Une bonne action de Rabelais

 

(en l’an 1553)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul LACROIX

(le bibliophile Jacob)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL y avait, en 1552, un pauvre homme d’origine juive qui s’était établi dans une misérable hutte, en plein bois, aux environs du village de Meudon. On ne savait pas d’où il venait et personne ne s’en inquiétait, car, depuis son arrivée dans le pays, il n’avait eu de rapport avec personne. Il ne sortait que la nuit et ne se montrait jamais pendant le jour ; la porte de sa cabane restait fermée à tout venant : on en voyait sortir quelquefois ses deux enfants, une petite fille de douze ans et un petit garçon de neuf ans à peine, qui étaient seuls chargés de pourvoir aux besoins de la triste famille. Quant à la mère de ces enfants, on ne l’avait point encore aperçue ; on la disait fort malade, et l’on se demandait parfois si elle n’était pas morte sans que son mari eût averti le curé pour lui administrer les derniers sacrements et la faire enterrer.

– C’est un vilain juif ! disaient entre elles dix ou douze paysannes qui passaient pour aller au marché de Meudon, en se montrant de loin à travers bois le toit de mousse de la maisonnette mystérieuse. On ne l’a pas encore vu entrer dans l’église, voire même s’agenouiller sous le porche, comme les excommuniés qui font pénitence et qui attendent là une absolution plénière.

– C’est plutôt quelque bohémien qui se sera séparé de sa bande, dit la plus vieille de ces paysannes. Les bohémiens ne croient ni à Dieu ni à diable ; ils n’ont ni église ni curé ; ils naissent sans baptême et meurent comme des chiens, après avoir couru le monde en vivant de vols et de pilleries, car le meilleur métier, selon eux, est de tromper les pauvres gens et de s’enrichir aux dépens des chrétiens.

– Oh ! m’est avis que celui-ci ne s’est point enrichi et ne s’enrichira jamais ! dit en riant une commère, qui désignait du doigt la fille du prétendu bohémien, vêtue de haillons sordides, courant pieds nus sur le bord de la route et disparaissant tout à coup dans les taillis. Avez-vous vu la petite mendiante, qui s’enfuit à notre approche, comme une biche en chasse ?

– Nenni dea ! reprit une autre : elle ne mendie mie que je sache ! Bien au contraire ; elle est fière et orgueilleuse autant et plus qu’une princesse, et quand elle porte son pain à cuire au four banal, elle ne parle à quiconque et s’en va seule courant, et ne demandant rien à ceux ou à celles qui lui donneraient de bon cœur l’aumône pour l’amour de Jésus-Christ et de sa bienheureuse mère Notre-Dame.

– Si elle ne mendie et si le père ne vole, répliquèrent quelques bonnes langues, on ne comprend pas comment ils peuvent vivre de l’air du temps ; aussi bien, la farine coûte cher cette année, et il faut du vrai argent pour en acheter chez le boulanger.

– Ce n’est pas l’argent qui leur manque, ce dit-on, s’écria une de ces femmes avec la satisfaction de paraître en savoir plus que les autres. La fillette a la renommée d’être habile à faire de la dentelle, et le garçonnet, qui a la malice d’un singe, fait la chasse aux vipères, qu’il s’en va vendre à Paris aux apothicaires pour faire des drogues.

– Il y a plus, ajouta une autre en baissant la voix, ce coquin de bohémien s’est emparé d’un champ en friche qui appartenait à défunt Jean le Court et qui est tombé en déshérence depuis sa mort. Le champ n’est pas de trop riche terre, de telle sorte qu’il y poussait plus d’ivraie que de froment, mais ce diable d’homme le cultive, au clair de la lune, et y sème des plantes vénéneuses, que lui achètent les sorciers pour en faire des philtres et des poisons. Écoutez bien cela et n’en soufflez mot, mes commères. C’est ce que m’a conté le gros chantre de l’église de Meudon...

– Silence ! interrompit celle qui marchait en avant. Voici venir messire le recteur, notre bon et digne curé, qui se rend au château pour visiter notre révéré seigneur le duc de Guise et madame la duchesse.

Le recteur et curé du village de Meudon était alors un savant illustre, un écrivain de grand renom, le fameux François Rabelais, qui avait été tour à tour prêtre et cordelier dans le couvent de Fontenay-le-Comte, médecin de l’hôpital de Lyon, médecin et secrétaire du cardinal du Bellay à Rome, religieux séculier de l’abbaye de Saint-Maur-des-Fossés près de Paris, et qui s’était fait connaître non seulement par des ouvrages de science médicale et d’érudition littéraire, mais encore par une admirable satire de la société tout entière, ainsi que des mœurs et des idées de son temps, intitulée la Vie du grand géant Gargantua et les Faits et prouesses de son fils Pantagruel, espèce de roman fantastique dans lequel la plus haute raison se cachait sous un masque de bouffonnerie extravagante.

Rabelais avait alors près de soixante-dix ans ; il était de taille moyenne, avec un embonpoint florissant qui témoignait de sa belle santé ; il portait la tête haute et droite, marchant d’un pas ferme et presque solennel ; sa figure, toujours souriante, empreinte à la fois de bonté et de malice, inspirait de prime abord la sympathie et la confiance ; malgré son grand âge attesté par ses cheveux blancs, rien n’accusait en lui la décrépitude ni la sénilité. C’était un vieillard qui conservait les forces et les apparences de la jeunesse.

Son costume annonçait un médecin de la Faculté ou un docteur de Sorbonne, plutôt qu’un homme d’église ; il était coiffé d’une sorte de toque ou bonnet carré en velours noir, qu’on appelait barrette et qui cachait sa calotte de cuir bouilli ; il n’avait ni rabat, ni surplis, mais une longue robe ample et flottante, boutonnée par devant, en étoffe de grosse laine ou étamine noirâtre ; il avait les mains nues et s’appuyait sur un gros bâton en bois d’ébène à pomme d’ivoire. C’était là, il est vrai, un habillement de cérémonie, puisqu’il venait rendre visite à ses bons paroissiens, le seigneur et la dame du château de Meudon, où il était toujours le bienvenu et l’hôte désiré ; mais, d’ordinaire, quand il allait voir les malades, faire l’aumône aux pauvres ou consoler les affligés, il n’était pas autrement vêtu qu’en bon paysan, avec des grosses bottes qu’on nommait des houscaux, une casaque de bure usée et des grègues ou caleçon flottant, un large chapeau de feutre gris à grands bords rabattus, et, en temps de pluie, une galvardine ou manteau court par-dessus ses vêtements.

– Or çà, mes enfants ! dit Rabelais aux paysannes qui s’étaient arrêtées respectueusement à vingt pas de lui, pour le laisser passer, sans le déranger de son chemin, Dieu vous garde, mes chères sœurs en Jésus-Christ !

– Monsieur le curé, répondit une des plus vieilles au nom de ses compagnes, nous prions Dieu qu’il vous accorde bonne vie et longue !

– Or çà, reprit gaîment le curé, vous n’avez pas besoin de moi ce matin, puisque vous n’allez point à l’église, m’est avis, et vous me semblez de trop belle humeur pour penser à venir au confessionnal ? Donc je vous avertis que j’ai fait dire la messe par mon vicaire de meilleure heure, et que je m’en vais de ce pas chez monseigneur le duc de Guise, qui m’a envoyé chercher, avant l’aube, pour assister un de ses vieux serviteurs au lit de mort.

– Nous l’aiderons de nos prières à entrer en paradis ! répliquèrent plusieurs villageoises en se signant.

– D’où venez-vous, bonnes femmes ? leur demanda familièrement Rabelais. Êtes-vous contentes de vos maris, de vos enfants, de vos vaches et de vos volailles ?

– Grand merci, messire ! repartit la plus délurée de la compagnie. Nous venons de Vélisy, à travers bois, et nous apportons au marché de Meudon du lait, des œufs et des herbes, pendant que nos hommes travaillent.

– Oui dà, mes enfants ! s’écria le bon curé, en hochant la tête et clignant de l’œil. N’êtes-vous pas un peu trop imprudentes de faire route ainsi, en pleine nuit, par les bois, sans escorte ni sauvegarde ?

– Oh ! notre bon père, dit une vieille, ce n’est pas la saison des loups, et nous sommes en assez bon nombre pour leur faire peur et les mettre en fuite s’ils nous rencontraient au passage.

– Bah ! la mère ! objecta plaisamment Rabelais, souvenez-vous du dicton : « Le plus méchant loup, c’est un méchant homme. »

Ce proverbe populaire donna sujet de rire aux femmes de Vélisy, qui avaient entendu parler de la gaîté du curé de Meudon et qui se sentaient d’humeur à y répondre. Mais Rabelais n’avait pas le temps de faire une plus longue station sur la route du château.

– Or çà, mes filles ! leur dit-il, ne vous attardez pas trop au marché, car on vous attend dans vos demeures et l’on vous gronderait quand vous rentreriez !

Les paysannes s’apprêtèrent à suivre ce bon conseil et, avant de s’éloigner, elles prièrent le curé de leur donner sa bénédiction : il la leur donna de bon cœur et paternellement.

– Nous faisons des vœux, dit une de ces femmes, pour que votre sainte bénédiction, monsieur le curé, s’étende jusqu’à ce scélérat de juif ou de bohémien qui est venu avec ses louveteaux se loger dans nos bois, à seule fin de nous porter malheur.

– Je ne sais si c’est un bohémien ou un juif, reprit sévèrement Rabelais, mais à coup sûr ce n’est pas un scélérat : c’est un pauvre homme qui mérite qu’on le plaigne, et qu’on lui vienne en aide, parce qu’il est malheureux.

Rabelais s’éloigna, en laissant les paysannes un peu confuses de la leçon qu’il leur avait donnée et qui leur rappela que le curé de Meudon passait dans le pays pour un partisan déguisé de la Réforme calviniste.

L’Angélus était sonné à l’église du village, quand le curé revint du château où il avait passé toute la journée avec le duc et la duchesse de Guise. Le jour commençait à baisser, et l’on voyait dans le lointain les vapeurs du soir monter et s’étendre au-dessus des bois qui environnaient le village. En approchant d’un sentier qui conduisait dans la forêt, Rabelais crut entendre des sanglots étouffés, et il aperçut à quelque distance une jeune fille immobile au pied d’un arbre. Il s’approcha rapidement et retint par le bras cette jeune fille qui se disposait à s’enfuir.

– Vous pleurez, mon enfant ? lui dit-il avec douceur. Avez-vous donc sujet de pleurer, à votre âge où tout est si bon et si beau dans la vie ! Quelle est la cause de vos larmes ? Je serais heureux de pouvoir les essuyer et de vous faire gaie et joyeuse.

– Est-ce que je pleure, mon très honoré seigneur ? dit-elle, en dévorant ses sanglots. Je ne pleure pas, reprit-elle avec un accent de dépit et de colère, non, je ne pleure pas, mais les gens de ce pays sont bien méchants !

– Ils sont comme partout, pauvre petite ! répliqua Rabelais, qui regardait avec intérêt cette jeune fille, misérablement vêtue, mais dont la physionomie intelligente ne manquait ni de distinction ni de fierté. Il y a sans doute plus de méchants que de bons, mais aussi il y a plus de bêtes que de méchants. Vous a-t-on fait du mal ? Auriez-vous à vous plaindre de quelqu’un ? C’est un devoir pour moi de vous faire rendre justice et de vous prendre sous ma protection.

– Il faut que vous ne soyez pas de ce pays-ci, monseigneur, pour être aussi bon que vous êtes, dit l’enfant, reprenant confiance et se hasardant à regarder en face Rabelais, qui la regardait également avec bonté. Je n’ai rencontré que des méchants, excepté vous, depuis que nous sommes à demeure dans la seigneurie de Meudon.

– Ah ! vous faites partie de ma paroisse ? lui demanda Rabelais, qui ne put se défendre d’un mouvement de curiosité. Je ne crois pourtant pas vous avoir encore vue à l’église ?

La jeune fille ne répondit rien et baissa les yeux. Elle paraissait vouloir se dérober à cet entretien ; elle avait ramassé un panier couvert d’un linge, qui était à terre, et elle se préparait à s’éloigner lorsque Rabelais l’arrêta encore par le bras.

– Ma chère fille, lui dit-il d’une voix insinuante et persuasive, ayez foi en ma promesse : j’entends vous protéger contre quiconque oserait vous faire tort, et je ne veux pas que dans ma paroisse vous ayez à vous plaindre de qui que ce soit. Je vous prie de me dire tout franc quel est le préjudice qu’on a pu vous causer en ce pays de Meudon.

– Ils veulent que nous mourions de faim ! s’écria l’enfant, avec un redoublement de sanglots. C’est la première fois sans doute qu’on me refuse de cuire notre pain au four banal... Ils m’ont chassée en disant qu’ils me brûleraient comme une juive maudite si je m’obstinais à présenter à la cuisson mon pain avec le leur.

– Vous êtes donc juive, ma pauvre enfant ? lui demanda Rabelais avec bienveillance. Peu importe ! ajouta-t-il en voyant que l’enfant restait muette et se refusait à répondre à cette question. Vous êtes malheureuse, et à ce titre, la Providence vous a placée sous ma tutelle et ma protection. Venez avec moi au village.

– Hélas ! je ne puis, mon bon seigneur, répondit-elle. Ce n’est pas que j’aie faute de confiance, mais mon père m’attend....

– Votre père ? Où est-il ? Voulez-vous me mener vers lui ? Est-ce que je vous fais peur ? Ne savez-vous pas qui je suis ?

– Quoi ! dit-elle en tremblant, vous voudriez me conduire au four banal ?... Ils étaient là comme des bêtes féroces, les femmes aussi bien que les hommes... Ils me tueraient sans pitié ni merci, ces mauvaises gens !

– Eh bien ! ma fille, j’irai seul à votre place, repartit Rabelais. Confiez-moi cette corbeille qui contient le pain en pâte, que vous deviez mettre vous-même au four. Dans deux heures, je vous rapporterai votre pain cuit. Mais où vous le remettrai-je ? Dans deux heures il fera nuit close, et vous ne pouvez rester ici à m’attendre.

– Ah ! je n’ai pas peur, répliqua-t-elle avec une énergie bien supérieure à son âge... Je suis accoutumée d’ailleurs à me trouver seule, dans les champs ou dans les bois, pendant la nuit... Vous êtes bien bon, bien généreux, mon digne et vénéré seigneur, mais je n’ose accepter votre bienfaisante proposition... Et pourtant il faudrait que ma famille ne mourût pas de faim !... Tenez, j’accepte le service que vous voulez bien me rendre et que Dieu vous rendra en notre nom.

– Mon enfant, lui dit Rabelais avec émotion, je ne sais qui vous êtes, mais puisque vous avez foi en Dieu, vous êtes une de mes paroissiennes, et c’est à moi d’être votre serviteur devant Dieu. Dans deux heures vous aurez votre pain, et nous vous le bénirons.

Le curé de Meudon ne se sépara qu’à regret de cette intéressante jeune fille qu’il se reprochait de laisser seule, mais elle s’était refusée absolument à l’accompagner jusqu’à Meudon. Il se hâta de rentrer au village et d’aller porter au four banal le pain qu’il avait à y faire cuire. Il n’adressa la parole à personne et ne répondit à aucune des questions qu’on se permit de lui adresser indirectement. Il dit seulement : « Ceci est le pain des pauvres ; je le recommande à mes paroissiens. » Il alla dans son presbytère attendre, en lisant quelque auteur grec, que le pain de l’inconnue fût cuit. Deux heures n’étaient pas écoulées, qu’il revint au four banal chercher le pain chaud et doré, qu’il remit sous le linge dans la corbeille, et qu’il emporta, en hâtant le pas, à l’endroit où il devait le remettre entre les mains de la jeune fille.

Celle-ci ne se trouvait pas encore au lieu du rendez-vous. Devait-elle y venir ? Combien de temps faudrait-il l’attendre ? Il faisait nuit noire, et Rabelais se prenait à désirer que cette jeune fille ne vint pas, car une fille de douze ans avait à craindre dans le voisinage des bois les malfaiteurs non moins que les loups, et à cette époque de civilisation imparfaite, où les haines de religion devenaient plus ardentes que jamais, une juive était cent fois plus exposée qu’une chrétienne à de mauvais traitements de la part de tant de gens qui ne respectaient rien.

Rabelais était trop philosophe pour se faire illusion sur les dangers de la perversité humaine, dans toutes les conditions sociales, et, quels que fussent ses sentiments de mansuétude et de charité, il savait que la simple prudence lui commandait toujours de se mettre en garde lui-même contre la méchanceté et la violence. Cependant il n’avait jamais d’armes pour se défendre, lorsqu’il s’en allait ainsi à toute heure de nuit dans la campagne, soit pour observer les astres et l’état du ciel, car il était astronome, soit pour chercher des oiseaux et des insectes, car il était naturaliste, soit pour donner des soins à des malades, car il était médecin, soit pour porter des consolations à des mourants, car il était prêtre, soit pour étudier et admirer la nature, car il était surtout philosophe, et sa pensée s’élevait sans cesse vers Dieu, en interrogeant les mystères de la sagesse divine.

Il n’y avait pas de lune, ce soir-là, mais le ciel était étoilé, et une pâle clarté, qui traversait par intervalles l’obscurité, permettait de reconnaître de loin la forme des objets sans en percevoir les couleurs. Rabelais aperçut une espèce de grande ombre mouvante qui semblait s’avancer de son côté ; puis il entendit très distinctement le pas lourd et lent d’un homme qu’il entrevoyait de temps à autre à travers les arbres qui bordaient la route. Il prêta l’oreille et resta immobile, les yeux fixés sur cet homme qu’il ne distinguait pas encore suffisamment pour juger s’il devait s’inquiéter ou se rassurer ; mais il ne songea point à fuir pour éviter une rencontre qui pouvait être indifférente et inoffensive. L’homme venait aussi d’apercevoir Rabelais : il s’était arrêté soudain en face de lui, dans une sorte d’attente et d’indécision. Ils se trouvaient alors à cent pieds de distance l’un de l’autre, tous deux absolument dégagés des ombres que projetaient les arbres dont ils étaient entourés, mais cette distance était trop grande et la nuit trop obscure pour qu’ils pussent apprécier leurs intentions réciproques d’après leur physionomie et leur contenance. Après quelques instants de réflexion, Rabelais, remarquant que l’inconnu n’avait plus fait un pas, ni en avant ni en arrière, marcha droit à lui et le vit s’éloigner tout doucement et disparaître sans bruit. Il craignit alors de tomber dans une embuscade et s’arrêta de nouveau. On n’entendait pas le plus léger bruit.

– Y a-t-il quelqu’un ici ? demanda Rabelais à haute voix. La personne que je suis venu chercher est-elle là ?

Personne ne répondit, et aucun bruit vivant ne se fit entendre. Mais tout à coup voici qu’une petite ombre se détache de la masse des feuillages et s’approche de Rabelais, qui reconnaît bientôt un enfant, mais ce n’était pas la jeune fille à qui il avait promis d’apporter son pain cuit. L’enfant, dont on voyait briller les yeux comme deux charbons ardents, ne prononçait pas une parole et continuait à s’avancer délibérément jusqu’à ce qu’il fût devant Rabelais, qui n’eut que le temps de l’examiner un moment. Cet enfant, âgé de neuf ou dix ans, avait l’air sournois et malicieux, avec une physionomie très intelligente ; ses vêtements en haillons annonçaient la misère la plus sordide. Il s’empara, sans façon, par un mouvement brusque et décidé, de la corbeille que le curé de Meudon tenait à la main, et l’ayant enlevée rapidement, il s’enfuit en courant et disparut. Rabelais ne put s’empêcher de rire aux éclats.

– À la grâce de Dieu ! dit-il à haute voix, en s’en allant. Voilà un petit garçonnet qui n’est ni manchot, ni boiteux, et qui prend son bien sans dire gare ni merci.

Quelques jours s’écoulèrent, sans que le bon curé eût des nouvelles de la jeune fille, qui n’avait pas reparu au four banal : il avait fait savoir, dans le village, qu’il entendait qu’elle ne fût ni méprisée, ni molestée, quand elle reviendrait. Elle n’était pas encore revenue. Quant au petit voleur de pain, ce devait être, suivant les renseignements qu’il avait pris avec bienveillance à Meudon et aux environs, le propre frère de la jeune fille, un enfant qui n’avait pas même été baptisé, disait-on, et qui ne se montrait pas plus à l’église que sa sœur et ses parents ; ce qu’on n’aurait pas dû trouver étrange, puisqu’on assurait qu’ils étaient tous de la religion juive.

Un soir que maître François Rabelais retournait, bien fatigué, à son presbytère, après être allé par les bois de Meudon jusqu’au hameau de Villacoublay, près de Vélisy, pour administrer les derniers sacrements à un moribond, il se sépara tout à coup de son sacristain, qui portait les saintes huiles et l’eau bénite ; puis, il se mit à la recherche des vers luisants qui brillaient dans les herbes comme des feux follets, et il en ramassa une quantité pour les rapporter dans son cabinet d’étude, où il faisait de curieuses expériences sur la nature de la lumière phosphorescente que ces insectes répandent autour d’eux durant les chaudes nuits de l’été. Il n’avait pas pensé à se pourvoir d’une boîte fermée afin d’y mettre le produit de sa chasse sans l’endommager ; mais il eut bientôt imaginé un moyen de suppléer à l’absence de l’attirail d’un naturaliste : il releva les bords de son grand chapeau de manière à former tout à l’entour une espèce de cuvette dans laquelle il déposa sur une jonchée d’herbes tous les vers luisants qu’il put recueillir, et ces vers jetaient des éclairs intermittents qui l’environnaient d’une auréole lumineuse. Il avait aussi ramassé à terre une grosse chauve-souris, blessée par quelque oiseau de proie qui n’avait pas réussi à l’emporter à moitié morte. Cette chauve-souris, qu’il voulait conserver pour la disséquer et en étudier l’organisme anatomique, il eut l’idée de l’attacher, sur le sommet de son chapeau, avec trois ou quatre longues épingles qui lui avaient servi à relever sa robe sur ses genoux pour marcher plus librement, sans s’accrocher et se déchirer aux épines des buissons de houx.

La lune était dans son plein quand il sortit du bois et marcha quelque temps à découvert, dans un sentier peu fréquenté qui traversait une plaine aride, à peine cultivée sur quelques points, dans laquelle il n’avait pas encore passé. Il aurait pu se croire égaré, s’il n’avait pas su s’orienter par la position des étoiles, et il reconnut qu’après avoir fait beaucoup de chemin au hasard dans la forêt, il se trouvait presque à son point de départ, c’est-à-dire peu éloigné de Meudon, et qu’il ne tarderait pas à rencontrer la grande route qui établissait une communication directe entre ce village et le hameau de Vélisy. Le bon curé avait donc erré deux ou trois heures dans les bois, et il s’en apercevait à sa fatigue ; mais il n’avait plus guère qu’une demi-lieue à faire pour rentrer dans son presbytère.

L’idée lui vint que l’endroit de la forêt où il était en ce moment ne devait pas être autre chose que le Camp des Sorcières, cette plaine déserte et mal famée dont les gens du pays n’osaient point s’approcher, surtout la nuit, parce qu’ils la regardaient comme hantée par les sorciers et sorcières qui y venaient faire le sabbat. Mais Rabelais n’avait pas l’esprit accessible à ces croyances superstitieuses, et il continua de marcher en avant, sans doubler le pas et sans éprouver la moindre frayeur. Il se rappela, toutefois, que c’était dans ces parages qu’un inconnu, qu’on nommait le Juif ou le Bohémien, avait pris possession d’un coin de terre pour y construire une pauvre cabane où il demeurait avec sa famille.

Rabelais donc poursuivait tranquillement son chemin, au clair de la lune, et le sentier qu’il suivait le rapprochait d’un bouquet de bois qu’il avait à côtoyer pour atteindre la route de Meudon, quand tout à coup il vit, à peu de distance de lui, un homme qui travaillait à la terre en poussant de gros soupirs. Ces soupirs, il les avait entendus de loin, sans se rendre compte de ce que pouvait être ce murmure lugubre et intermittent. Il continuait à s’avancer vers cet homme qui lui tournait le dos et ne l’avait pas encore aperçu. La clarté de la lune lui permettait de suivre tous les mouvements du personnage, qui avait le corps courbé et la tête penchée vers le sol pierreux, qu’il remuait péniblement à coups de pioche. Rabelais s’arrêta pour le regarder faire, car il ne douta plus que ce fût un paysan malheureux qui labourait son champ.

– Bonhomme ! lui cria-t-il, que fais-tu là, dans ce lieu désert, à l’heure où tout le monde dort ?

L’homme se retourna vivement, à cet appel inattendu qui n’avait pourtant rien de comminatoire ni d’impérieux, et il laissa tomber sa pioche en se jetant à genoux, car il n’eut pas la force de s’enfuir, et il resta tout tremblant, tout frémissant, la tête basse, sans oser regarder davantage la terrible apparition qu’il n’avait fait qu’entrevoir. C’est que Rabelais, sous les rayons de la lune qui le mettaient en pleine lumière, avait un aspect étrange et vraiment effroyable pour qui ne l’eût pas reconnu : les vers luisants qu’il avait recueillis entre les bords de son chapeau lui faisaient une espèce de couronne de feu et illuminaient de reflets fantastiques la chauve-souris morte qu’il avait arborée comme un panache sur le haut de ce singulier chapeau ; en outre, il avait coupé, dans les bois, une bottelée de plantes médicinales qu’il portait sur son épaule, et il tenait d’une autre main le produit de sa chasse aux insectes, soigneusement enfermé dans un mouchoir. Il avait l’air d’un véritable sorcier, mais il ne se rendait pas compte lui-même de l’incroyable figure que lui donnait ce bizarre équipage.

– Eh bien, bonhomme, reprit-il avec moins de douceur et plus d’autorité, ne veux-tu pas répondre à la question que je t’adresse ? Qui es-tu ? Que fais-tu ? Réponds, et vite !

– Hélas ! mon bon seigneur, répondit d’une voix étranglée le pauvre homme qui continuait à trembler et qui ne se relevait pas, je vous jure, par Moïse et par Aaron, que je ne fais pas de mal. J’ai trouvé cette pièce de terre inculte qui semblait n’appartenir à personne, et j’y ai semé des navets qui ne sont pas très bien venus, tant la terre de ce champ est dure et ingrate. Voici que je suis en train de faire ma récolte, à grand-peine et à grand effort, mon doux seigneur, attendu que je suis bien malade !

– Quand on est malade, on garde le lit, repartit Rabelais avec un sentiment de défiance mêlé de commisération. A-t-on vu jamais un malade quitter sa couche à la mi-nuit pour s’en venir piocher la terre au clair de la lune ?

– Hélas ! seigneur mon Dieu ! s’écria douloureusement le laboureur nocturne : qu’est-ce qui nourrira ma pauvre femme et mes pauvres enfants si je ne travaille pas pour eux jusqu’à la mort ?

– Tu as femme et enfants, dit Rabelais avec une profonde pitié, et tu es pauvre ? et tu es malade ?

– Bien malade ! bien pauvre ! répliqua l’homme, qui n’avait pas même la force de se remettre sur pied. Oh ! bien malade, mon vénérable seigneur ! Aussi mieux vaudrait-il que je fusse déjà mort.

– Quand on est malade et bien malade, dit Rabelais, on envoie quérir le médecin et l’on se soigne, pour guérir, s’il plaît à Dieu. Or çà, mon brave homme, quel est donc le mal qui te tourmente ?

– Je n’ose pas l’avouer, mon très vénéré seigneur ! répondit en hésitant le misérable, qui recommençait à trembler de tous ses membres. Ah ! je vous en conjure, ne le dites pas aux gens du pays ! ils me chasseraient à coups de fourche... Je suis maudit du Dieu d’Israël et maudit de tous les dieux, puisque j’ai la lèpre.

– La lèpre ! répéta Rabelais, la lèpre ! C’est une grande maladie et difficile à traiter. Nous y aviserons toutefois. Mon ami, ayez foi en Dieu, n’importe lequel, celui des juifs ou celui des chrétiens, et Dieu vous guérira.

– À Dieu plaise, mon cher seigneur ! murmura l’homme, qui était parvenu à se relever et qui ne songeait plus qu’à s’évader.

– Écoute-moi et fais ce que je t’ordonne, dit Rabelais : tu vas quitter ton travail et partir d’ici sans tourner la tête ni regarder derrière toi, en laissant là ta pioche et le panier où tu devais mettre les navets ; demain, au jour levé, tu reviendras ici et trouveras besogne faite. Mais va-t’en de ce pas te recoucher et dormir, si tu peux, après avoir prié Dieu, en lui demandant humblement et pieusement qu’il daigne te rendre la santé.

– Il y a cinq ans que je le prie, répliqua le pauvre homme avec amertume, et le mal n’a fait qu’empirer, ce qui témoigne manifestement que le Seigneur m’a maudit et ne veut pas me guérir.

– Ne blasphème pas, mon ami, lui dit Rabelais avec un geste impératif : aie foi en la bonté et la miséricorde de Dieu !

Le lépreux n’essaya pas de résister à l’ordre qu’on lui donnait d’une manière si solennelle, d’autant plus qu’en se relevant il avait contemplé avec effroi l’être extraordinaire qui était devant lui et qu’il prenait pour un sorcier ou pour un spectre. Il obéit donc en silence et s’éloigna aussitôt. Rabelais exécuta immédiatement le projet qu’il avait conçu. Il ne pensait plus à la fatigue qu’il ressentait avant d’avoir rencontré sur son chemin le pauvre lépreux. Il se débarrassa lestement de son chapeau lumineux, de sa gerbe de plantes et de feuillages, de sa collection d’insectes et de petits animaux nocturnes ; il ôta sa robe et sa casaque de dessous, qui auraient gêné ses mouvements ; puis, en manches de chemise, comme un moissonneur, il saisit la pioche et s’en servit d’une main vigoureuse pour remuer la terre et en arracher les navets qui y avaient poussé. La besogne fut longue et pénible, mais, au bout de trois heures de travail, il avait fini de retourner le petit champ de navets, et la récolte qu’il en avait tirée formait un tas considérable, qu’il devait laisser sous la garde de Dieu avec la pioche dont il s’était mieux servi que le malheureux propriétaire de la culture. On n’avait pas lieu de craindre les voleurs dans un endroit aussi désert.

Rabelais, au moment de se rhabiller et de se remettre en route, ne rattacha pas son escarcelle, grosse bourse en cuir, fermée par un ressort de cuivre, qu’il portait d’ordinaire sous ses vêtements ; il la cacha parmi les navets, qui la couvrirent entièrement de leurs feuilles. Il n’avait pas songé à vérifier quelle pouvait être la somme d’argent contenue dans cette bourse qu’il avait apportée vide au château de Meudon et qu’il en avait rapportée pleine peu de jours auparavant, mais les aumônes, qu’il répandait à pleines mains, avaient déjà sans doute beaucoup diminué le petit trésor dont la duchesse de Guise lui confiait la distribution charitable. Il se hâta de reprendre ses habits, son chapeau et son butin de naturaliste ; puis, après avoir remercié Dieu qui lui donnait encore la force et les moyens d’être utile à un malheureux, il se remit en marche et ne tarda pas à gagner Meudon, lorsque les premières lueurs matinales commençaient à monter dans le ciel et à dorer l’horizon.

Il n’avait rencontré personne sur son chemin et il n’eut pas besoin d’expliquer les causes de sa présence dans la campagne à une heure aussi indue. Il était accablé de fatigue en rentrant au presbytère, où son sacristain l’avait attendu une partie de la nuit, avec l’inquiétude de ne pas le voir revenir. Rabelais n’eut garde d’éveiller ce fidèle serviteur qui avait fini par s’endormir profondément, et dès qu’il se fut couché, sans l’éveiller, il s’endormit lui-même d’un sommeil plus profond, de telle sorte qu’il n’entendit pas sonner l’Angélus et qu’il dormait encore de bon cœur, quand le sacristain, qui s’inquiétait de ce sommeil prolongé, entra dans la chambre du curé.

– Guillot, mon ami, je ne dirai pas ma messe aujourd’hui, s’écria Rabelais, qui s’était réveillé en sursaut : il me faut aller visiter un malade.

– Par Notre-Dame ! monsieur le curé, répliqua le sacristain avec une douce et familière gaîté, l’heure de la messe est passée depuis longtemps.

– En vérité, je ne croyais pas qu’il fût si tard, dit Rabelais en se hâtant de se vêtir. Je me suis oublié, cette nuit, à chercher des simples et des insectes dans les bois, et j’ai fait belle chasse, je t’assure.

– Ah ! monsieur le curé, reprit Guillot en soupirant, comment vous amusez-vous à ramasser toutes ces mauvaises herbes et toutes ces vilaines bêtes dont vous remplissez notre saint presbytère ? Il y a là, Dieu me pardonne, une chouette ou un hibou....

– Non, c’est une chauve-souris, interrompit d’un air placide le curé naturaliste : ce n’est pas moi qui l’ai tuée, car je ne me résigne pas volontiers à faire mourir des êtres qui ont vie. Cette pauvre chauve-souris est morte des blessures que lui avait faites un méchant oiseau de proie. J’ai là des grenouilles et des crapauds, qui doivent être encore vivants ; j’ai aussi quantité de beaux insectes, que je compte fort conserver en leur donnant de quoi se nourrir, mais je crains bien que mes vers luisants soient éteints pour toujours. Ce sont comme de petites lanternes que la nature allume le soir dans les bois, je ne sais par quel mystère ni pour quel usage. Tout a sa raison d’être, tout a son objet et son but, dans les choses de la nature.

Le sacristain Guillot n’était plus là pour écouter les réflexions savantes et philosophiques de son curé ; on avait frappé à la porte du presbytère, et il était allé ouvrir. Il revint, quelques instants après, annoncer au curé qu’un enfant en guenilles, qui ne pouvait être qu’un mendiant, demandait instamment à le voir, et attendait à la porte, la tête et les pieds nus, que M. le recteur daignât lui accorder quelques minutes d’audience.

– Un enfant ! dit Rabelais, de bonne humeur : selon les paroles de l’Évangile, laissez toujours venir à moi les petits enfants.

– Ce petit bonhomme n’est pas de notre paroisse, reprit le sacristain en s’en allant, et je le regrette fort, car nous en ferions un joli enfant de chœur.

Rabelais avait passé dans son cabinet d’étude pour recevoir cet enfant que lui amenait le sacristain, et qui s’arrêta sur le seuil, tout étonné et troublé du spectacle étrange que présentait ce cabinet de naturaliste et de savant. La chambre était tapissée de vieux livres, de gros volumes reliés en parchemin, et surtout de toiles d’araignées ; des poissons desséchés et vernis pendaient au plafond ; sur la table de travail, des manuscrits et des livres ouverts les uns sur les autres, des papiers entassés ou épars, noircis d’encre ; des plumes, des compas, des télescopes ; dans un coin de cette chambre remplie de poussière, un atelier d’alchimiste, un fourneau avec des alambics, des cornues, des creusets, et des vases en verre ou en cuivre de toutes formes ; dans un autre coin, un bahut ou armoire en bois de chêne, surchargé de pots, de fioles, de bouteilles, de silènes ou boîtes en faïence et en plomb, contenant des onguents et des élixirs de pharmacie ; enfin, çà et là, au milieu du cabinet, des animaux quadrupèdes empaillés, des amas d’herbes et de plantes médicinales, des mappemondes et des sphères astronomiques, des sièges et des escabeaux encombrés d’un pêle-mêle d’objets divers de toute espèce, applicables à différents usages de science et d’art.

Le curé, assis dans une grande chaire ou fauteuil en bois sculpté, accueillit par un sourire avenant et de bon augure l’enfant qui s’avançait timidement, les yeux baissés, derrière le sacristain. Cet enfant avait la figure la plus intelligente et la plus malicieuse. Rabelais reconnut aussitôt le petit démon, leste et hardi, qui, un soir précédent, lui avait enlevé des mains la corbeille de pain sortant du four banal de Meudon.

– C’est toi, lui dit le curé en éclatant de rire, c’est toi, n’est-ce pas, qui vins prendre, l’autre soir, le pain cuit que j’allais rendre à ta sœur ? Je te reproche seulement d’avoir décampé trop vite, car je n’ai pas eu le temps de te donner quelque chose pour t’empêcher de manger ton pain sec. Ne rougis pas, mon garçon, et ne sois pas en peine de t’excuser de ton escapade ; il y avait faim chez tes pauvres père et mère, je m’en doute, et il te faut louer, au contraire, d’avoir avisé au plus pressé en pareil cas ; quant à moi, je pouvais attendre sans inconvénient, et j’ai donc attendu ton retour jusqu’à présent. Or çà, voyons ce qu’on peut faire pour venir en aide à ta famille.

L’enfant, qui avait écouté, sans répondre, cette allocution paternelle, n’y répondit pas davantage quand elle fut terminée, mais il vint, tout ému, s’agenouiller aux pieds de Rabelais, avec un pieux respect, et lui tendit en silence l’escarcelle, que celui-ci avait laissée exprès, la nuit même, parmi les navets entassés dans le champ du lépreux.

– Va-t’en voir à la cuisine si le four chauffe, dit le curé, en congédiant son sacristain, que la curiosité avait fait témoin de cette scène touchante. Dépêche, et mets la nappe, pour que nous allions savoir si le vin est tiré.

En même temps, il relevait doucement l’enfant, qui eût voulu rester à genoux devant lui, et il l’attirait avec bonté dans ses bras, sans avoir repris la bourse que cet enfant était venu lui rapporter dans une intention de probité délicate, qu’on devinait de prime abord.

– Monseigneur le curé, lui dit l’enfant les larmes aux yeux, ce matin, mon père a trouvé dans son champ cette escarcelle qui vous appartient, puisque votre nom est gravé dessus, et il m’a envoyé au plus tôt vous la remettre, pensant bien que quelqu’un vous l’avait volée.

– Non, mon cher enfant, répondit Rabelais avec émotion, cette escarcelle, je vous la donne de bon cœur, avec le peu d’argent qu’elle renferme, en regrettant qu’elle n’en contienne pas davantage.

– Mon père m’a ordonné, continua l’enfant, de vous déclarer, sur sa foi, qu’il ne l’a pas ouverte et qu’il ignore ce qu’elle peut contenir. Il s’excuse très humblement de ne vous l’avoir rapportée lui-même, mais mon bien-aimé père est bien malade.

– Nous irons le visiter tout à l’heure, répliqua Rabelais qui admirait la probité de ces pauvres gens ; oui, mon fils, nous irons ensemble, et avec l’aide de Dieu, j’ai bel espoir que nous le guérirons.

Rabelais avait repris enfin l’escarcelle, qui portait cette inscription en or, gravée sur le cuir noir dont elle était faite : « À messire François Rabelais, trésorier des pauvres de Jésus-Christ » ; il l’ouvrit pour savoir ce qu’il y avait dedans et il en tira vingt écus d’or, qu’il étala, tout neufs et tout brillants, sur le bord de la table. L’enfant fixait sur cet or des yeux émerveillés, comme s’il n’en eût jamais vu. Le bon curé réfléchit un instant, puis il étendit la main vers un coffret de fer ciselé, à demi caché sous les papiers dont la table était couverte ; il l’ouvrit en faisant jouer un ressort qui le fermait et il y prit dix pièces d’or, qu’il réunit aux premières ; il remit ensuite le tout dans l’escarcelle, qu’il fit disparaître dans une des poches de sa robe.

– Nous allons déjeuner avant de partir, dit Rabelais à l’enfant qui ne revenait pas encore de son étonnement admiratif. Il y a loin d’ici au Camp des Sorcières ! Je m’aperçois que nous avons l’un et l’autre l’estomac aussi vide que la bourse d’un pauvre homme.

Il emmena l’enfant, par la main, dans une salle basse où la table était copieusement servie : un jambon, des andouilles fumées sortant de dessus le gril, un chapon gras sortant de la broche et deux flacons de vin rouge et blanc. L’enfant aspirait délicieusement l’odeur de la chair cuite, et regardait d’un œil stupéfait les apprêts de ce succulent repas.

– Nous ne mangerons qu’une bouchée, dit Rabelais, et ne boirons qu’un coup de vin pour nous donner cœur au ventre. Mange et bois, mon fils ! Que la sainte bénédiction de Dieu descende sur ta pauvre et honnête famille !

Il avait servi lui-même son jeune convive, qui hésitait encore à manger et à boire, mais qui bientôt, encouragé par la bonne humeur du curé, se mit à l’imiter à belles dents et à plein gosier. Il buvait et mangeait comme s’il avait soif et faim depuis six mois. Rabelais se réjouissait de lui voir ce furieux appétit, et il lui donnait l’exemple à plaisir.

– Dis-moi, petit, lui demanda-t-il, lequel de vous sait donc lire dans la famille ?

– Nous savons tous lire, monseigneur le curé, répondit l’enfant le plus simplement du monde.

– Tous ? s’écria Rabelais surpris et charmé. Voilà de braves et dignes gens ! La fille et le fils savent lire aussi ! Ne veux-tu pas rester avec moi, mon cher enfant, ajouta-t-il, en l’embrassant encore une fois comme un père.

– Oh ! bien volontiers, reprit l’enfant avec une vive émotion, oui, volontiers, monseigneur le curé ! Mais vous me permettrez de voir souvent mon père, et ma mère, et ma sœur ?

– Assurément, dit Rabelais. Ce n’est pas moi, Dieu merci, qui voudrais séparer à toujours l’enfant de son père et de sa mère ! Çà, mon cher fils, quel est ton nom de baptême ? Que je puisse te donner ce nom désormais, comme si j’étais ton second père, ton père adoptif. Je ferai de toi un gentil enfant de chœur, et tu seras, un jour, après moi, curé de Meudon, si le bon Dieu te fait cette grâce.

– Je me nomme Thadée, répondit tristement l’enfant après un moment de silence et de réflexion, mais je ne puis être ni enfant de chœur, ni curé, mon très vénéré seigneur, puisque je suis né israélite.

Rabelais respecta les scrupules religieux de cet enfant, qui avait été élevé dans la foi de ses pères, et il n’ajouta pas une parole qui fût de nature à le troubler et à le chagriner à cet égard ; mais, ayant remarqué que le petit Thadée n’oubliait pas ses parents, puisqu’il mettait de côté pour eux une partie des aliments qui lui étaient attribués et qu’il semblait ne toucher qu’à regret, Rabelais appela son sacristain et lui ordonna de rassembler dans un panier tout ce qui se trouvait sur la table et d’attacher le panier sur la selle de l’ânesse du presbytère.

– Tu viendras avec nous, Guillot, lui dit-il ; tu conduiras l’ânesse par le licou, et si j’étais trop fatigué de la route, tu me ramènerais sur l’ânesse à Meudon, comme notre Seigneur Jésus entrant à Jérusalem pour s’y faire crucifier.

– Est-il possible, monsieur le curé, répondit à voix basse le sacristain, qui avait écouté à la porte l’entretien de Rabelais avec l’enfant, est-il possible que vous vouliez nous mener chez des juifs, avec ce petit fils de Barrabas et de Judas ?

– Guillot, interrompit sévèrement le curé, j’aime mieux un juif honnête homme qu’un chrétien malhonnête !

Le cortège se mit en marche : Guillot conduisant l’ânesse avec les victuailles, et faisant assez piteuse mine ; Rabelais, en costume ecclésiastique, tenant par la main l’enfant, qui avait honte de se montrer nu-pieds et tête nue auprès du curé de Meudon. On regardait, en effet, avec surprise, ce bizarre cortège. Un page de la maison de Lorraine arriva, sur ces entrefaites, et resta confondu, en voyant M. le Recteur, ainsi qu’on le qualifiait au château, donner la main à un petit gueux déguenillé et sans souliers. Il venait, de la part de la duchesse de Guise, saluer Rabelais et l’inviter à souper ce soir-là. Rabelais fit réponse qu’il s’y rendrait certainement, d’autant plus qu’il aurait une belle histoire à conter à la bonne duchesse et une belle œuvre de charité à lui proposer.

Le petit Thadée se chargea d’indiquer le meilleur chemin et le plus court, que Rabelais ne connaissait pas, pour arriver à la plaine du Camp des Sorcières, où le sacristain, qui en avait ouï parler en assez mauvaise part, ne se trouva pas trop rassuré, quoiqu’il fit grand jour et que les sorciers qu’on accusait d’y tenir leurs assemblées fussent sans doute occupés ailleurs. C’était un lieu d’un aspect sauvage, mais très pittoresque, dans lequel on était bien sûr de ne rencontrer jamais âme vivante. Voilà pourquoi le lépreux y avait élu domicile avec sa famille ; il avait construit de ses mains, dans le fourré du bois le plus épais, une cahute en torchis, qui était un mortier composé de terre glaise et de paille hachée, sans autre toit qu’une couverture de gazon et de mousse appliqués sur quelques grosses branches, sans autre porte que des branchages entrelacés assez ingénieusement et entremêlés de bruyère et d’épines. Rabelais dit à son sacristain de rester en arrière avec l’ânesse et d’attendre qu’on le vînt avertir d’apporter le panier de provisions. Le pauvre Guillot vit avec terreur qu’on allait le laisser seul dans un endroit aussi désert et aussi mal famé : il se mit à pleurer comme un enfant peureux.

– Que vais-je devenir ici ? disait-il tout éploré. Il y aura quelque sorcier qui me tordra le cou, sinon quelque sorcière qui m’emportera en enfer sur son balai ! Monsieur le curé, ayez pitié de moi et ne m’abandonnez pas sans m’avoir donné l’absolution.

– Tant que tu resteras avec l’ânesse, tu n’as rien à craindre, lui cria Rabelais en s’éloignant : le diable respecte les bêtes et les tient pour ce qu’elles sont, en se disant qu’il n’y a pas là d’âme à prendre !

L’enfant avait quitté la main du curé et courait en avant pour prévenir sa famille : la porte de la cabane était ouverte, mais on ne voyait paraître que la jeune fille, rouge d’émotion et tremblante d’embarras, que son frère poussait devant lui, en l’empêchant de se dérober à cette présentation inattendue et forcée. Rabelais remarqua que cette fille était fort belle, sous ses haillons ignobles et que sa figure intéressante se recommandait par une expression de candeur pudique et de noble fierté. Il fut touché de commisération en s’apercevant que cette pauvre jeune fille avait à peine les vêtements indispensables pour se préserver des atteintes du froid.

– Mon enfant, lui dit Rabelais avec douceur et intérêt, je vous prie de vouloir bien prévenir votre père et votre mère que c’est le curé de Meudon qui s’en vient les voir et leur porter des consolations.

– Mon bon seigneur, répondit la jeune fille avec déférence et simplicité, votre Éminence daignera excuser mon père et ma mère, s’ils ne s’empressent d’aller au-devant d’un si vénérable personnage que vous êtes. Ils ne sauraient bouger de leur lit, tant ils sont malades et rendus de fatigue l’un et l’autre : mon père a travaillé aux champs cette nuit et ce matin ; ma mère est quasi toute paralysée et percluse de tous ses membres depuis le dernier hiver.

– Je ne suis pas une Éminence, mon enfant, reprit Rabelais, je suis votre frère en Jésus-Christ, qui veut vous consoler ; je suis votre médecin, qui veut vous guérir.

– Sara ! dit le frère à sa sœur, avec un élan de reconnaissance : monsieur le curé est si bon, si bienfaisant, si généreux, que c’est comme un ange du Seigneur, qui vient nous visiter dans notre affliction.

Sara et Thadée annoncèrent, par un geste respectueux, que le curé n’avait qu’à les suivre, et ils entrèrent les premiers, en disant : « Notre père, notre mère ! Voici l’envoyé du Seigneur ! Que le saint nom du Seigneur soit béni ! »

Rabelais, en pénétrant derrière eux dans la cabane, où régnait une demi-obscurité, entendit deux profonds soupirs mêlés de sanglots, qui partaient de l’endroit le plus sombre de cette misérable demeure et qui le dirigèrent vers les deux malades couchés côte à côte sur des feuilles sèches recouvertes d’une vieille serpillière, grosse toile d’emballage qui leur tenait lieu de draps, et enveloppés d’une horrible couverture de laine, usée, déchirée, et aussi noire qu’un drap mortuaire. La porte entrouverte faisait entrer assez de jour dans ce triste réduit pour que Rabelais pût distinguer les deux compagnons de cet affreux lit de misère : la femme, dont le visage cadavéreux ressemblait à celui d’une morte ; le mari, qui n’avait plus figure humaine, la lèpre ayant envahi son visage et confondu tous ses traits dans une plaie vive et purulente, où les yeux seuls avaient encore de la vie et de l’expression. Rabelais, à cet aspect, éprouva un invincible sentiment d’horreur et de pitié.

– Que le bon Dieu vous bénisse, pauvres gens ! dit-il, en se penchant vers eux. Rappelez-vous que le seigneur Job, sur son fumier, quoique moribond et couvert de plaies, adorait encore la main de Dieu qui l’avait frappé et le glorifiait avec révérence dans le secret de sa sainte volonté.

– Si je n’avais foi en Dieu, comme Job, répondit d’une voix caverneuse le pauvre lépreux, je n’aurais pas supporté jusqu’à présent le fardeau de la vie ! Depuis tantôt un an, j’ai été tout à coup affligé de la lèpre, qui me fait souffrir mille morts et me rend un objet d’horreur à moi-même ; depuis tantôt un an, j’ai perdu tout ce que j’avais loyalement acquis dans le négoce et qui était la fortune de mes enfants ; depuis tantôt un an, ma bien chère femme est atteinte de paralysie et ne peut plus se mouvoir ; depuis tantôt un an, mes deux chers enfants sont sans habits, sans chaussures, sans linge, et souffrent avec constance et résignation tout ce qu’on peut souffrir du froid, de la misère, et souvent de la faim... Eh bien ! ceux de ma race et de ma religion m’ont fermé leur cœur et leur bourse, et je n’ai trouvé que vous, monsieur le curé, vous prêtre chrétien, qui daignez me porter secours et vous intéresser à ma déplorable et irréparable situation ! Vous seul au monde m’avez pris en pitié.

– Je ferai de mon mieux, et Dieu fera le reste ! dit Rabelais, dont Sara et Thadée baisèrent les mains.

– Monsieur le curé, lui dit tout bas l’enfant, vous plaît-il que j’aille quérir un peu de nourriture pour mon père, qui meurt quasi de besoin et qui n’a rien mangé depuis hier ?

– Est-il vrai, ajouta la jeune fille, à qui son frère avait eu le temps de rendre compte de sa mission au presbytère de Meudon, est-il vrai, mon vénéré seigneur, que je puisse offrir quelques gouttes de vin à ma mère, qui s’en va trépasser d’inanition et de faiblesse ?

Rabelais n’avait pas entendu la fin de cette supplique filiale ; il s’était élancé hors de la cabane, pour appeler Guillot et faire apporter le panier qu’il avait eu la précaution de bien remplir ; rien n’y manquait, ni le vin, ni pain, ni les viandes froides. Ce fut lui-même qui déposa ce panier devant le grabat des deux malades et qui leur présenta de sa propre main les aliments qu’ils acceptèrent avec reconnaissance. Il assistait en silence à ce spectacle émouvant et terrible de la faim, d’une faim aux abois, qu’on semblerait ne pouvoir jamais apaiser, et qu’il faut pourtant contenir par prudence.

– Et toi, Sara, dit Thadée à sa sœur, qui n’osait pas prendre sa part de ce repas qu’elle contemplait avec un œil d’envie, n’as-tu pas une aussi belle faim que nos pauvres parents ? Approche, sœur, et fais grande chère avec eux. Quant à moi, j’ai dîné chez monseigneur le curé.

On n’entendait, dans la cabane, que le bruit continu de trois mâchoires en mouvement, qui dévoraient à belles dents la nourriture que Rabelais lui-même leur distribuait par petites portions, en leur recommandant vainement de modérer et de restreindre leur insatiable appétit.

– Pauvres gens ! murmurait-il, en sentant ses yeux se mouiller de larmes. Ils seraient morts tous si nous ne fussions venus à leur secours. Arrêtez-vous, mes amis, je vous en conjure, et restez un peu sur votre faim, pour ne pas mourir de l’avoir satisfaite outre mesure. Je vais dire les Grâces, à la levée de table : associez-vous d’intention à ma prière, en vous tenant pour assurés que vous mangerez à présent tous les jours.

Rabelais, en effet, prononça la prière des Grâces en latin, comme si ses trois convives eussent été les meilleurs catholiques du monde, et il admira leur pieuse contenance pendant cette courte prière qu’ils ne comprenaient pas. La reconnaissance de l’homme envers Dieu est un principe de toutes les religions.

– Monsieur le curé, notre sauveur, dit le lépreux dès qu’il put parler, mon fils Thadée vous a rendu la bourse avec tout ce qu’elle contenait, car je vous jure, par la loi de Moïse, que je ne l’ai pas ouverte.

– Oui, mon pauvre homme, répondit Rabelais en la sortant de sa poche et en l’ouvrant pour en retirer le contenu. Je garderai cette escarcelle, qui m’a été donnée par la bonne madame de Guise, mais ce qui est dedans vous appartient, par droit coutumier, puisque c’est vous qui l’avez trouvé, ce matin, dans votre champ.

– Le champ n’est point à moi, reprit l’honnête juif, qui refusait d’accepter ce que Rabelais voulait lui mettre dans la main : ce champ était en friche et paraissait n’avoir pas de maître ; je l’ai cultivé en pleine nuit, et j’ai cru pouvoir, sans faire tort à personne, m’en approprier la récolte, une chétive récolte de navets, la terre n’ayant pas été fumée et même suffisamment remuée... Dieu d’Abraham ! de l’or ! s’écria-t-il, en voyant briller les pièces d’or que le curé l’avait forcé de recevoir. Ne serait-ce pas une illusion, une tromperie du sorcier que j’ai vu, cette nuit, dans le champ ?

– Quel sorcier ? lui demanda Rabelais, qui avait oublié la scène de la nuit et qui pensa que son malade devenait fou.

– Ah ! monsieur le curé, dit le juif, qui ne cessait de faire sonner les pièces d’or dans sa main, c’est une bien redoutable aventure : j’étais allé, vers minuit, dans ce champ, qui ne m’appartient pas, arracher les navets qui y avaient poussé. Ce devait être notre repas de famille ; on l’attendait avec grande impatience chez nous, car personne n’avait mangé depuis la veille. J’avais à peine la force de manier la pioche et de faire sortir les navets de terre. Voici qu’un sorcier m’apparaît tout à coup ; il avait la face lumineuse d’un être infernal ; il portait sur sa tête un grand oiseau qui battait des ailes, en hululant comme un hibou, et autour de cet oiseau diabolique s’élevaient des flammes qui ne l’atteignaient pas, mais dont je sentais à distance la chaleur brûlante. Ce sorcier avait sur son épaule une botte de ces plantes vénéneuses qu’on ne cueille qu’au sabbat et qui ne poussent que dans les cimetières ; il tenait à la main un paquet taché de sang...

Rabelais interrompit par de bruyants éclats de rire le narrateur, qui s’arrêta dans son récit, sans se rendre compte de l’excès de gaieté qu’il avait provoqué. Il s’était tu, tout troublé, et Rabelais riait toujours.

– Le sorcier, c’était moi ! s’écria le curé, avec de nouveaux éclats de rire. C’était moi, vous dis-je, mes bons amis, et je vous assure que je ne fus jamais le moindrement sorcier et n’ai pas souci de le devenir.

– Ne savez-vous pas, repartit le juif, que n’avaient pas convaincu les affirmations du curé, ne savez-vous pas que ce lieu-là s’appelle le Camp des Sorcières, et que tous les sorciers des environs y vont faire leur sabbat ?

– Mon ami, dit Rabelais, qui avait cessé de rire, il n’y a pas d’autres sorciers que les méchants et les fourbes. Il n’y a de sabbat que celui qui se fait dans les mauvais ménages ou bien chez les ivrognes et les libertins.

– Écoutez la suite, monsieur le curé, répliqua le lépreux, dont la croyance aux sorciers n’était pas encore ébranlée : j’ai voulu fuir, mais il semblait que mes pieds fussent attachés au sol, et je ne pouvais remuer de la place où j’étais. Le sorcier m’ordonna de laisser là ma pioche et de partir de là, sans tourner la tête. Aussitôt je retrouvai la force de me mouvoir, et je m’enfuis à toutes jambes. Quand je fus à quelque distance, je tournai la tête, malgré le commandement du sorcier, et ne vis plus les flammes, ni l’oiseau, ni l’homme à la face lumineuse. Je n’osai toutefois retourner sur mes pas, et ce matin, quand il fut grand jour, j’allai au champ et trouvai que la récolte des navets avait été faite et très soigneusement faite par le sorcier...

– C’était moi, vous dis-je ! interrompit Rabelais, en recommençant à rire. C’était moi, le sorcier, moi, moi, moi !

– Qui donc avait arraché les navets ? repartit le juif, qui refusait de croire à l’assertion de Rabelais. Qui donc les avait mis en tas avec tant de savoir-faire ? Qui donc avait caché parmi les navets l’escarcelle pleine d’or ?

– C’était moi ! répliqua Rabelais. Vous aviez semé, bonnes gens, et j’ai fait pour vous la moisson, à telle enseigne que je suis encore fatigué et plus fatigué qu’un sorcier ne pourrait l’être. Croyez en Dieu, mes enfants, ajouta-t-il, et ne croyez pas aux sorciers !

Il s’était levé pour prendre congé de la famille, qu’il venait de sauver d’une mort certaine et qu’il promettait de ne pas abandonner. Il fut suivi par le père et les enfants, qui le comblaient de bénédictions, auxquelles la femme paralytique unissait mentalement les siennes. Rabelais les quitta, en s’engageant à revenir les voir le lendemain et en leur conseillant de se défier maintenant des voleurs plutôt que des sorciers, puisqu’il leur laissait un petit pécule pour subvenir à leurs premières nécessités. Il monta sur l’ânesse du presbytère et se fit conduire, par son sacristain, au château de Meudon.

– Madame, dit-il en arrivant, à la duchesse de Guise, je vous apporte une bonne action à faire pour gagner des bénédictions en ce monde et des indulgences dans l’autre, où je souhaite que vous alliez le plus tard possible.

– Que faut-il faire pour cela ? répondit la duchesse. Je vous remercie d’avance, monsieur le curé, de me faire participer à une de vos œuvres de charité. Mais de quoi s’agit-il ?

– Il s’agit, dit Rabelais, de guérir un lépreux et une paralytique, de donner le gîte, la nourriture et le vêtement à quatre misérables, qui, depuis un an et plus, souffrent du froid, de la faim et de toutes les privations ; il s’agit de convertir quatre juifs à notre sainte religion, de marier une jolie fillette et de donner un enfant de chœur au curé de Meudon.

Rabelais raconta son aventure avec une éloquence qui mit les larmes aux yeux de la duchesse et qui en même temps la fît rire de bon cœur. Elle promit tout ce que voulait son bon curé, et le duc de Guise, qui se fit conter l’histoire pendant le souper et qui en fut aussi touché que diverti, déclara, en riant, qu’il entendait être le parrain du petit juif, que Rabelais se proposait de baptiser lui-même.

– Et moi, dit la duchesse, je serai la marraine de la petite juive, que je dois marier quand elle aura l’âge, en la dotant et en l’attachant à mon service.

– Hélas ! madame, dit le bon curé de Meudon avec un triste pressentiment, je crains bien que ce ne soit pas moi qui fasse ce beau mariage, car je suis bien vieux et je sens que je touche à la fin de ma carrière, mais, du moins, ajouta-t-il en riant, j’espère avoir le temps de baptiser un juif et d’en faire un gentil enfant de chœur.

Rabelais mourut l’année suivante. Au lit de mort, le joyeux auteur du roman de Gargantua et de Pantagruel put se dire qu’il avait converti quatre juifs au christianisme et qu’il laissait, après lui, pour répondre aux calomnies de ses ennemis, quatre bons chrétiens de sa façon.

 

 

 

Paul LACROIX, Contes littéraires

du bibliophile Jacob à ses petits-enfants.

 

 

 

 

 

 

 

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