Escrivette

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Pierre JALABERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était une fois – comme on l’écrit au début des histoires – une fillette aussi vive que l’eau qui bondit des torrents des Alpes, aussi bonne que le bon pain, aussi fraîche que l’églantine, et plus jolie, à elle seule, que tous les angelots du Ciel. Véritable fleur de Provence, éclose pour le charme et la joie des regards.

On la voyait si enjouée, si mignonne et frétillante que les gens de son pays la surnommèrent « Escrivette. », c’est-à-dire « petite crevette », qui n’était pas, croyez-le bien, un surnom péjoratif. Mais elle recelait dans l’âme un si beau rayon de soleil ; elle manifestait d’une mine ingénue le si charmant plaisir de vivre que, pour le moindre motif, elle se mettait à danser avec la grâce des chevreaux qui ont du vif-argent plein les veines.

Lorsqu’elle eut atteint ses quinze ans – bien qu’elle fût encore si naïve qu’elle n’éprouvait le désir que de s’amuser avec ses poupées – ses parents la marièrent à un vrai prince de légende : le comte Louis, qui en était fou d’amour. Toutes les cloches des clochers sonnèrent pour leur mariage... Ah ! la belle carillonnée que la Provence entendit ce jour-là et dont elle a gardé longtemps le souvenir !... Mais – les derniers flambeaux éteints – adieu la joie des épousailles ! une invisible faucille vint trancher les quartiers de leur lune de miel. La Croisade appelait aux armes ; et le comte, avec ses soldats, qui arboraient la croix de laine rouge, dut s’embarquer sur ses nefs pour les terres d’Orient.

Escrivette en fut désespérée, car, elle aussi, adorait son beau comte.

Sept ans s’écoulèrent ainsi ! Sept ans passés sans se revoir. Absence longue comme un siècle !... Imaginez-vous ce que représente sept fois l’éclosion du printemps lorsqu’on est soi-même au printemps des jours ?

Enfin le comte, au bout de la septième année, après de rudes aventures, s’en revint frapper à l’huis du château.

Mais ce ne fut pas la main d’Escrivette qui fit jouer la chaîne et tira le verrou ; ce fut sa mère, tout en pleurs, qui vint ouvrir à son gendre et lui confia d’une voix brisée :

« Escrivette n’est plus ici !... Hélas ! depuis déjà sept ans nul ne l’a plus revue franchir le seuil de cette porte. Un jour, l’ayant laissée sortir pour aller à la fontaine puiser, seulette, un vase d’eau, elle n’est pas revenue. Il se peut que les Sarrasins l’aient enlevée sur leurs damnées galères... Que de malheurs ils nous ont fait subir. »

Et la pauvre femme, épeurée, courbait déjà le front pour essuyer l’éclat de sa colère quand le comte, se maîtrisant :

« Bien, répondit-il, j’irai la chercher, devrais-je mourir à la peine. Je ferai construire une barque tout en or et en argent fins pour la ramener sous mon toit. »

Et il fit ce qu’il avait promis.

Quand la barque fut terminée, il la lança sur la mer coléreuse. Elle subit sept jours la rage et l’injure des flots, et le vent la poussa si loin et d’une aile si rapide qu’elle aborda le matin du huitième un rivage des plus agréables et planté de bois d’orangers. À l’horizon s’étalait une ville dressant ses minarets et ses blanches coupoles vers un ciel encore plus bleu que l’azur du ciel provençal. Un château la dominait, bâti sur une colline. Des jardins érigeaient partout leurs massifs de lauriers-roses, l’éventail de leurs palmiers, le fuseau de leurs cyprès et le dôme feuillu de leurs pins parasols. Des champs cultivés avec soin et couverts d’un manteau d’épis évoquaient nos glèbes de France. Des vignes bordaient les routes, et des figuiers, servant de haies, courbés sous le poids des branches, tendaient au désir des passants l’offre de leurs figues mûres où perlaient des gouttes de miel. C’était le pays sarrasin.

Le comte fut émerveillé. Il ne s’attendait pas à voir, à telle distance de la terre natale et en plein pays mécréant, une contrée aussi prospère.

Pendant qu’il suivait un chemin qui l’éloignait du rivage, il aperçut une rivière dont l’eau reflétait le ciel, et où trois belles jeunes filles, parées d’étoffes d’Orient, lavaient de riches habits entremêlés de fils de pourpre et d’or, qui devaient être des robes de reine.

Elles chantaient une chanson qui, soudain, fit battre son cœur, une chanson de troubadour que sans doute leur avaient apprise des matelots marseillais prisonniers des Infidèles. Jamais chanson de sa patrie ne lui avait paru si troublante. Elle s’exprimait en ces vers :

« Le bâtiment arrive de Majorque ; – avec un chargement d’oranges ; – on a couronné de branches vertes entrelacées – le grand mât du bâtiment. »

« C’est un marin qui a fait fortune – le capitaine du vaisseau : il connaît tous les pays des Indes – il connaît la mer et le Ciel... »

Aux derniers vers de la chanson, les yeux du comte étaient brouillés de larmes... Il s’approcha des lavandières qui étaient bien, comme il le supposait, des filles du sol provençal, et, les interpellant dans sa langue maternelle :

« À qui appartient ce château ? demanda-t-il à la plus jeune, qui lui parut la plus futée, une sémillante brunette aux regards pétillants et d’un velours bleu-noir comme un muscat romain.

– Beau sire, répondit l’enfant, c’est le château d’Almanzor, le roi de cette province. Il y enclot une princesse qu’il aime depuis sept ans. Bien qu’il la comble d’attentions, la pare de riches bijoux, l’entoure de mille esclaves, la belle rit de son amour et il en est au désespoir.

– Quel est le nom de la captive ?

– On l’appelle Escrivette et l’on dit aussi qu’elle était chez elle la plus fraîche rose qu’on puisse cueillir. »

Le comte tressaillit de joie en entendant ce nom qui lui ensoleillait l’âme.

« Ah ! que ne tenterais-je pas, afin de parler à cette Escrivette !

– Rien de plus facile, ô mon doux seigneur ! Prenez l’habit d’un mendiant et allez lui demander l’aumône. Elle est si pieuse et si charitable qu’elle distribue aux pauvres tout l’argent que lui donne le roi, lequel la laisse agir ainsi tant il craint à son égard de voir augmenter sa haine.

– Merci, lavandière, de vos bons conseils. »

Se dirigeant vers une ferme, il y acheta des grègues usagées et une cape sordide, s’en vêtit rapidement et, sous ces guenilles d’emprunt, cacha son épée par prudence ; puis il marcha vers le castel.

Assise auprès de sa fenêtre, au sommet de la plus haute tour, Escrivette brodait un grand châle de Perse. Parfois, délaissant son aiguille et soupirant avec mélancolie à l’idée de sa réclusion, elle laissait errer ses yeux sur la campagne, enviant le sort des paysannes qui liaient les gerbes ou battaient le grain, libres d’aller et de venir parmi la joie de la lumière... Et des pleurs mouillaient son visage au souvenir de l’époux qu’elle aimait toujours et ne reverrait plus... C’est alors qu’elle remarqua la présence de ce mendiant qui s’acheminait vers sa porte. D’où accourait donc cet étranger ? Qu’il lui semblait infirme et malheureux !...

Profitant de ce qu’Almanzor passait sa journée à la chasse, elle décida de l’interroger. Se penchant à la fenêtre et l’encourageant d’un bienveillant souris :

« Hé, pauvre homme, d’où venez-vous ?

– D’un pays d’au-delà les mers où les Dames sont charitables.

– Quel pays d’au-delà les mers ?

– Celui qu’on nomme la Provence !... et où vous-même avez reçu le jour !...

– Qu’en savez-vous ?

– Les oiseaux du ciel me l’ont dit !... les petits oiseaux provençaux qui redoutent nos frimas et viennent chercher le printemps dans ces régions plus soleilleuses.

– Mais ces régions sont trop lointaines pour que nos tourdres, nos mésanges, nos becs-figues et nos chardonnerets, sur leurs faibles voiles de plumes, aient la force d’y parvenir.

– Vous oubliez nos hirondelles, ces éternelles jaboteuses au courant de tous nos secrets !... Elles m’ont appris votre nom, ce joli nom d’« Escrivette »... Et je suis le comte Louis, ton époux, ma colombe d’or, qui viens, sous ce déguisement, briser les barreaux de ta cage... »

D’instinct, Escrivette l’avait reconnu. Sa joie tenait du délire. Elle dévala l’escalier, plus vive qu’une alouette, et, sitôt la porte ouverte, leurs deux êtres n’en firent plus qu’un.

Leur étreinte dénouée, la belle courut aux cuisines :

« Servante ! mets vite la table. Un pauvre va dîner ici. C’est un envoyé du Bon Dieu qu’il te faut traiter à l’égal d’un prince... Mais apporte-moi d’abord ton plus riche bassin de cuivre pour que je baigne ses pieds. Puis, offre-lui tes meilleurs plats, et, dans ma coupe d’argent, le meilleur vin de la cave. »

Quand la table fut servie, congédiant tous témoins importuns, ils dînèrent en tête-à-tête... Ah ! le joli et gai repas, le premier depuis sept ans, que firent nos amoureux !... Ils en oubliaient le ciel sarrasin et se croyaient de retour dans leur castel des fiançailles.

Pourtant, le soleil déclinait du côté de la mer, dans sa belle toge pourpre, et l’heure pressait de fuir.

« Je crois qu’il serait temps, petite, de nous apprêter au départ, s’avisa le comte Louis.

– Je voudrais déjà être dans la barque !... Mais, avant de gagner le large, conseilla la jolie rusée, munissons-nous d’un viatique sérieux. Suis-moi dans la chambre aux trésors. »

Ils entrèrent dans cette chambre où le comte aperçut un coffre damasquiné avec un goût exquis et bardé de lourdes ferrures.

« C’est là que le prince cache ses joyaux. Emparons-nous d’un sac de pierres précieuses. Ces richesses nous serviront pour le rachat d’autres prisonniers ; mon esclavage de sept ans, malgré le bonheur retrouvé, m’oblige à songer au sort de nos frères. »

Descendant ensuite aux écuries, les époux firent choix des deux meilleurs chevaux.

Les gardes, saisis de stupeur, contemplaient leurs préparatifs et devinaient bien leurs projets de fuite ! Nul cependant n’osait y mettre obstacle, bien qu’ils tremblassent pour leur vie en songeant au courroux du prince qui s’appesantirait sur eux quand il verrait la cage abandonnée... Mais si profonde était leur affection envers la douce recluse, qui s’était montrée sept années durant si humaine à leur égard, que l’idée de mourir pour elle leur semblait un service dû.

Or, à peine les deux coursiers galopaient-ils crinière au vent, que le roi rentra de la chasse.

Constatant l’évasion de sa belle captive, il fut saisi d’une telle fureur qu’il parla de trancher le col à tous les gardes fautifs ; mais, désireux d’abord de rattraper les fuyards, il se mit à leur poursuite ; ce fut une course effrénée à travers plaines et ravins, et voici qu’il les rejoignit quand ils franchissaient la rivière. Seul, à présent, un pont les séparait.

« Mendiant d’enfer, invectiva-t-il le seigneur Louis, que le diable te confonde !... Sept ans, j’ai soigné cette prisonnière, je l’ai nourrie des viandes les plus fines, des vins les plus généreux, parée de soie, et de brocart, et l’ai traitée avec respect pour en faire mon épouse, et ta gueuserie veut me la ravir ? Mais Allah déjoue ta ruse !... Votre dernière heure est venue... Vous allez mourir tous deux. »

Prêt à l’assaut, sur l’autre berge, le comte, l’épée au poing, l’attendait d’un cœur résolu.

Le prince maure s’élança, mais dès qu’il eut touché le pont, sainte Florence, qui veillait là-haut dans l’azur, loin des yeux des hommes, et qui protégeait Escrivette dont elle était l’ange gardien, le fit s’écrouler d’un bloc, et cheval et cavalier s’engloutirent dans l’eau profonde.

Ce miracle de la sainte, en faveur des deux époux qui gardèrent leur foi intacte malgré sept années de séparation, fut leur juste récompense, et l’histoire ne dit pas s’ils eurent beaucoup d’enfants.

 

 

Pierre JALABERT, Contes de Provence et du Languedoc, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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