La tour des souris

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Victor HUGO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEPUIS que le jour déclinait, je n’avais plus qu’une pensée. Je savais qu’avant d’arriver à Bingen, un peu en deçà du confluent de la Nahe, je rencontrerais un étrange édifice, une lugubre masure debout dans les roseaux au milieu du fleuve entre deux hautes montagnes. Cette masure, c’est la Maüsethurm.

Dans mon enfance, j’avais au-dessus de mon lit un petit tableau entouré d’un cadre noir que je ne sais quelle servante allemande avait accroché au mur. Il représentait une vieille tour isolée, moisie, délabrée, entourée d’eaux profondes et noires, qui la couvraient de vapeurs, et de montagnes qui la couvraient d’ombre. Le ciel de cette tour était morne et plein de nuées hideuses.

Le soir, après avoir prié Dieu et avant de m’endormir, je regardais toujours ce tableau. La nuit je le revoyais dans mes rêves, et je l’y revoyais terrible. La tour grandissait, l’eau bouillonnait, un éclair tombait des nuées, le vent sifflait dans les montagnes et semblait par moments jeter des clameurs.

Un jour, je demandai à la servante comment s’appelait cette tour. Elle me répondit, en faisant un signe de croix, la Maüsethurm. Et puis elle me raconta une histoire. Qu’autrefois à Mayence, dans son pays, il y avait eu un méchant archevêque nommé Hatto, qui était aussi abbé de Fuld, prêtre avare, disait-elle, « ouvrant plutôt la main pour bénir que pour donner ». Que dans une année mauvaise il acheta tout le blé pour le revendre fort cher au peuple, car ce prêtre voulait être riche. Que la famine devint si grande, que les paysans mouraient de faim dans les villages du Rhin. Qu’alors le peuple s’assembla autour du burg de Mayence, pleurant et demandant du pain. Que l’archevêque refusa.

Ici l’histoire devient horrible. Le peuple affamé ne se dispersait pas et entourait le palais de l’archevêque en gémissant. Hatto, ennuyé, fit cerner ces pauvres gens par ses archers, qui saisirent les hommes et les femmes, les vieillards et les enfants, et enfermèrent cette foule dans une grange à laquelle ils mirent le feu. Ce fut, ajoutait la bonne vieille, « un spectacle dont les pierres eussent pleuré ». Hatto n’en fit que rire ; et comme les misérables, expirant dans les flammes, poussaient des cris lamentables, il se prit à dire : « Entendez-vous siffler les rats ? »

Le lendemain, la grange fatale était en cendre ; il n’y avait plus de peuple dans Mayence ; la ville semblait morte et déserte, quand tout à coup une multitude de rats, pullulant dans la grange brûlée comme les vers dans les ulcères d’Assuérus, sortant de dessous terre, surgissant d’entre les pavés, se faisant jour aux fentes des murs, renaissant sous le pied qui les écrasait, se multipliant sous les pierres et sous les massues, inondèrent les rues, la citadelle, le palais, les caves, les chambres et les alcôves. C’était un fléau, c’était une plaie, c’était un fourmillement hideux. Hatto éperdu quitta Mayence et s’enfuit dans la plaine, les rats le suivirent ; il courut s’enfermer dans Bingen, qui avait de hautes murailles ; les rats passèrent par-dessus les murailles et entrèrent dans Bingen. Alors l’archevêque fit bâtir une tour au milieu du Rhin et s’y réfugia à l’aide d’une barque autour de laquelle dix archers battaient l’eau ; les rats se jetèrent à la nage, traversèrent le Rhin, grimpèrent sur la tour, rongèrent les portes, le toit, les fenêtres, les planchers et les plafonds, et, arrivés enfin jusqu’à la basse-fosse où s’était caché le misérable archevêque, l’y dévorèrent tout vivant.

Maintenant la malédiction du ciel et l’horreur des hommes sont sur cette tour, qui s’appelle la Maüsethurm. Elle est déserte ; elle tombe en ruine au milieu du fleuve ; et quelquefois, la nuit, on en voit sortir une étrange vapeur rougeâtre, qui ressemble à la fumée d’une fournaise, c’est l’âme de Hatto qui revient.

Avez-vous remarqué une chose ? L’histoire est parfois immorale, les contes sont toujours honnêtes, moraux et vertueux. Dans l’histoire volontiers le plus fort prospère, les tyrans réussissent, les bourreaux se portent bien, les monstres engraissent, les Sylla se transforment en bons bourgeois, les Louis XI et les Cromwell meurent dans leur lit. Dans les contes, l’enfer est toujours visible. Pas de faute qui n’ait son châtiment, parfois même exagéré ; pas de crime qui n’amène son supplice, souvent effroyable ; pas de méchant qui ne devienne un malheureux, quelquefois fort à plaindre. Cela tient à ce que l’histoire se meut dans l’infini, et le conte dans le fini. L’homme, qui fait le conte, ne se sent pas le droit de poser les faits et d’en laisser supposer les conséquences ; car il tâtonne dans l’ombre, il n’est sûr de rien, il a besoin de tout borner par un enseignement, un conseil et une leçon ; et il n’oserait pas inventer des évènements sans conclusion immédiate. Dieu, qui fait l’histoire, montre ce qu’il veut et sait le reste.

Maüsethurm est un mot commode. On y voit ce qu’on désire y voir. Il y a des esprits qui se croient positifs et qui ne sont qu’arides, qui chassent la poésie de tout, et qui sont toujours prêts à lui dire, comme cet autre homme positif au rossignol : « Veux-tu te taire, vilaine bête ! » Ces esprits-là affirment que Maüsethurm vient de maus ou mauth, qui signifie « péage ». Ils déclarent qu’au dixième siècle, avant que le lit du fleuve fût élargi, le passage du Rhin n’était ouvert que du côté gauche, et que la ville de Bingen avait établi, au moyen de cette tour, son droit de barrière sur les bateaux. Ils s’appuient sur ce qu’il y a encore près de Strasbourg deux tours pareilles consacrées à une perception d’impôt sur les passants, lesquelles s’appellent également Maüsethurm. Pour ces graves penseurs inaccessibles aux fables, la tour maudite est un octroi et Hatto est un douanier.

Pour les bonnes femmes, parmi lesquelles je me range avec empressement, Maüsethurm vient de maüse, qui vient de mus et qui veut dire rat. Ce prétendu péage est la tour des souris, et ce douanier est un spectre.

Après tout, les deux opinions peuvent se concilier. Il n’est pas absolument impossible que, vers le seizième ou le dix-septième siècle, après Luther, après Érasme, des bourgmestres esprits forts aient utilisé la tour de Hatto, et momentanément installé quelque taxe et quelque péage dans cette ruine mal hantée. Pourquoi pas ? Rome a bien fait du temple d’Antonin sa douane, la dogana. Ce que Rome a fait à l’histoire, Bingen a bien pu le faire à la légende. De cette façon, mauth aurait raison et maüse n’aurait pas tort.

Quoi qu’il en soit, depuis qu’une vieille servante m’avait conté le conte de Hatto, la Maüsethurm avait toujours été une des visions familières de mon esprit. Vous le savez, il n’y a pas d’homme qui n’ait ses fantômes, comme il n’y a pas d’homme qui n’ait ses chimères. La nuit, nous appartenons aux songes ; tantôt c’est un rayon qui les traverse, tantôt c’est une flamme ; et, selon le reflet colorant, le même rêve est une gloire céleste ou une apparition de l’enfer. Effet de feux de Bengale qui se produit dans l’imagination.

Je dois dire que jamais la tour des rats, au milieu de sa flaque d’eau, ne m’était apparue autrement qu’horrible.

Aussi, vous l’avouerai-je ? Quand le hasard, qui me promène un peu à sa fantaisie, m’a amené sur les bords du Rhin, la première pensée qui m’est venue, ce n’est pas que je verrais le dôme de Mayence, ou la cathédrale de Cologne, ou la Pfalz, c’est que je visiterais la tour des rats.

 

 

 

Victor HUGO, Le Rhin.

 

 

 

 

 

 

 

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