Les Saintes-Maries-de-la-Mer

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Pierre JALABERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Camargue, née des alluvions du Rhône, mystérieuse avec ses miroirs d’eau où le ciel se reflète, est une étrange région de sables, de marais, de plaines à perte de vue où paissent les libres « manades » et cette fringante race de petits chevaux blancs qui descendent, paraît-il, de ces cavales arabes que le départ des Sarrasins auraient laissées dans le pays. Joncs, roseaux, tamaris, « saladelles », salicornes, herbes aquatiques forment la parure de ce demi-désert, riche d’oiseaux de toutes les espèces qui s’y sentent en sécurité, loin des villes et des hommes. L’azur s’y strie, comme en Égypte, du vol rose des flamants. De ses blanches « sansouires » – vieux fonds marins au bord desquels la vague vient mourir et d’où l’eau s’est évaporée ne laissant que des couches salines – le rivage s’éloigne chaque jour. Depuis les temps romains, le vaste delta du Rhône, dit « grau des marseillais », a repoussé la mer d’une distance double de celle qu’elle occupait au sud de la ville d’Arles. Les anciennes tours, guetteuses de navires, bâties jadis au débouché du fleuve, sont maintenant loin dans les terres, pareilles à des jalons plantés pour mesurer l’extension du pays : témoin la Tour de Saint-Louis, construite en 1737, à même le rivage, et qui en est distante de 9 kilomètres. Dans l’intérieur, purgé des souillures du sel, fleurissent les rizières et les somptueux vignobles.

Pénétrons dans la cité des « Saintes », bourg solitaire qu’on appelait durant le Moyen Âge « la villo de la mar » (la ville de la mer). Aux temps des comtes de Provence, du XIIIe au XVe siècle, elle jouit des plus grands privilèges et connut la prospérité. L’auréole la nimbe toujours du prestige des traditions chrétiennes. Ce fut sur son tapis de sables qu’auraient abordé Marie Jacobé, sœur de la Sainte Vierge ; Marie Salomé, mère des apôtres Jean et Jacques ; leur noire servante Sara, Lazare, Marthe, Maximin, Sidoine et Marie-Madeleine, que les persécutions auraient contraints de quitter la Judée. La mer, grâce au remous des vagues, montre parfois sur son miroir la trace du lumineux sillage que leur barque aurait laissé, conduite par la main de Dieu, sans gouvernail, voile, ni rames... Sur cette côte inhospitalière, les voyageurs se seraient séparés ; Marie-Madeleine, se retirant à la Sainte-Baume pour y pleurer et y expier ses fautes ; Lazare, Maximin, Sidoine seraient allés prêcher la foi du Christ à Marseille et à Aix, dont ils devinrent les premiers évêques. Marthe aurait pris le chemin de Tarascon. Seules seraient restées Marie Salomé, Marie Jacobé et leur brune Sara qui, se plaisant sur ce rivage, y moururent longtemps après et y furent ensevelies. Découverts par le roi René en 1448, leurs ossements trouvèrent asile dans l’église.

Quel monument original que cette église, d’une sobre et farouche beauté, construite au XIIe siècle, sur l’emplacement d’un humble oratoire édifié par les saintes en l’honneur de la Vierge, au lieu même où se dressaient les ruines d’un temple païen ! Ses murs sont peuplés d’ex-voto.

Sanctuaire fortifié contre les pirates, elle ne possède qu’une seule nef, couronnée extérieurement de mâchicoulis, de créneaux et d’un chemin de ronde. Trois étages superposés en font une basilique d’exception : la crypte, souterraine ; à hauteur du sol, l’abside aux belles colonnes antiques ; et, à l’étage supérieur, dominant le chemin de ronde, « la chapelle des miracles », abri des reliques des Saintes-Maries. Devant la porte latérale, face à la mer, veillent deux lions de pierre, très anciens et d’un art primitif, qui seraient, selon quelques auteurs, les lointains parrains de ces rivages : d’où leur nom « Golfe du Lion ». Un puits bâille au centre de la nef, creusé pour ravitailler d’eau les défenseurs durant les sièges.

Pour jouir d’un étrange spectacle, il faut se rendre aux Saintes les 24 et 25 mai ou le dimanche qui suit le 22 octobre. C’est grande liesse en terre de Camargue et pèlerinages d’un pittoresque exubérant. La foule y accourt de toutes les régions. Choisissez Mai, de préférence. Vous y verrez, surgis de tous les coins d’Europe, dans leurs roulottes cahotantes que traînent de maigres chevaux, avec leurs yeux de diamants noirs, leur teint de bronze vert, leurs grosses lèvres rouges et leur tête crépue – où la beauté des femmes n’est pas rare – la plus extraordinaire assemblée de « caraques », dits gitanes ou bohémiens. Leurs diverses tribus se donnent rendez-vous devant la châsse de Sara, patronne de leur race errante. En vertu d’un droit très ancien qui leur fut conféré, ils se groupent dans la crypte, face à l’autel de leur noire idole ; et, bien qu’assistant aux nombreux offices, agenouillés ou plutôt accroupis sur le sol, ils n’y prennent aucune part. Ils n’adorent que leur sainte ! la Vierge et le Christ leur sont étrangers...

Mais pour Sara, que d’oraisons ferventes ! Quelle extatique exaltation ! Ils restent là tout le jour, oublieux de nourriture, à marmotter d’incessantes prières dans un langage qui nous est inconnu et qui ne se rattache à aucun dialecte. Ils semblent les fils d’un monde à part et le sont en réalité. Au moment où le câble fleuri descend des voûtes de la nef les châsses miraculeuses, tandis que retentissent les alléluias des autres pèlerins, leur bouche demeure muette ; ils se contentent de suer dans cette crypte devenue chaudière par l’entassement de leurs corps et les feux des cierges qu’ils allument comme des brasiers d’autodafé. C’est là qu’ils élisent leur Reine, en grand secret, tous les trois ou quatre ans. Puis, ils s’en vont comme ils étaient venus, éternellement mystérieux, libres à travers le monde.

Et c’est encore aux Saintes-Maries que Mistral a situé le déchirant dénouement de Mireille. La pauvre amoureuse est couchée dans l’église, agonisante aux bras de son Vincent ; et le peuple supplie les belles faiseuses de miracles de lui rendre la paix qui lui a été ravie :

 

Reino de Paradis, mestresso

De la planuro d’amaresso

Clafissés, quand vous plais, de peis nosti fielat.

Mai a la foulo pecadouiro

Qu’a vosto porto se doulouiro,

O blanqui flour de la sansouiro

S’ei de pas que ié fau, de pas emplissès-la !

 

Reines du Paradis, maîtresses, – De la plaine d’amertume – Vous comblez, quand il vous plaît, de poissons nos filets. – Mais à la foule pécheresse – Qui à votre porte se lamente – Ô blanches fleurs (de nos) landes salées – Si c’est la paix qu’il faut, de paix emplissez-la !

Alors, du ciel descendues, les saintes se penchent vers Mireille. Ses yeux les voient. Ses lèvres leur sourient.

 

Vincent ! as vist, quand remountavon

Li flo de lume que jitavon !...

Soun su’no barco sènso vélo

Lis aucèu de la mar li raludon à voù...

Li Santa, sus la pro

Soun drecho que m’espéron...

 

Vincent ! tu as vu, quand elles remontaient – les flocons de lumière qu’elles jetaient !... – Elles sont sur une barque sans voile – Les oiseaux de la mer les saluent à volées. Les Saintes, sur la proue – sont debout qui m’attendent...

« Ô mon pauvre Vincent – ... la mort, ce mot qui te trompe – qu’est-ce ? Un brouillard qui se dissipe – avec les glas de la cloche – Un songe qui éveille à la fin de la nuit ! – Non, je ne meurs pas ! D’un pied léger – je monte déjà sur la nacelle ! – Adieu, adieu !... Déjà nous gagnons le large sur la mer – la mer, belle plaine agitée, – est l’avenue du Paradis – car le bleu de l’étendue – touche tout alentour au gouffre amer... »

Et sur ces mots, la pauvre enfant rend à Dieu son âme douce et pure.

Voilà les souvenirs, sources d’exaltation, qui se pressent à l’esprit dans ce paysage des « Saintes ». Baigné de lumière mystique et de poésie mistralienne, il n’en saurait être de plus émouvant. D’ailleurs, la statue de Mireille, œuvre d’Antonin Mercié, se dresse près de l’église, à côté du calvaire que les Saintins ont érigé en l’honneur des morts de la Grande Guerre. Il est bien qu’il en soit ainsi. Ceux qui défendirent ce sol, les humbles élues qui l’évangélisèrent, et la symbolique héroïne du Poème qui l’immortalisa, égaux par le sacrifice, couronnés de la même gloire, communient dans la même paix matérielle et spirituelle.

 

 

Donc, Marthe était venue à bord de la barque, sans voile ni rame, qui déposa les émigrants sur le rivage provençal. Descendante de race royale, elle était fille de Judée, comme sa sœur Marie-Madeleine, ayant eu pour père Syrus, qui gouverna la Syrie et beaucoup de villes le long de la mer, si nous en croyons Jacques de Voragine. Par l’héritage de sa mère Eucharie, elle avait des droits à la possession de Magdalum, de Béthanie et de Jérusalem. Mais les honneurs seigneuriaux, ni les richesses de ce monde, ni même l’attrait des amours humaines, n’eurent de prise sur son cœur, entièrement voué au service de Jésus.

Dans sa maison de Béthanie, où elle vivait avec Madeleine et son frère Lazare, elle avait d’ailleurs accueilli ce Jésus en pieuse hôtesse et fidèle servante. Elle lui avait préparé la bassine d’eau purificatrice pour qu’il y baignât ses pieds poussiéreux et cruellement meurtris d’avoir tant marché sur les grandes routes... Il s’était assis à sa table ; ensemble ils avaient partagé le pain, les poissons, les légumes, les fruits qui avaient apaisé la faim de son corps ; et il lui avait dit la bonne parole. Elle l’avait assisté au Calvaire, crucifié entre les deux voleurs, après le coup de lance et l’éponge de fiel. Mais, sitôt son ascension loin des souffrances de la terre, désireuse d’accomplir la divine ambassade dont ce Messie l’avait chargée, elle avait quitté le toit paternel et débarqué avec ses compagnons sur ce rivage des Gaules. Elle avait choisi pour refuge la ville de Tarascon.

 

 

Il y avait alors dans une forêt, proche la ville, hantant les parages du Rhône, un monstre redoutable qui semait la terreur parmi les habitants et dévorait chaque année un grand nombre de victimes. D’une taille gigantesque, plus volumineux qu’un bœuf, plus long qu’un cheval, il offrait dans la partie inférieure du corps, écailleuse et semée d’épines, l’image d’un dauphin. Il possédait le mufle d’un lion, des yeux couleur de cinabre, une gueule qui crachait le feu, armée d’épouvantables dents. Il attaquait les nautoniers, les voyageurs, les pastoureaux et pastourelles qui, sans méfiance, gardaient leurs brebis.

Marthe, dont l’éloquente voix émouvait le cœur de ces pauvres païens, qui, déjà, sentaient dans Jésus l’ami des humbles et des faibles, touchée de la vénération dont leur tendresse l’entourait, comme des espoirs merveilleux qu’ils fondaient sur sa puissance – car ils l’avaient prise d’abord pour la Diane des Grecs venue résider sous leur ciel – obéissant à leurs prières, leur promit de les délivrer de ce redoutable fléau.

Gagnant la forêt, dont la bête avait fait son asile, Marthe l’aperçut, couchée près du fleuve, tenant encore entre ses crocs quelques lambeaux d’un corps humain. À sa vue, le monstre se dressa, saisi d’une rage soudaine ; ses yeux dardèrent deux éclairs, sa queue se tordit et frappa le sol. Il s’apprêtait à bondir pour dévorer cette douce imprudente, lorsque la sainte lui tendit une croix et l’aspergea d’un aspersoir qui contenait de l’eau bénite. Sous la religieuse ondée, s’épanchant le long de ses écailles, la bête effectua d’étranges contorsions ; mais, peu à peu, sa fureur se calmant, elle rampa, craintive et désarmée, vers les pieds de la jeune fille, ses regards tendus vers les siens et comme ruisselants d’une tendre ferveur.

Marthe détacha sa ceinture, la lui passa autour du col ; et la bête la suivit, tel un pacifique agneau, vers les portes de la ville où, debout sur les remparts, le peuple les reçut parmi les cris de joie et les bénédictions. Il surnomma ce monstre : la Tarasque !

Et depuis cette lointaine époque, la Tarasque et les Tarasconnais sont devenus les plus parfaits amis.

 

 

En souvenir de ce miracle, des réjouissances eurent lieu, qui se déroulaient chaque année et très suivies au cours des siècles ; elles consistaient en deux processions : la première, le second dimanche après la Pentecôte ; la deuxième, le 29 juillet, fête de la sainte. Dans la première de ces processions, la Tarasque était évoquée sous l’aspect d’une énorme chimère, bâtie de carton et de bois, furieuse et crachant des flammes, qui balayait de sa queue les imprudents qui s’en approchaient ; dans la seconde procession, le monstre, doux et repentant, se laissait conduire par une jeune fille.

Ordonnateur de ces réjouissances, le roi René les présida en 1469. Elles se perpétuent depuis, mais avec moins d’éclat, de candeur innocente qu’aux temps du bon prince angevin.

 

Pierre JALABERT, Contes de Provence et du Languedoc, 1956.

 

 

 

 

 

 

 

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