La merveilleuse histoire
de Pierre de Provence
et de la belle Maguelone
par
Pierre JALABERT
Comme ce Balthazar de l’Arlésienne qui, pour amuser l’Innocent, lui invente mille sornettes et l’histoire entre autres, devenue célèbre, de la chèvre de M. Seguin, qui se battit toute la nuit avec le loup et puis, le matin, le loup l’a mangée : de même, c’est jadis à ses frères de race, quelque Balthazar de Camargue ou d’un mas perdu de la Crau, que ce passionnant récit de Pierre de Provence et de la belle Maguelone a eu le bonheur de fleurir au jour ; car la plupart de nos légendes sont filles de l’imagination de ces rudes philosophes aux feutres à larges bords et aux amples limousines, qui, durant les mois d’été, passent un bon tiers de leur vie parmi la paix des solitudes, au cœur des pacages alpins où croissent l’herbe parfumée qui a le goût des œillets sauvages, les longues digitales pourpres, la gentiane et la lavande bleue.
Philosophes, certes ! ils le sont et aussi poètes et astronomes. Bien sûr, leurs réputés confrères de l’Observatoire de Paris les tiennent quelquefois pour de naïfs rêveurs, ignorants des nombres sacrés et des révolutions stellaires !... Mais, les yeux tournés vers le ciel, enveloppés de son nocturne azur, ils l’ont tellement étudié dès leur enfance vagabonde qu’il est devenu leur familier domaine, qu’ils en parlent comme d’un ami, d’une voix plus tendre et riche d’images que ces savants diplômés.
Là, tout seuls avec leurs chiens veillant sur le sommeil des bêtes, que faire sinon de rêver, et de rêver intensément, devant ce beau jardin d’étoiles, émouvantes fleurs lumineuses, émaillées de coloris divers, et si proches de leur front, qu’il semble qu’en levant la main ils pourraient en cueillir des gerbes... Et la science qu’ils en tirent n’est qu’adorable poésie !
Pour ces pâtres à l’âme d’enfant – héritiers, sans le savoir, des traditions chaldéennes – qu’est-ce, par exemple, que la Voie lactée, sinon le Chemin de Saint-Jacques ?
Sirius, c’est Jean de Milan. Invité un jour à la noce de la belle Maguelone (l’étoile de Vénus) qui se marie tous les sept ans avec Pierre de Provence (la planète Saturne et ses brillants anneaux) – (c’est-à-dire : qui, tous les sept ans, opèrent leur conjonction), Jean de Milan eut pour cavalières la Poule couveuse, au nom bien imagé, qui symbolise les Pléiades, et les Enseignes (qui ne sont autres que les trois soleils d’Orion, dénommés aussi les trois Rois). Or, cette Poule couveuse, alerte tâcheronne, sortit du lit de grand matin et se mit la première en route pour se rendre à ce mariage. On la voit parcourir le faîte du Zénith... Les Enseignes, moins diligentes, se levèrent longtemps après et coupèrent par le plus court, afin de rejoindre la Poule couveuse. Mais ce paresseux de Jean de Milan ne put s’arracher de ses draps. Bien qu’il courût, dès son réveil, à la poursuite des Enseignes, trop loin pour les rattraper, il leur jeta son bâton en un geste de fureur. On voit ce bâton dans le ciel. Il plane au-dessus d’Antarès, surnommé le Boiteux, qui, invité de même à la cérémonie, claudique avec empressement sans abattre beaucoup de route.
Quant à leur sainte patronne : Maguelone-Vénus, l’étoile des Bergers, leur matinal et vespéral flambeau, qui leur prête sa lueur quand ils font sortir leurs brebis ou les ramènent à la crèche, et pour les beaux yeux de laquelle Pierre de Provence est féru d’amour, ces pâtres, pleins de respect, vous conteront leur merveilleuse histoire.
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Et la voici comme ils me l’ont contée :
Il était une fois un seigneur de Provence, fils de Jean de Cavaillon, qui, sur les fonts baptismaux, reçut le prénom de Pierre. Habile à tous les jeux du corps autant qu’à ceux – plus nobles – de l’esprit, il fut, dès ses vingt ans, le plus parfait et le plus beau des Princes.
Mais son âme aspirait à un tel idéal que nulle humaine joie ne pouvait la combler, ni les tendres chansons des luths, ni les sourires inviteurs des plus accortes damoiselles. Dans les jardins du palais familial où il promenait sa mélancolie à l’ombre des micocouliers et des massifs de lauriers-roses, il rêvait d’un amour si au-dessus des affections humaines qu’il n’escomptait le trouver ici-bas !... Et pourtant, il le désirait de tout le feu de sa jeunesse ! Mais où le découvrir ? Dans quel paradis ? Quel abîme ? Ou dans quel royaume inconnu que devaient gouverner les Fées ?... Et il sentait ployer son être sous le fardeau monotone des jours qui, bien qu’ils lui parussent vides, n’en étaient que plus accablants à chaque nouvelle saison. Comment vivre, rongé par une telle fièvre ? Résolu de succomber ou d’en obtenir victoire, il délaisse alors le toit paternel et se livre aux mains du Hasard qui doit l’aider – espère-t-il – dans sa recherche aventureuse.
Enfourchant son meilleur destrier, il gagne les Alpes lointaines. Il n’a dévoilé ses projets ni à sa mère qu’il chérit, ni à son père chargé d’ans. Un but invisible l’attire ; et il y court d’un si hardi galop que l’aigrette de son casque effarouche même les aigles planant aux cimes de l’azur, et que les naseaux de son palefroi, qui paraissent cracher du soufre, épouvantent les laboureurs au point que ces malheureux, croyant voir surgir l’image du Diable, lâchent l’araire et l’aiguillon pour chercher un rapide abri dans les bois environnants.
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Or, tandis qu’il se consacre à l’ardente découverte de cet « impossible amour », dont il éprouve une si vive soif, là-bas, dans Naples-la-Songeuse, qui s’accoude et chante au bord de la mer, une enfant de seize ans rêve aussi d’un Héros...
Elle est fraîche comme les lis dans les parterres de juin et rayonne d’une splendeur à faire soupirer les Anges. Elle répond au nom de Maguelone, dont les musicales syllabes ont le charme et la séduction d’une plainte de rossignol ; tout l’azur du ciel italien darde sa flamme en ses prunelles, et ce qui ajoute à ses attraits, c’est qu’elle est aussi la fille du roi que tant de comtes et de ducs rêvent de prendre pour compagne... Mais, se jouant de leurs déclarations, un instinct secret l’avertit que l’Époux qui lui est destiné depuis la naissance des Âges et dont le nom s’accole au sien sur le Grand-Livre de Dieu doit bientôt accourir de par-delà les Alpes... Et son cœur paisible attend sa venue, ainsi que l’Aurore attend le Soleil.
Tandis qu’en ses appartements où, seule avec ses dames, ses pages, fredonnant des « sextines » d’amour, et ses lévriers couchés en rond, elle songe au Prince futur, beau comme un Prince de Légende, grâce auquel sa vie emparadisée ne sera qu’un chemin sans ronces ni cailloux, Pierre, de manoirs en manoirs et de villes en fiefs, continue sans se lasser à chevaucher sa monture. Mais il cherche en vain l’Amour dont il rêve sans jamais le découvrir et son cœur de plus en plus est saturé d’amertume.
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Pourtant, voici qu’un lilial matin, guidé par ce Hasard auquel il confia le soin de ses étapes, il aperçoit à l’horizon, blanche et rose sous le ciel, moelleusement couchée le long d’un golfe et dominée par un volcan empanaché d’une aigrette de feu, une ville pleine de rumeurs, de rires, de danses, de chants et de frémissements de violes, dont le peuple, à ce qu’il lui semble, n’a pour unique travail que de se promener, boire, dormir et vivre au bon soleil... C’est Naples-l’Insoucieuse !
Pierre franchit le seuil de ses remparts. L’éclat si vif de son armure fait jouer des brasiers sur le pavé des rues ; et si noble est son maintien qu’on croit voir, lance au poing, dans sa cuirasse d’or, Mgr Saint-Michel caracoler sur son cheval de guerre !
Tel est d’ailleurs le sentiment public que, devant son apparition, la ville entière crie : « Miracle ! » et que, d’une âme extasiée, se livrant en offrande d’amour, elle arrache maintenant tous les bouquets de ses écharpes afin de dérouler sur le passage du héros l’odorante mosaïque d’un tapis de fleurs ininterrompu.
Pierre savoure ces hommages, et, tandis qu’il les respire comme une bouffée d’encens, voici que, le missel en main, escortée de ses dames d’honneur, Maguelone ce matin-là sort de la chapelle royale. Ces cris et ces vagues de foule suscitent sa curiosité. À peine a-t-elle le désir d’interroger un brave « lazarone » afin d’apprendre les raisons de cette bruyante cohue que, debout dans le soleil, comme l’Archange au glaive torse, Pierre apparaît à ses regards surpris.
Leurs yeux se sont croisés l’espace d’un éclair et leurs cœurs ensemble ont cessé de battre ; et tous deux, à la même seconde, éprouvent cette impression que l’aile de leur vie a suspendu son vol et qu’un ciel vient de s’ouvrir qui jusqu’alors demeurait clos, mais dont un invisible doigt leur entrebâille les portes... Une émotion si forte les étreint que leur visage est plus blanc qu’un linceul et qu’ils se sentent consumés d’une délicieuse et sourde brûlure.
Pareils à ce Tristan et cette Yseult, d’illustre renom, dont maints jongleurs leur contèrent l’histoire, ah ! quel philtre ont-ils donc bu pour être de la sorte attirés et séduits ? Leur existence, encore hier, se déroulait inconnue l’un de l’autre et la voici liée d’un imbrisable fil ! Est-ce vraiment l’Amour rencontré sur leur route ?... Leur regard se cherche à nouveau et cette voix mystérieuse qui s’élève du fond de nos cœurs dans les grands moments solennels leur confirme la vérité... Céleste langage des âmes !... Ces deux êtres se sont compris, tant leur muette confidence eut un pouvoir persuasif autrement éloquent que tous les mots humains !... Alors le monde à leur entour croule comme un château de cartes. Rien n’existe ; ils ne voient plus qu’eux. Seuls, ils composent l’infini et savourent ce pur délice que Dieu réserve aux seuls élus dont le rêve est exaucé.
Désormais, il s’installe à Naples et choisit pour résidence un palais voisin du palais royal. Sa beauté, son nom, sa jeunesse captivent vite le souverain qui lui accorde son affection et le convie à ses fêtes. Il assiste à des tournois où il démontre sa valeur en triomphant d’illustres chevaliers. Mais que sont ces vaines passes d’armes et les ovations de ces spectateurs en regard de l’enchantement que lui donne à cette Cour la présence de Maguelone ?
Il ne peut toutefois l’approcher ni l’entretenir à sa fantaisie, comme il en éprouve le violent désir. La jeune fille également souffre de cette contrainte. Mais l’Ève éternelle, qui secrètement s’éveille en son cœur, trouve le moyen d’y remédier. Elle use d’un stratagème : Nicé, sa vieille nourrice, qui transmet de l’un à l’autre leurs messages mutuels. C’est ainsi que Pierre confie à Nicé, pour le remettre à la princesse, un anneau qu’il porte au doigt et qui lui vient de sa mère. C’est le gage de son attachement que rien désormais ne peut rompre : ni les hommes, ni la mort. Il lui donnera, les jours à venir, deux autres bagues précieuses.
Enfin, grâce à la complicité de la fidèle servante, ils goûtent le bonheur d’un premier rendez-vous. Il est chaste et fraternel dans la chambre même de la jeune fille. Pierre lui évoque son enfance, l’humble ville de Cavaillon, ses élans vers la poésie et tous les rêves d’absolu qui l’ont poussé à sa rencontre. N’est-elle pas un signe du Destin ? L’un et l’autre se jurent une éternelle foi ; et, pour donner plus de valeur au serment qui les engage, Maguelone prend la chaîne d’or qu’elle porte à sa poitrine et, d’un pieux et tendre geste, la passe au col de son ami.
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Néanmoins, au palais de Naples, déjà certains courtisans s’avisent de prendre ombrage de ce seigneur provençal qui les a supplantés dans la faveur du roi, qui triomphe dans tous les jeux – de l’épée comme de la lyre – et qui joint à la force d’Hercule cette beauté mâle et cette élégance qui sont l’attribut d’Apollon. Des médisants s’ingénient à le perdre et le calomnient auprès du souverain. Pour l’obliger à déserter la Cour, ils laissent même entendre à Pierre que ses parents le croient mort et portent, hélas ! son deuil... Nulle ruse n’est plus perfide pour le contraindre au départ, tant il chérit ses parents et a grande hâte de sécher leurs larmes. Il doit les rejoindre au plus tôt. Maguelone approuve sa conduite, mais s’oppose à ce qu’il parte seul, du fait que, l’aimant plus que tout au monde, son cœur déjà le considère à l’égal de son époux. Son devoir est donc de le suivre. Leur fuite est décidée. Ils quitteront la ville par une nuit sombre, à l’insu du monarque et de ses courtisans, capables d’entraver leurs projets d’avenir.
Et lorsque l’heure sonne enfin de la romanesque fugue, Pierre enlève sa douce mie qui s’accroche à son épaule ainsi qu’un vivant joyau, la serre contre sa poitrine, et tous deux, sur le palefroi, galopent à bride abattue. La route étale son ruban que les quatre sabots de fer martèlent comme une enclume ; les arbres, affolés, derrière eux semblent fuir. Naples n’est plus dans le lointain qu’une vision qui s’évapore ; et, désormais, leur souffle confondu, leurs âmes mêlées l’une à l’autre, il n’est sur terre de mortel qui atteigne à leur félicité, puisqu’ils emportent dans leur cœur l’infini de la joie humaine.
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Quand l’aurore à pas de loup vient souffler la dernière étoile, Pierre arrête sa monture à l’ombre d’une forêt qui s’étend devant la mer. La fatigue les envahit après cette course rapide, et, notamment, les yeux de Maguelone tentent de pénibles efforts pour ne pas se fermer à la clarté du jour tant ils se poudrent de sommeil. Il lui prépare un lit de mousse et d’herbe ; ensuite, allongé près d’elle, il prend sa tête dans ses mains et la pose au creux de ses bras qui lui servent d’oreiller. Mais c’est à peine si l’enfant a la force de lui sourire ; son front s’incline, elle dort... Et voilà que « pour l’épier, gais et coureurs – selon les strophes du poète – les lézards verts et les lézards gris accourent le long du sentier. Les papillons dont les ailes se hâtent vers chaque fleur des champs, les papillons se sont posés pour admirer cette heureuse fillette ». Et Pierre, que l’émotion empêche de dormir, récite à mi-voix des chants provençaux : « Velours du vert gramen, laine des brebis que glane la bruyère, et toi, fleur pourpre du grenadier, faites-nous un lit sans pareil, un nid tout parfumé de jeunesse et d’amour, enchanté par les plus beaux rêves. Grands arbres, inclinez-vous, ruisselants de paix et d’ombre ; tendrement, vite, vite, comme des bras amis, inclinez votre feuillage ; prenez-nous dans votre manteau. »
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Or, Maguelone, avant de clore sa paupière, a laissé tomber dans l’herbe un précieux coffret que sa chute fit s’ouvrir et qui enferme les trois anneaux, liés par un ruban de soie, qui furent les dons du prince. Leurs diamants jettent au soleil une si vive clarté que – voleur comme une pie qui s’empare de tout ce qui brille – un corbeau, juché dans un arbre, fasciné par leur éclat, fond sur eux, les emporte au bec et rejoint l’épaisseur des branches.
Furieux d’être ainsi dupé par ce maudit volatile, Pierre improvise une fronde et blesse grièvement l’oiseau qui, tenant toujours les bijoux, va s’abattre sur la mer.
Une barque est près du rivage ; il s’empresse d’y courir et de la pousser vers les flots. Mais un brusque vent, qui souffle de terre et dont la violence augmente d’ampleur, l’entraîne vers la haute mer en dépit de ses efforts pour regagner la côte. Il n’est plus désormais sur l’étendue marine qu’une épave perdue et jouet des ressacs. Chaque seconde qui fuit le plonge avec rapidité vers ce gouffre de l’horizon qui l’attire comme un aimant et va devenir sa tombe. Le désespoir étreint son cœur. C’est en vain qu’il supplie Dieu de le rendre à sa fiancée ; sa perte entraînera sa perte !... Mais le Ciel est sourd à sa voix et son martyre se poursuit.
Le soir va descendre bientôt lorsqu’un bâtiment de corsaires maures, qui navigue dans ces parages, découvre la barque en péril et détache une embarcation pour recueillir le naufragé. La richesse de ses vêtements, la fierté de son attitude le préservent des outrages et, aux yeux de ces flibustiers, le classent au nombre des plus grands seigneurs. Cette magnifique proie, songent-ils, devra payer pour son rachat une rançon d’importance !
À peine débarqué sur la terre d’Afrique, le capitaine du vaisseau le conduit auprès du sultan qui, de même que ses marins, au lieu de le traiter en vulgaire captif, le reçoit avec des égards ainsi qu’un hôte de marque.
En dépit de la tristesse affreuse dont il porte le poids cruel, Pierre est touché de ces faveurs. On lui offre un palais pour prison, non les ténèbres de quelque oubliette. Mais l’ennui, fils de l’oisiveté, et le souvenir douloureux de son infortunée compagne hantent chacun de ses jours. Afin de lutter contre cet ennui et de s’efforcer d’endormir ses peines, il accepte d’être enrôlé dans les troupes du sultan à la seule condition de ne jamais prendre les armes pour combattre des chrétiens. Il accomplit de splendides prouesses ; et le monarque, en récompense, le nomme premier vizir.
Dans cette nouvelle fonction, il se dévoile habile politique. Bien des problèmes délicats trouvent, grâce à lui, une heureuse issue. Il monte au rang de conseiller et d’intime favori du Maître, auquel il a, dans ses plus sombres heures, lorsqu’il éprouvait le besoin de s’épancher dans le sein d’un ami, confié le triste secret de sa lamentable existence... Le souverain n’a qu’un désir : que Pierre oublie le sol natal, son amour pour Maguelone, et, reniant la foi du Christ, embrasse la foi de Mahomet. Il sera gorgé de trésors ; il aura pour le servir de nombreux esclaves... Le malheur n’est pas éternel ! Sa jeunesse est à peine éclose et la sagesse est d’en jouir !... Que d’ivresses en perspective lui gardent les faveurs d’Allah !... Aurait-il une hésitation ? Ce serait à désespérer de tout le bon sens dont il a fait preuve...
Sûr ainsi de le convaincre et d’obtenir sa conversion, il veut le marier à une des plus belles princesses du palais. Mais Pierre refuse, voulant garder intact le souvenir de celle à qui il a juré sa foi !
Une fidélité, à ce point inébranlable, plonge le tyran sarrasin en un si violent courroux qu’il en perd toute raison. Dépité d’avoir trouvé son maître, un chrétien plus puissant que lui, puisqu’il sait vaincre ses désirs, il le fait jeter au cachot... Et le prince s’y morfondrait, en méditant d’un cœur amer sur l’injustice et la folie des hommes, si une conjuration n’éclatait le même jour dans l’enceinte du palais ! On veut détrôner le sultan pour le remplacer par un autre...
Confiant dans la droiture de celui qui fut son meilleur soutien, le monarque, saisi d’effroi, le supplie de le défendre, et lui promet la liberté s’il s’oppose aux conjurateurs. Pierre accepte le marché, réunit en hâte des troupes ; l’émeute avorte, grâce à lui... Le sultan tiendra sa parole. Éperdu de reconnaissance, et lui demandant sincèrement pardon pour tous les torts qu’il lui causa, il lui fait présent d’un navire qu’il comble d’or et de joyaux, enfouis dans des barils qu’on a placés à fond de cale. Ils échangent leurs derniers adieux et Pierre, le cœur plein d’espoir, quitte le rivage africain et met le cap vers la Provence.
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Or, sept ans se sont écoulés depuis sa capture en mer ! Sept ans de regrets et d’angoisses, au cours desquels, battant de l’aile, volèrent ses tristes pensées vers celle qu’il laissa tendrement endormie sur sa couche de mousse et d’herbe, tandis qu’il s’efforçait de rattraper l’oiseau, ravisseur des bijoux !... Qu’est devenue la fiancée qu’il emportait vers sa demeure ? Sous quels climats la découvrir ? Qu’a-t-elle dû penser de lui, lorsque, à son réveil solitaire, ses yeux l’ont cherché et ne l’ont plus vu ? Ah ! de quels cris de désespoir sa voix dut faire retentir les échos de ce rivage !...
Le prince, en effet, ne se trompait point. Quand Maguelone s’éveilla, sitôt que le jour achevait sa course, elle fut étrangement surprise de ne plus sentir la chaleur et la douce étreinte des bras qui lui servirent d’oreiller. Elle fouilla d’un rapide coup d’œil l’immensité de la côte, puis, se levant, entra dans la forêt. Mais au fur et à mesure qu’elle s’engageait le long des sentiers emplis de mystère et d’ombre et qu’elle jetait d’inutiles appels auxquels ne répondaient que les chants des oiseaux, une douleur atroce l’envahit, une impression d’affreuse solitude... Où son ami avait-il disparu ?... Pourquoi l’avait-il laissée seule ? Allait-il revenir bientôt ?... Hélas ! même, reviendrait-il ? Ô supplice désespérant que lui procurait celte énigme !... Pourtant, son cheval était toujours là, broutant calmement le gazon, lié par la bride au même tronc d’arbre où il l’avait attaché le matin... Il n’aurait pu partir sans lui !... C’est donc qu’il allait reparaître ? Un flot d’espoir la ranima... Comment l’eût-il abandonnée !... Comme elle oublierait cette affreuse peur, étroitement pelotonnée dans l’abri de sa poitrine, dès qu’il serait de retour !...
Elle reprit le chemin du rivage. Mais aussi loin que s’étendait sa vue régnait la même solitude. L’angoisse à nouveau la saisit. Elle errait, en biche traquée, en suivant la frange, des vagues. Et tandis qu’elle marchait ainsi, folle de crainte et les cheveux au vent, ses pieds heurtèrent un objet à demi déjà recouvert de sable. C’était la toque de velours que Pierre avait portée la nuit de leur départ. Ô l’hallucinante vision que lui procurait cette découverte ; elle imagina la scène d’un drame : le malheureux s’était noyé !... Comment ?... Pourquoi ?... Dieu le savait et Dieu seul aurait pu le dire ! Mais si forte fut son émotion que, perdant soudain connaissance, elle s’écroula près des flots.
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Des pèlerins, venus de la Sicile, qui cheminaient vers Rome, ce soir-là, découvrirent son corps inerte. Ils lui prodiguèrent leurs soins, la ramenèrent à la vie, et l’emportant sur le cheval du prince, dès qu’ils eurent atteint la ville de leurs vœux, la logèrent dans un hôpital, tenu par des religieuses. Elle y séjourna de longs mois ; mais se sentant trop voisine de Naples et craignant d’être reconnue, elle décida de partir, pour se rapprocher du pays de Pierre, et de se rendre en Languedoc où, avec l’aide d’autres sœurs, elle aussi fonda près de Montpellier, sur les bords mêmes de la mer, une église, un couvent et un hôpital, qui, s’entourant peu à peu de modestes demeures, ne tardèrent pas à former un village, qui existe toujours et porte son nom : Villeneuve-lès-Maguelone.
Grâce à l’immense charité avec laquelle elle accueillait malades et pèlerins, l’hôpital devint célèbre. Les visiteurs y accouraient de tout lieu ; le hasard même y conduisit la princesse de Cavaillon, la mère du cher disparu qui, en mémoire de son fils, venait lui apporter de riches offrandes. Maguelone, en sa présence, ne put retenir ses pleurs. Ignorant leurs tristes amours, la princesse l’interrogea sur la cause de ses larmes. Lui entrouvrant le fond de son être, elle lui confessa le douloureux secret. Un lien intime s’établit entre ces deux pauvres femmes qui, dans les bras l’une de l’autre, lamentèrent leur commun chagrin.
Malgré tout, le pressentiment de retrouver l’ami si cher persistait dans l’âme de la jeune fille, alors que la mère, par contre, avait vu s’enfuir ses derniers espoirs.
⁂
Or, voici que ce même jour – tant le Hasard fait bien les choses ! – un pêcheur reconnaissant, que Maguelone avait soigné, se rendit en hâte auprès d’elle pour lui remettre trois anneaux, liés par un ruban de soie, qu’il avait découverts dans le corps d’un poisson... Maguelone les reconnut : c’étaient bien les anneaux du Prince ! Sa joie fusa comme un éclair. Par quel prodige extraordinaire rentrait-elle en leur possession ? Elle voyait dans leur retour une apparence de miracle et comme un signe mystérieux, un encouragement du Ciel, qui ranimait sa confiance... Loin de partager sa joie, la princesse de Cavaillon y lut, au contraire, la preuve du trépas certain de son fils et sa douleur en fut accrue... Prenant congé de Maguelone, elle regagna son castel.
Des jours encore s’écoulèrent, entraînant avec eux d’autres évènements, jusqu’à l’heure où, venu du pays sarrasin, pénétra dans l’hôpital l’équipage d’un vaisseau qui avait sombré dans la tempête sur cette côte sans abri. Le capitaine était blessé, les matelots à bout de force. Sitôt qu’on les eut hébergés et ragaillardis par les meilleurs soins, ce capitaine, dont l’état n’inspirait aucune inquiétude, interrogea les religieuses, qui s’empressaient à son chevet, au sujet de leur supérieure.
« Excusez ma curiosité, commença-t-il d’une anxieuse voix ; mais je serais heureux de connaître le nom de la femme au grand cœur qui fonda cet asile pieux. Ne serait-il pas Maguelone ?... »
Hélas ! le véritable nom de celle qui vêtit le cilice et le froc, ces religieuses l’ignoraient, celle-ci leur ayant toujours soigneusement caché son lieu d’origine et sa famille.
« Nous ne connaissons sous ce nom, répondirent-elles, que la fille d’un roi de Naples qui, si l’on en croit des bruits populaires, disparut de la Cour voici de nombreuses années, sans que personne puisse dire où son étoile la guida... »
Cette réponse émut le capitaine, qui se recueillit un instant, comme frappé d’une vive douleur.
Mais reprenant bientôt son interrogatoire, il apprit avec un vif plaisir que les seigneurs de Cavaillon étaient toujours de ce monde et que l’affection du peuple ne cessait de les entourer, à l’égal d’ailleurs de leur supérieure dont ces bonnes gardes-malades lui tracèrent à nouveau un éloge si émouvant qu’il sollicita l’honneur de sa visite, afin de la remercier des soins empressés qu’il avait reçus.
Sans chercher à s’enquérir de l’identité de ce capitaine, Maguelone, prévenue et toujours compatissante, se rendit à son chevet. Mais sitôt qu’elle l’aperçut, malgré son visage bruni, qui portait en durs sillons les traces de ses souffrances, elle reconnut l’être incomparable qu’elle pleurait depuis plus de sept ans ! Bien qu’elle crût mourir de joie, elle eut la force de se taire... Lui, sous la robe monacale et la cornette aux deux ailes d’oiseau qui la cachait presque à moitié, ne pouvait retrouver les traits de son amie, qui poussa même la contrainte jusqu’à changer le timbre de sa voix... Lors, ils causèrent longuement. Et Pierre – car c’était bien Pierre que le Destin lui renvoyait – lui confia, sans rien omettre, avec l’aveu de son fidèle amour, le récit de son infortune : l’histoire du maudit corbeau, de la barque perdue en mer, du sultan des Sarrasins, du rachat de sa liberté. Il lui dit surtout son désir de rechercher sa Maguelone, jusqu’à ce qu’il l’eût découverte, morte ou vive, jusqu’en enfer !... Ah ! les belles paroles d’or !... La religieuse les buvait à l’égal d’une eau miraculeuse ; et comme il lui plaisait d’entendre, jaillie de ces lèvres aimées, cette douce confession qu’il croyait faire à une autre !
Bref, ne pouvant se contenir, et se jetant dans ses bras :
« Inutile de la chercher sur les grandes routes du monde !... Ta Maguelone est retrouvée !... La voici blottie sur ton cœur... »
Les effusions de ces jeunes gens, vous les imaginez sans peine. Leur paradis s’était rouvert !... Quand leur émoi se fut un peu calmé, on envoya vite un message à la Cour de Cavaillon, annonçant l’heureuse nouvelle ; et vous imaginez aussi la félicité de ces bons parents qui n’espéraient plus embrasser leur fils !... Malgré que leurs chevaux brûlassent les étapes, comme il leur semblait long le chemin qui les séparait !...
Révélant enfin à ses religieuses le tendre secret qu’elle leur cacha, Maguelone leur fit ses adieux, leur confia les soins de l’hôpital et, malgré les sincères larmes que leur causait cette séparation, rentra dans la vie du siècle. Les épousailles eurent lieu, épousailles extraordinaires, où tout le pays fut convié, et où jamais nul n’avait vu abonder tant de cadeaux et de pierres précieuses. Les barils du sultan, rescapés du naufrage, et défoncés par les marins, laissèrent en flots de soleil ruisseler l’or et les bijoux. Kaléidoscope de feux, c’était un ciel en miniature... Maguelone en fut constellée et ses mains notamment s’ornèrent de ces trois magiques anneaux découverts dans le corps d’un poisson.
Le vieux roi de Naples étant mort, Pierre ajouta sa couronne à la sienne. Son règne fut béni des peuples, qui, sous sa douce autorité, ne connurent que de beaux jours.
Et désormais, les deux époux vécurent heureux pendant cent ans.
⁂
Ainsi finit la merveilleuse histoire que m’ont contée les pâtres provençaux, telle qu’ils l’ont imaginée – ces incorrigibles rêveurs ! – au cours de leurs veilles nocturnes... Loin d’être une pauvre sornette à l’usage des « innocents », que de poésie et de vérité se cachent sous son symbole ! Les astres en sont les acteurs. Saturne et ses brillants anneaux, la blanche planète Vénus y jouent le principal rôle... Que voulez-vous ! c’est leur manière, à ces braves gens des sommets, d’interpréter l’astronomie !... En l’habillant de ces atours, n’est-ce pas le meilleur moyen de la faire entrer dans l’âme des humbles ? S’ils leur disent que ces planètes sé maridon touti li set an (se marient tous les sept ans), cela leur « chante » davantage que le mot barbare de « conjonction », auquel ils ne comprendraient goutte... Après tout, il en vaut bien d’autres, cet art de conter l’histoire du ciel.
Pierre JALABERT, Contes de Provence et du Languedoc, 1956.