant vous, il vous demande la main de votre fille Ève qu’il aime depuis dix ans.
Milton prit la main de sa fille, et la plaçant dans celle du jeune homme :
– Soyez époux, dit-il ; puis il ajouta en soupirant : Mon Dieu, que ta volonté soit faite ! mais devais-je avoir un gendre royaliste !
Abel HUGO.
Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.
1 Ces stances sont l’ouvrage d’un jeune poète qui m’honore de son amitié, de M. Alexandre Guiraud, auteur des Machabées. Le fragment intitulé Milton n’a été composé que pour les encadrer d’une manière un peu dramatique ; puisse-t-il ne pas en paraître indigne !