L’Iroquoise

HISTOIRE, OU NOUVELLE HISTORIQUE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

J. HUSTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a quelques années, un monsieur qui voyageait de Niagara à Montréal arriva de nuit au Côteau du Lac. Ne pouvant se loger commodément dans l’une des deux chétives auberges de l’endroit, il alla prendre gîte chez un cultivateur des environs. Comme son hôte l’introduisait dans la chambre où il devait coucher, il y aperçut un portefeuille de voyage, agrafé en argent, et qui contrastait avec la grossièreté des meubles de la maison. Il le prit et lut les initiales qu’il y avait sur le fermoir. « C’est une affaire curieuse, lui dit son hôte, et plus vieille que vous et moi. – C’est sans doute, répondit l’étranger, quelque relique dont vous aurez hérité. – C’est quelque chose comme cela, repartit l’hôte ; il y a dedans une longue lettre qui a été pour nous jusqu’à présent comme du papier noirci. Il nous est venu en pensée de la porter au P. M......, aux Cèdres ; mais j’attendrai que ma petite fille, Marie, soit en état de lire l’écriture à la main.... – Si la chose ne vous déplaît pas, dit l’étranger, j’essaierai de la lire. » Le bonhomme consentit avec joie à la proposition ; il ouvrit le portefeuille, prit le manuscrit, et le donna à l’étranger. « Vous me faites beaucoup de plaisir, lui dit-il ; ç’aurait été, même plus tard, une tâche difficile pour Marie, car, comme vous voyez, le papier a changé de couleur, et l’écriture est presque effacée... »

Le zèle de l’étranger se ralentit quand il vit la difficulté de l’entreprise. « C’est sans doute quelque vieux mémoire de famille, dit-il en déployant le manuscrit d’un air indifférent.

– Tout ce que je sais, reprit l’hôte, c’est que ce n’est point un mémoire de notre famille ; nous sommes, depuis le commencement, de simples cultivateurs, et il n’a rien été écrit sur notre compte, à l’exception de ce qui se trouve sur la pierre qui est à la tête de la fosse de mon grand-père, aux Cèdres. Je me rappelle, comme si c’était hier, de l’avoir vu assis dans cette vieille chaise de chêne, et de l’avoir entendu nous raconter ses voyages aux lacs de l’ouest avec un nommé Bouchard, jeune Français, qui fut envoyé à nos postes de commerce. On ne parcourait pas le monde alors, comme à présent, pour voir des rapides et des chutes.

– C’est donc, dit l’étranger dans l’espoir d’obtenir enfin la clé du manuscrit, quelque récit de ses voyages ?

– Oh ! non, repartit le bonhomme ; Bouchard l’a trouvé sur le rivage du lac Huron, dans un lieu solitaire et sauvage. Asseyez-vous, et je vais vous raconter tout ce que j’en ai entendu dire à mon grand-père : le bon vieillard ! il aimait à parler de ses voyages. » Le petit-fils l’aimait aussi, et l’étranger écouta patiemment le long récit que lui fit son hôte, et qui, en substance, se réduit à ce qui suit :

Il paraît que, vers l’année 1700, le jeune Bouchard et ses compagnons, revenant du lac Supérieur, s’arrêtèrent sur les bords du lac Huron, prés de la baie de Saguinam. D’une éminence, ils aperçurent un village sauvage, ou, en termes de voyageurs, une fumée. Bouchard envoya ses compagnons avec Sequin, son guide sauvage, à ce village, afin d’y obtenir des canots pour traverser le lac ; et, en attendant leur retour, il chercha un endroit où il pût se mettre à couvert. Le rivage était rempli de rochers et escarpé ; mais l’habitude et l’expérience avaient rendu Bouchard aussi agile et aussi hardi qu’un montagnard suisse. Il descendit les précipices en sautant de rocher en rocher, sans éprouver plus de crainte que l’oiseau sauvage qui vole au dessus, et dont les cris seuls rompent le silence de cette solitude. Ayant atteint le bord du lac, il marcha quelque temps le long de l’eau, jusqu’à ce qu’ayant passé une pointe de roche, il arriva à un endroit qui lui parut avoir été fait par la nature pour un lieu de refuge. C’était un petit espace de terre en forme d’amphithéâtre, presque entièrement entouré par des rochers qui, saillant hardiment sur le lac, à l’extrémité du demi-cercle, semblaient y étendre leurs formes gigantesques pour protéger ce temple de la nature. Le terrain était probablement inondé après les vents d’est, car il était mou et marécageux, et parmi les plantes sauvages qui le couvraient il y avait des fleurs aquatiques. Le lac avait autrefois baigné ici, comme ailleurs, la base des rochers ; elle était quelquefois douce et polie, quelquefois rude et hérissée de pointes. L’attention de Bouchard fut attirée par des groseilliers qui s’étaient fait jour à travers les crevasses des rochers, et qui, par leurs feuilles vertes et leurs fruits de couleur de pourpre, semblaient couronner d’une guirlande le front chauve du précipice. Ce fruit est un de ceux que produisent naturellement les déserts de l’Amérique du Nord, et sans doute il parut aussi tentatif à Bouchard que l’auraient pu, dans les heureuses vallées de la France, les plus délicieux fruits des Hespérides. En cherchant l’accès le plus facile à ces groseilles, il découvrit dans des rochers une petite cavité qui ressemblait tellement à un hamac, qu’il semblait que l’art s’était joint à la nature pour la former. Elle avait probablement procuré un lieu de repos au chasseur ou au pêcheur sauvage, car elle était jonchée de feuilles sèches, de manière à procurer une couche délicieuse à un homme accoutumé depuis plusieurs mois à dormir sur une couverture de laine étendue sur la terre nue. Après avoir cueilli des fruits, Bouchard se retira dans la grotte et oublia, pour un temps, qu’il était séparé de son pays par de vastes forêts et une immense solitude. Il écouta les sons harmonieux des vagues légères qui venaient se briser sur les roseaux et les pierres du rivage, et contempla la voûte azurée des cieux et les nuages dorés de l’été. Enfin, perdant le sentiment de cette douce et innocente jouissance, il tomba dans un sommeil profond, dont il ne fut tiré que par le bruit de l’eau fendue par des avirons.

Bouchard jeta ses regards sur le lac, et vit s’approcher du rivage un canot où il y avait trois sauvages, un vieillard, un jeune homme et une jeune femme. Ils débarquèrent non loin de lui, et, sans l’apercevoir, gagnèrent l’extrémité opposée du demi-cercle. Le vieillard s’avança d’un pas lent et mesuré, et levant une espèce de porte formée de joncs et de tiges inflexibles (que Bouchard n’avait pas remarquée), ils entrèrent tous trois dans une cavité du rocher, y déposèrent quelque chose qu’ils avaient apporté dans leurs mains, y demeurèrent quelque temps prosternés, et retournèrent ensuite à pas lents à leur canot. Bouchard suivit des yeux la frêle nacelle sur la verte surface du lac, et, tant qu’il la put voir, il entendit la voix mélodieuse de la jeune femme, accompagnée, à des intervalles réguliers, par celles de ses compagnons, chantant, comme il se l’imaginait, l’explication de leur culte silencieux, car leurs gestes expressifs semblaient montrer d’abord le rivage et ensuite la voûte du ciel.

Dès que le canot eut disparu, Bouchard quitta sa couche, et se rendit à la cellule. Il se trouva que c’était une excavation naturelle, assez haute pour admettre debout un homme de taille ordinaire, et s’étendant en profondeur à plusieurs pieds ; après quoi elle se réduisait à une simple fente entre deux rochers. D’un côté, un petit ruisseau pénétrait par le toit voûté, et tombait en gouttes de cristal dans un bassin naturel qu’il avait creusé dans le roc. Au centre de la grotte était un tas de pierres en forme de pyramide, et sur cette pyramide une soutane et un bréviaire. Il allait les examiner, quand il entendit le coup de sifflet donné pour signal par son guide ; il y répondit par le son de son cor, et, au bout de quelques moments, Sequin descendit du précipice, et fut à côté de lui. Bouchard lui conta ce qu’il avait vu, et Sequin, après un moment de réflexion, dit : « Ce doit être l’endroit dont j’ai si souvent entendu parler nos anciens ; un homme de bien y est mort. Il fut envoyé par le Grand-Esprit pour enseigner de bonnes choses à notre nation, et les Hurons ont encore plusieurs de ses maximes gravées dans leur cœur. Ils disent qu’il a jeûné tout le temps de sa vie, et qu’il doit se régaler maintenant : c’est pourquoi ils lui apportent des provisions de leurs festins. Voyons quelles sont ces offrandes.... » Sequin prit d’abord un tortis fait de fleurs et de rameaux toujours verts : « C’est, dit-il, une offrande de noces » ; et il en conclut que le jeune couple était marié depuis peu. Ensuite venait un calumet : « C’est, dit Sequin, un emblème de paix, le don d’un vieillard. – Et ceci (ajouta-t-il, déroulant une peau qui enveloppait quelques épis mûrs de bled d’Inde), ce sont les emblèmes de l’abondance et des occupations différentes de l’homme et de la femme : le mari fait la chasse aux chevreuils, et la femme cultive le maïs.... »

Bouchard prit le bréviaire, et, en l’ouvrant, un manuscrit tomba d’entre ses feuillets. Il le saisit avec empressement, et il allait l’examiner, quand son guide lui fit remarquer la longueur des ombres sur les lacs, et l’avertit que les canots seraient prêts au lever de la pleine lune. Bouchard était bon catholique, et comme tous les catholiques, un bon chrétien : il honorait tous les saints du calendrier, et révérait la mémoire d’un homme de bien, quand même il n’avait pas été canonisé. Il fit le signe de la croix, dit un Pater, et suivit son guide au lieu du rendez-vous. Il conserva le manuscrit comme un relique saint ; et celui qui tomba dans les mains de notre voyageur, chez le cultivateur canadien, était une copie qu’il en avait tirée pour l’envoyer en France. L’original avait été écrit par le P. Mesnard, dont la mémoire vénérée avait consacré la cellule du lac Huron, et contenait les particularités suivantes :

Le P. Mesnard reçut son éducation au séminaire de Saint-Sulpice. Le dessein courageux et difficile de propager la religion chrétienne parmi les sauvages du Canada paraît s’être emparé de bonne heure de son esprit, et lui avoir inspiré l’ardeur d’un apôtre et la résolution d’un martyr. Il vint en Amérique sous les auspices de madame de Bouillon, qui, quelques années auparavant, avait fondé l’Hôtel-Dieu de Montréal. De son aveu et avec son aide, il s’établit à un village d’Outaouais, sur les bords du lac Saint-Louis, au confluent de la Grande-Rivière et du fleuve Saint-Laurent. Ses pieux efforts gagnèrent quelques sauvages au christianisme et aux habitudes de la vie civilisée ; et il persuada à d’autres de lui amener leurs enfants, pour être façonnés à un joug qu’ils n’étaient pas en état de porter eux-mêmes.

Un jour, un chef des Outaouais amena au P. Mesnard deux jeunes filles qu’il avait enlevées aux Iroquois, nation puissante et fière, jalouse des empiétements des Français, et résolue de chasser de son territoire tous ceux qui faisaient profession d’enseigner ou de pratiquer la religion catholique. Le chef outaouais présenta les jeunes filles au Père en lui disant : « Ce sont les enfants de mon ennemi, de Talasco, le plus puissant chef des Iroquois, l’aigle de sa tribu ; il déteste les chrétiens : fais des chrétiennes de ses deux filles, et je serai vengé. » C’était la seule vengeance à laquelle le bon Père eût voulu prendre part. Il adopta les jeunes filles au nom de l’église Saint-Joseph, à qui il les consacra, se proposant, lorsqu’elles seraient parvenues à l’âge de faire des vœux volontaires, de les leur faire prendre parmi les religieuses de l’Hôtel-Dieu. Elles furent baptisées sous les noms de Rosalie et de Françoise. Elles vécurent dans la cabane du P. Mesnard, et y furent soigneusement accoutumées aux prières et aux pénitences de l’Église. Rosalie était naturellement dévote : le Père rapporte plusieurs exemples étonnants de ses mortifications volontaires ; il loue la piété de Rosalie avec l’exaltation d’un véritable enfant de l’Église. Cependant, la religion à part, il semble avoir eu plus de tendresse pour Françoise, qu’il ne nomme jamais sans quelque épithète qui exprime l’affection ou la piété. Si Rosalie était comme le tournesol, qui ne vit que pour rendre hommage à un seul objet, Françoise ressemblait à une plante qui étend ses fleurs de tous côtés, et fait part de ses parfums à tous ceux qui s’en approchent. Le Père Mesnard dit qu’elle ne pouvait pas prier en tout temps ; qu’elle aimait à se promener dans les bois, à s’asseoir au bord d’une cascade, à chanter une chanson de son pays natal, etc. Elle évitait toute rencontre avec les Outaouais, parce qu’ils étaient les ennemis de ses compatriotes. Le P. Mesnard se plaint qu’elle omettait quelquefois ses exercices de piété ; mais il ajoute qu’elle ne manquait jamais aux devoirs de la bienfaisance.

Un jour que le P. Mesnard était aux Cèdres pour une affaire de religion, Françoise entra en hâte dans la cabane. Rosalie était à genoux devant un crucifix. Elle se leva en voyant entrer sa sœur, et lui demanda d’un ton de reproche où elle avait été courir. Françoise lui répondit qu’elle venait des Sycomores, chercher des plantes pour teindre les plumes des souliers de noces de Julie.

« Tu t’occupes trop de noces, répondit Rosalie, pour une personne qui ne doit penser qu’à un mariage céleste. – Je ne suis pas encore religieuse, repartit Françoise. Mais, Rosalie, ce n’était pas des noces que je m’occupais. Comme je revenais par le bois, j’ai entendu des gens parler ; nos noms ont été prononcés, non pas nos noms de baptême, mais ceux que nous portions à Onnontagué. – Sûrement tu n’as pas osé t’arrêter pour écouter, s’écria sa sœur. – Je n’ai pu m’en empêcher, Rosalie : c’était la voix de notre mère. »

Des pas qui s’approchaient en ce moment firent tressaillir les jeunes filles : elles regardèrent, et virent leur mère Genanhatenna tout près d’elles. Rosalie tomba à genoux devant le crucifix ; Françoise courut vers sa mère, dans le ravissement d’une joie naturelle. Genanhatenna, après avoir regardé ses enfants en silence pendant quelques instants, leur parla avec toute l’énergie d’une émotion puissante et irrésistible. Elle les conjura, leur ordonna de s’en retourner avec elle vers leur nation. Rosalie écouta froidement, et sans rien dire, les paroles de sa mère. Françoise, au contraire, appuya la tête sur ses genoux et pleura amèrement ; sa résolution était ébranlée. Genanhatenna se lève pour partir ; le moment de la décision ne pouvait plus se différer. Alors Françoise presse contre ses lèvres la croix qui pendait à son cou, et dit : « Ma mère, j’ai fait un vœu chrétien, et je ne dois pas, le violer.

– Viens donc avec moi dans le bois, repartit la mère ; s’il faut que nous nous séparions, que ce soit là. Viens vite, le jeune chef Allewemi m’attend ; il a exposé sa vie pour venir avec moi ici. Si les Outaouais l’aperçoivent, leurs lâches esprits les feront se glorifier d’une victoire sur un seul homme.

– N’y va pas, lui dit tout bas Rosalie, il n’y a pas de sûreté à quelques centaines de pas de nos cabanes. » Françoise était trop émue pour pouvoir écouter les conseils de la prudence : elle suivit sa mère. Lorsqu’elles furent arrivées dans le bois, Genanhatenna renouvela ses pressantes instances : « Ah ! Françoise, dit-elle, on te renfermera dans des murs de pierre, où tu ne respireras plus l’air frais, où tu n’entendras plus le chant des oiseaux, ni le murmure des eaux. Ces Outaouais où tué tes frères ; ton père était le plus grand arbre de nos forêts, mais maintenant ses branches sont toutes coupées ou desséchées, et si tu ne reviens pas, il meurt sans laisser un seul rejeton. Hélas ! hélas ! j’ai mis au monde des fils et des filles, et il faut que je meure sans enfants. »

Le cœur de Françoise fut attendri : « Je m’en retourne, je m’en retourne avec toi, ô ma mère ! s’écria-t-elle ; promets-moi que mon père me permettra d’être chrétienne.

 – Je ne le puis, Françoise, répliqua Genanhatenna : ton père a juré par le dieu d’Aréouski que nulle chrétienne ne vivra parmi les Iroquois.

– Alors, ma mère, dit Françoise reprenant toute sa résolution, il faut que nous nous séparions. J’ai été marquée de cette marque sainte en faisant le signe de la croix, et je ne dois plus hésiter.

– En est-il ainsi ? » s’écria sa mère ; et, refusant d’embrasser sa fille, elle frappa dans ses mains et poussa un cri qui retentit dans toute la forêt. Il y fut répondu par un cri plus sauvage encore, et en un moment Talasco et le jeune Allewemi furent près d’elle. « Tu es à moi, s’écria Talasco, vive ou morte, tu es à moi. » La résistance aurait été vaine. Françoise fut placée entre les deux sauvages et entraînée... Comme ils sortaient du bois, ils furent rencontrés par un parti de Français, armés et commandés par un jeune officier avide d’aventures. Il aperçut au premier coup d’œil l’habillement européen de Françoise, comprit qu’elle devait être captive, et résolut de la délivrer. Il banda son fusil et visa Talasco. Françoise fut prompte à se mettre devant lui, et cria en français qu’il était son père. « Délivrez-moi, dit-elle, mais épargnez mon père, ne le retenez pas : les Outaouais sont ses ennemis mortels ; ils lui feront souffrir mille tourments avant de le mettre à mort, et sa fille en serait la cause. »

Talasco ne dit rien ; il se prépara à l’issue, quelle qu’elle dût être, avec une force sauvage. Il dédaigna de demander la vie, qu’il aurait été fier de sacrifier sans murmure ; et lorsque les Français défilèrent à droite et à gauche pour le laisser passer, il marcha seul en avant, sans qu’un seul de ses regards, un seul mot de sa bouche, témoignât qu’il croyait recevoir d’eux une faveur. Sa femme le suivit. « Ma mère, lui dit Françoise de la voix de la tendresse, encore un mot avant de nous séparer.

– Encore un mot ! répondit Genanhatenna. Oui, ajouta-t-elle après un moment de silence, encore un mot – Vengeance ! Le jour de la vengeance de ton père viendra, j’en ai entendu la promesse dans le souffle des vents et le murmure des eaux ; il viendra ! »

Françoise s’inclina comme si elle eût été convaincue de la vérité de ce que lui prédisait sa mère ; elle prit son rosaire et invoqua son saint patron. Le jeune officier, après un moment de silence respectueux, lui demanda où elle voulait qu’il la conduisît. « Au Père Mesnard, répondit-elle. – Au P. Mesnard ? repartit l’officier. Le P. Mesnard est le frère de ma mère, et je me rendais chez lui quand j’ai eu le bonheur de vous rencontrer. »

Cet officier se nommait Eugène Brunon. Il demeura quelques jours à Saint-Louis. Rosalie était occupée de divers devoirs religieux préparatoires à son entrée dans le couvent. Elle ne vit pas les étrangers, et elle fit des reproches à Françoise de ce qu’elle ne prenait plus part à ses actes de dévotion. Françoise apporta pour excuse qu’elle était occupée à mettre la maison en état de procurer l’hospitalité ; mais lorsqu’elle fut exemptée de ce devoir par le départ d’Eugène, elle ne sentit pas renaître son goût pour la vie religieuse. Eugène revint victorieux de l’expédition dont il avait été chargé par le gouvernement. Alors, pour la première fois, le P. Mesnard soupçonna quelque danger que le couvent Saint-Joseph ne perdît la religieuse qu’il lui avait destinée, et quand il lui rappela qu’il l’avait vouée à la vie monastique, elle lui déclara franchement qu’Eugène et elle s’étaient réciproquement juré de s’épouser. Le bon Père la réprimanda et lui représenta, dans les termes les plus forts, le péché qu’il y avait d’arracher un cœur à l’autel pour le dévouer à un amour terrestre. Mais elle lui répondit qu’elle ne pouvait être liée par des vœux qu’elle n’avait pas faits elle-même. « Ô mon Père, ajouta-t-elle, que Rosalie soit une religieuse et une sainte ; pour moi, je puis servir Dieu d’une autre manière.

– Et vous pouvez être appelée à le faire, mon enfant, reprit le religieux d’un ton solennel, d’une manière que vous n’imaginez pas. – Si c’est le cas, mon bon Père, dit la jeune fille en souriant, je suis persuadée que j’éprouverai la vertu de vos soins et de vos prières pour moi. » Ce fut la réponse badine d’un cœur léger et exempt de soucis ; mais elle fit sur l’esprit du religieux une impression profonde, qui fut augmentée par les circonstances subséquentes. Une année se passa. Rosalie fut admise au nombre des religieuses de l’Hôtel-Dieu. Eugène allait fréquemment à Saint-Louis ; et le P. Mesnard, voyant qu’il serait inutile de s’opposer plus longtemps à son union avec Françoise, leur administra lui-même le sacrement de mariage. Ici le Père interrompt son récit, pour exalter l’union de deux cœurs purs et aimants, et dit qu’après la consécration religieuse, c’est l’état le plus agréable à Dieu.

Le long et tédieux hiver du Canada était passé ; l’Outaouais gonflé avait rejeté son manteau de glace, et proclamé sa liberté du ton de la joie ; l’été était revenu dans toute sa vigueur, et couvrait d’une fraîche verdure les bois et les vallons du Saint-Louis. Le P. Mesnard, suivant sa coutume journalière, avait à visiter les cabanes de son petit troupeau ; il s’arrêta devant la croix qu’il avait fait ériger au centre du village ; il jeta ses regards sur les champs préparés pour la moisson de l’été, sur les arbres fruitiers enrichis de bourgeons naissants ; il vit les femmes et les enfants travaillant avec ardeur dans leurs petits jardins, et il éleva son cœur vers Dieu, pour le remercier de s’être servi de lui pour retirer ces pauvres sauvages d’une vie de misère. Il jeta les yeux sur le symbole sacré, devant lequel il s’agenouilla, et vit une ombre passer dessus. Il crut d’abord que c’était celle d’un nuage qui passait ; mais quand, ayant parcouru des yeux la voûte du ciel, il la vit sans nuages, il ne douta point que ce ne fût le présage de quelque malheur. Pourtant, lorsqu’il rentra dans sa cabane, la vue de Françoise dissipa ses sinistres pressentiments. « Sa face, dit-il, était rayonnante comme le lac lorsque, par un temps calme, le soleil brille dessus. » Elle avait été occupée à orner avec sa dextérité naturelle une écharpe pour Eugène ; elle la présenta au P. Mesnard lorsqu’il entra. « Voyez, lui dit-elle, mon Père ; je l’ai achevée, et j’espère qu’Eugène ne recevra jamais une blessure pour la souiller. Ah ! ajouta-t-elle, il va être ici tout à l’heure : j’entends retentir dans l’air le chant des bateliers français. » Le bon Père aurait été tenté de lui dire qu’elle s’occupait trop d’Eugène ; mais il ne put se résoudre à réprimer les flots d’une joie bien pardonnable au jeune âge, et il se contenta de lui dire en souriant qu’il espérait qu’après son premier mois de mariage elle retournerait à ses prières et à ses pratiques de dévotion. Elle ne lui répondit pas, car en ce moment elle aperçut son époux, et courut à sa rencontre avec la vitesse du chevreuil. Le P. Mesnard les vit comme ils s’approchaient de la cabane : le front d’Eugène portait les marques de la tristesse, et quoiqu’il s’égayât un peu aux caresses enfantines de Françoise, ses pas précipités et sa contenance troublée faisaient voir clairement qu’il appréhendait quelque malheur. Il laissa Françoise le devancer, et, sans qu’elle s’en aperçût, il fit signe au P. Mesnard, et lui dit : « Mon Père, le danger est proche. On a conduit hier une prisonnière Iroquoise à Montréal, qui a avoué qu’un parti de sa tribu était en campagne pour une expédition secrète. J’ai vu des canots étrangers mouillés dans une anse de l’île aux Cèdres. Il faut que vous vous rendiez de suite à Montréal, avec Françoise, dans mon bateau.

– Quoi ! s’écria le Père, pensez-vous que j’abandonnerai mes pauvres ouailles au moment où les loups viennent pour fondre sur elles !

– Vous ne pourrez les défendre, mon Père, s’écria Eugène.

– Eh bien ! je mourrai avec elles, repartit le Père.

– Non, mon Père, s’écria Eugène, vous ne serez pas si téméraire. Partez, sinon pour vous-même, du moins pour ma pauvre Françoise : que deviendra-t-elle si nous sommes tués ? Les Iroquois ont juré de se venger d’elle, et ils sont aussi féroces et aussi cruels que des tigres. Partez, je vous en conjure ; à chaque instant la mort s’approche de nous. Les bateliers ont ordre de vous attendre à la Pointe-aux-Herbes ; prenez votre route par les érables. Je dirai à Françoise que Rosalie la fait demander, et que j’irai la joindre demain. Partez, mon Père, partez sans différer.

– Oh ! mon fils, je ne puis partir ; le vrai berger ne peut abandonner son troupeau. »

Le bon Père demeura inflexible, et l’unique alternative fut d’avertir Françoise du danger, et de l’engager à partir seule. Elle refusa positivement de partir sans son mari. Eugène lui représenta qu’il serait déshonoré pour la vie s’il abandonnait, au moment du danger, un établissement que son gouvernement avait confié à sa garde. « Je donnerais volontiers ma vie pour vous, Françoise, lui dit-il, mais mon honneur est un dépôt sacré pour vous, pour mon pays ; je ne puis m’en dessaisir. » Ses prières se changèrent en commandements.

« Oh ! ne vous fâchez pas contre moi, lui dit Françoise, je partirai ; mais je ne crains pas de mourir ici avec vous. » À peine eut-elle prononcé ces paroles que des sons effrayants retentirent dans l’air. « C’est le cri de guerre de mon père, s’écria-t-elle : saint Joseph, secourez-nous, nous sommes perdus ! » La pauvre Françoise se jeta au cou de son époux, le tint longtemps serré dans ses bras, avec une tristesse mêlée d’angoisses, et courut vers le bois. Le terrible cri de guerre suivit, et elle entendit en même temps ces mots comme si on les eût dits, d’une voix aigre, à l’oreille : « Vengeance, le jour de la vengeance de ton père viendra. » Elle atteignit le bois, et monta sur une hauteur d’où, sans être vue, elle pouvait jeter ses regards sur la plaine verdoyante. Elle s’arrêta un instant ; les canots iroquois avaient doublé la pointe de l’île, et arrivaient comme des vautours qui fondent sur leur proie. Les Outaouais sortirent précipitamment de leurs cabanes, armés les uns de fusils, les autres d’arcs et de flèches. Le P. Mesnard gagna le pied de la croix, d’un pas lent mais assuré, et s’agenouilla, en apparence aussi peu inquiet à l’approche de la tempête et aussi calme qu’il avait coutume de l’être à sa prière de vêpres. « Ah ! disait Françoise en elle-même, la première flèche qui l’atteindra boira son sang de vie ! » Eugène se trouvait partout en même temps, poussant les uns en avant, et arrêtant les autres ; et en quelques instants tous furent rangés en bataille autour du crucifix.

Les Iroquois étaient débarqués. Françoise oublia alors la promesse qu’elle avait faite à son époux ; elle oublia tout dans l’intérêt intense qu’elle prenait à l’issue du combat. Elle vit le P. Mesnard s’avancer à la tête de sa petite troupe et faire un signal à Talasco. « Ah ! saint père, s’écria-t-elle, tu ne connais pas l’aigle de sa tribu ; tu adresses des paroles de paix à un tourbillon de vent. » Talasco banda son arc. Françoise tomba sur ses genoux. « Dieu de miséricorde, protégez-le », s’écria-t-elle. Le P. Mesnard tomba percé par une flèche. Les Outaouais furent frappés d’une terreur panique. En vain Eugène les pressa-t-il de tirer ; tous, à l’exception de cinq, tournèrent le dos à l’ennemi et prirent la fuite. Eugène paraissait déterminé à vendre sa vie aussi cher que possible. Les sauvages se jetèrent sur lui et ses braves compagnons avec leurs couteaux et leurs casse-têtes. « Il faut qu’il meure », cria Françoise ; et elle sortit précipitamment, et comme par instinct, de sa retraite. Un cri de triomphe lui apprit que la bande de son père l’avait aperçue. Elle vit son époux pressé de tous côtés. « Ah ! épargnez-le, épargnez-le, cria-t-elle, il n’est pas votre ennemi. » Son père jeta sur elle un regard de colère et s’écria : « Quoi ! un Français, un chrétien, ne serait pas mon ennemi ! » Et il se remit à l’œuvre de la mort. Françoise se jeta au plus fort de la mêlée. Eugène jeta un cri de douleur en l’apercevant : il avait combattu comme un lion, lorsqu’il avait cru qu’il lui gagnait du temps pour la fuite ; mais lorsqu’il eut perdu l’espoir de la sauver, ses bras perdirent leurs forces, et il tomba épuisé. Françoise tomba près de lui, elle l’embrassa et colla sa joue contre la sienne. Pour un moment, ces sauvages ennemis reculèrent et la regardèrent en silence ; mais leurs féroces passions ne furent suspendues que pour un instant. Talasco leva son casse-tête. « Ne le frappe pas, mon père, dit Françoise d’une voix faible, il est mort. – Eh bien ! qu’il porte la cicatrice de la mort », reprit l’inexorable barbare, et d’un coup il sépara la tête d’Eugène de ses épaules. Un cri prolongé s’éleva dans l’air, et Françoise devint aussi insensible que le tronc qu’elle tenait embrassé. L’œuvre de la destruction se poursuivit ; les huttes des Outaouais furent brûlées ; les femmes et les enfants périrent dans un massacre général.

Le Père rapporte que, dans la furie de l’assaut, on passa près de lui, étendu et blessé comme il était, sans le remarquer ; qu’il demeura sans connaissance jusqu’à minuit ; qu’alors il se trouva près de la croix, ayant à côté de lui un vase plein d’eau et un gâteau sauvage. Il fut d’abord étonné ; mais il crut devoir ce secours opportun à quelque Iroquois compatissant. Il languit longtemps dans un état d’extrême débilité, et lorsqu’il se fut rétabli, trouvant toutes les traces de culture effacées à Saint-Louis, et les Outaouais disposés à attribuer leur défaite à l’effet énervateur de ses doctrines de paix, il prit la résolution de pénétrer plus avant dans le désert pour y jeter la bonne semence, et abandonner la moisson au maître du champ. Dans son pèlerinage, il rencontra une fille outaouaise qui avait été emmenée de Saint-Louis avec Françoise, et qui lui raconta tout ce qui était arrivé à son élève chérie, depuis son départ jusqu’à son arrivée au principal village des Onnontagués.

Pendant quelques jours, elle demeura dans un état de stupeur, et fut portée sur les épaules des sauvages. Son père ne lui parla point, et ne s’approcha point d’elle ; mais il permit à Allewemi de lui rendre toutes sortes de bons offices. Il était évident qu’il se proposait de donner sa fille en mariage à ce jeune chef. Lorsqu’ils arrivèrent à Onnontagués, les guerriers de la tribu vinrent au devant d’eux, parés des habits de la victoire, consistant en peaux précieuses et en bonnets de plumes des plus brillantes couleurs. Ils saluèrent tous Françoise ; mais elle était comme une personne sourde, muette et aveugle. Ils chantèrent leurs chansons de félicitation et de triomphe, et la voix forte du vieux Talasco grossit le chorus. Françoise marchait d’un pas ferme, elle ne pâlissait point ; mais elle avait les yeux abattus, et ses traits étaient fixes comme ceux d’une personne morte. Une fois, pourtant, comme elle passait devant la cabane de sa mère, son âme sembla être émue par quelques souvenirs de son enfance, car on lui vit les yeux mouillés de larmes. La procession gagna le gazon, lieu qui, dans chaque village, est destiné à la tenue des conseils et aux amusements. Les sauvages formèrent un cercle autour du vieux chêne ; les vieillards s’assirent ; les jeunes gens se tinrent respectueusement hors du cercle. Talasco se leva, tira de son sein un rouleau, et, coupant la corde qui l’attachait, il le laissa tomber à terre. « Frères et fils, dit-il, voyez les chevelures des Outaouais chrétiens ; leurs corps pourrissent sur les sables de Saint-Louis. Qu’ainsi périssent tous les ennemis des Iroquois ! Mes frères, voyez mon enfant, le dernier rejeton de la maison de Talasco ; je l’ai arrachée du sol étranger où nos ennemis l’avaient plantée ; elle sera replacée dans la plus chaude vallée de notre pays, si elle consent à épouser le jeune chef Allewemi, et abjure ce signe » ; et il toucha en même temps, de la pointe de son couteau, le crucifix qui pendait au cou de Françoise. Il s’arrêta un moment. Françoise ne leva pas les yeux, et il ajouta d’une voix de tonnerre : « Écoute, enfant : si tu ne te rallies point à ta nation, si tu n’abjures point ce signe qui te fait connaître pour l’esclave des chrétiens, je te sacrifierai, comme je l’ai juré avant d’aller au combat, je te sacrifierai au dieu Aréouski. La vie et la mort sont devant toi : parle. »

– Non, dit l’un des sauvages : le tendre bourgeon ne doit pas être si précipitamment condamné au feu. Attends jusqu’au soleil du matin ; souffre que ta fille soit conduite à la cabane de Genanhatenna : la voix de sa mère ramènera au nid le petit qui s’égare. »

Française se tourna avec vitesse vers son père, et, se frappant les deux mains, elle s’écria : « Ah ! ne le faites pas, ne m’envoyez pas à ma mère, c’est la seule faveur que je vous demande. Je puis endurer tous les autres tourments : percez-moi de ces couteaux sur lesquels le sang de mon époux est à peine séché : consumez-moi dans vos feux ; je ne fuirai aucune torture, une martyre chrétienne peut souffrir avec autant de courage que le plus fier captif de votre tribu.

– Ah ! s’écria le père avec transport, le pur sang des Iroquois coule dans ses veines : préparez le bûcher ; les ombres de cette nuit couvriront ses cendres. »

Pendant que les jeunes gens exécutaient cet ordre, Françoise fit signe à Allewemi d’approcher : « Tu es un chef, lui dit-elle, tu as de l’autorité : délivre cette pauvre fille outaouaise de sa captivité ; envoie-la à ma sœur Rosalie, et qu’elle lui dise que, si un amour terrestre s’est interposé une fois entre le ciel et moi, la faute est expiée. J’ai plus souffert dans l’espace de quelques heures, de quelques instants, que toute sa confrérie ne peut souffrir par une longue vie de pénitence. Qu’elle dise qu’à mon extrémité je n’ai pas abjuré la croix, mais que je suis morte courageusement. » Allewemi lui promit de faire tout ce qu’elle lui demandait, et accomplit fidèlement sa promesse.

Un enfant de la foi, un martyr, ne meurt pas sans l’assistance des esprits célestes : l’expression du désespoir disparut, dès cet instant, du visage de Françoise ; une joie surnaturelle rayonna dans ses yeux, qu’elle leva vers le ciel ; son âme parut impatienté de sortir de sa prison ; elle monta sur le bûcher avec prestesse et alacrité, et, s’y tenant debout, elle dit : « Que je me trouve heureuse qu’il me soit donné de mourir dans mon pays, de la main de mes parents, à l’exemple de mon Sauveur, qui a été attaché à la croix par ceux de sa nation ! » Elle pressa alors le crucifix contre ses lèvres, et fit signe aux bourreaux de mettre le feu au bûcher. Ils demeurèrent immobiles, leurs tisons ardents à la main : Françoise semblait être un holocauste volontaire, non une victime. Sa constance victorieuse mit son père en fureur : il sauta sur le bûcher, et, lui arrachant des mains le crucifix, il tira son couteau de son ceinturon, et lui fit sur le sein une incision en forme de croix. « Voilà, dit-il, le signe que tu aimes, le signe de ta ligue avec les ennemis de ton père, le signe qui t’a rendue sourde à la voix de tes parents ! »

– Je te remercie, mon père, répliqua Françoise en souriant d’un air de triomphe : j’ai perdu la croix que tu m’as ôtée ; mais celle que tu m’as donnée, je la porterai même après ma mort. »

Le feu fut mis au bûcher, les flammes s’élevèrent, et la martyre iroquoise y périt.

1827.

 

 

 

J. HUSTON, Légendes canadiennes, 1853.

 

 

 

 

 

 

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