Le pont

 

 

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîme

Qui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cime

Était là, morne, immense ; et rien n’y remuait.

Je me sentais perdu dans l’infini muet.

Au fond, à travers l’ombre, impénétrable voile,

On apercevait Dieu comme une sombre étoile.

Je m’écriai : – Mon âme, ô mon âme ! il faudrait,

Pour traverser ce gouffre où nul bord n’apparaît,

Et pour qu’en cette nuit jusqu’à ton Dieu tu marches,

Bâtir un pont géant sur des millions d’arches.

Qui le pourra jamais ? Personne ! ô deuil ! effroi !

Pleure ! – Un fantôme blanc se dressa devant moi

Pendant que je jetais sur l’ombre un œil d’alarme,

Et ce fantôme avait la forme d’une larme ;

C’était un front de vierge avec des mains d’enfant ;

Il ressemblait au lys que la blancheur défend ;

Ses mains en se joignant faisaient de la lumière.

Il me montra l’abîme où va toute poussière,

Si profond, que jamais un écho n’y répond,

Et me dit : – Si tu veux, je bâtirai le pont.

Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.

– Quel est ton nom ? lui dis-je. Il me dit : – La prière.

 

 

                                                Jersey, décembre 1852.

 

 

 

Victor HUGO, Les Contemplations.

 

Recueilli dans Dieu et ses poètes, par Pierre Haïat,

Desclée de Brouwer, 1987.

 

 

 

 

 

 

 

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