Le miracle de sainte Roseline

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre JALABERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS TOUTE La Légende dorée il n’existe pas de plus douce figure que celle de cette exquise enfant que le ciel semblait tenir en particulier amour. Sa vie fut un chemin de fleurs dont le bon Dieu supprima les épines. Elle ne connut ni les souffrances du martyre ni la haine des humains. Toute grâce et toute fraîcheur, elle fut en quelque sorte la couronne idéalisée de cette illustre famille provençale, la famille des Villeneuve, qui possède encore à l’heure actuelle de nombreux représentants et qui donna au Moyen Âge un ministre de génie au comte Raymond-Bérenger dans la personne de Romée de Villeneuve. Ce Romée, qu’admirait tant le Dante, fut placé par lui dans son Paradis et il l’a chanté en ces vers :

 

            Dans cette étoile luit la lumière de Romée,

            Dont l’œuvre belle et grande fut mal récompensée.

 

Raymond-Bérenger eut quatre filles, et chacune fut reine, grâce à Romée, humble pèlerin. Mais des paroles obliques poussèrent ce seigneur à demander des comptes à ce juste, qui lui donna sept et cinq pour dix, puis, il s’en alla pauvre et vieux, et si tout le monde savait quel fut son courage à mendier sa vie morceau par morceau, il le louerait plus encore.

Et voilà pourquoi Roseline, dès qu’elle ouvrit ses yeux aux clartés du soleil, sentit déjà s’épanouir, en son être prédestiné, un héritage de vertu, de bienfaisance et de noblesse.

Fille d’Armand de Villeneuve et de Sibylle de Sabran, elle naquit au château des Arcs, en 1263, et une adorable légende – comme seuls les bergers provençaux en inventent sous les étoiles – nous conte que lorsque son père, aussitôt averti de sa venue au monde et tout heureux et fier de l’extension de sa lignée, accourut déposer sur les joues de l’enfant sa première caresse, il constata que le berceau était nimbé d’une auréole d’or.

Entourée de ses jeunes compagnes et sous l’œil attentif de ses dames d’honneur, Roseline grandit, fêtée comme une souveraine. Mais ni la gloire de sa famille ni les privilèges seigneuriaux n’exaltèrent son orgueil. Elle comprenait, dès ses quatorze ans, la vanité des biens terrestres et trouvait même injuste qu’il existât des riches et des gueux.

Ses seules préoccupations n’avaient pour objet que les pauvres. Le ciel l’avait créée leur naturelle amie, avec le même élan de cœur, le même secourable charme que ce sublime ingénu, le poète saint François d’Assise, frère de l’oiseau qui chante, du soleil qui brille et de l’eau qui court.

Bien qu’à l’exemple du divin « Poverello », au sein des montagnes ombriennes, son évangélique altruisme ne l’ait pas incitée jusqu’à se dépouiller des trésors paternels, ni de ses joyaux, ni de ses parures, pour les donner aux malheureux, elle se plaisait à les réunir devant les puissantes murailles du château familial et à leur distribuer les miches de pain, les gâteaux de miel et les reliefs des venaisons que des convives trop repus avaient, la veille, négligés, au cours d’abondantes agapes.

Les pauvres recevaient ces dons en la bénissant de toute leur âme et en baisant ses mains qui leur tendaient un si doux réconfort. Aussi, le bruit des libéralités que prodiguait la jeune châtelaine avait-il couru par monts et par vaux, rapide comme le mistral, lorsque sa fougue d’endiablé lui suggère la fantaisie de conduire sa farandole, avec ses bottes de sept lieues, des parages du Ventoux aux sables de la Camargue.

Et voilà pourquoi, chaque jour, devant les portes du castel se massait en rangs plus compacts la foule des misérables. Leur multitude avait grossi d’une telle façon qu’elle offrait l’aspect d’une armée, composée uniquement de béquillards, de ladres, de manchots, d’aveugles et de culs-de-jatte, mais aussi criards qu’une armée de pies, aussi avides de butin que ces satanées braillardes.

Indisposé par le tumulte qu’occasionnait cette horde grouillante d’infirmes et de ventres creux, plus d’une fois l’omnipotent baron avait prié Roseline de mettre un terme à ses folles aumônes... Mais, chrétiennement obstinée, pitoyable envers l’infortune, et malgré ses douces promesses de se plier aux ordres paternels, l’enfant se sentait le cœur gros de ne point leur venir en aide et recommençait en cachette ses pieuses distributions.

Les nœuds d’une tendre harmonie qui jusqu’alors avaient lié l’âme du père et de la fille menaçaient, hélas ! de se rompre, car – selon les lois de l’époque – une telle désobéissance renouvelée de jour en jour pouvait valoir à la coupable les plus rigoureux châtiments... Et le baron, pris de colère, avait résolu de sévir. Il se mit donc à épier ses gestes.

À peine était-il aux aguets qu’il la surprit, s’échappant de l’office, voisin des fours de la boulangerie, et tenant, cachée dans sa robe dont elle relevait les bords, une lourde charge de pain qu’elle s’apprêtait à donner aux pauvres.

La malheureuse, prise en défaut, sentit ses joues se colorer de pourpre quand son père l’interrogea sur la qualité du fardeau qu’elle dissimulait ainsi. Déjà le trouble la gagnait, lorsque, inspirée par une voix du ciel et sans croire faire un mensonge, elle affirma ingénument :

« Ce sont des roses, mon seigneur ! »

Furieux de sa duplicité, le baron lui saisit les mains, rabattit les pans de la robe. Mais, au lieu des chanteaux de miche qu’il était sûr de découvrir, des roses, en effet, jonchèrent le sol de la cour en si blanches et lourdes gerbes que le parfum de leurs pétales gardait l’odeur du paradis... C’était un miracle de Dieu à la gloire de la fillette. Le père, frappé de stupeur, ne put que fléchir les genoux et se fondre en adoration comme devant la Sainte Vierge.

Un si poétique prodige attisa la verve d’un obscur troubadour qui l’a célébré en ces naïves rimes.

 

            Au temps que la Sainte vivait

            Dedans la maison de son père

            Aux pauvres elle distribuait

            Le pain qu’au logis on faisait.

            

            Son père ayant appris cela

            Fut se cacher pour la surprendre.

             « Ma fille, que portez-vous là ?

            – Ce sont des roses, des lilas. »

            

            Dieu, qui voulut récompenser

            Cette vertu par un miracle,

            Voulut que dans son tablier

            Le pain en fleurs se fut changé.

 

Après ce fait surnaturel et poussée par son désir de renoncement et de solitude, Roseline se rendit, en Avignon, au couvent de Sainte-Claire, dans l’église même où Pétrarque devait rencontrer cette Laure de Noves que son amour et son génie allaient immortaliser.

Mais, le comtat Venaissin ayant été peu après désolé par les guerres, Roseline se retira au monastère de La Celle-Roubaud, à peine âgée de dix-sept ans. Douze ans plus tard, on l’y nommait prieure. Le couvent, sous sa direction, réalisa de vraies merveilles de ferveur et de charité. Pourtant, de semblables honneurs parurent trop grands à cette modeste. Elle obtint la joie de redevenir une simple nonne et vécut cloîtrée jusqu’à son dernier jour. Elle apprit longtemps d’avance l’heure exacte de sa mort qu’elle révéla à sa nièce, Marguerite de Villeneuve.

La légende conte, en outre, qu’après son dernier soupir, son frère Hélian, qui guerroyait contre les infidèles, en qualité de croisé et se trouvait à cette époque prisonnier dans l’île de Rhodes, sentit, une nuit, d’invisibles mains dénouer ses chaînes. Il reconnut l’image de sa sœur qui lui fit signe de la suivre, ouvrit les portes du cachot et l’entraîna vers la mer. Quand ils eurent gagné le rivage, elle déploya son voile qu’elle disposa en forme de nef ; ils s’y placèrent l’un et l’autre et, aussitôt, enlevés par les vents, atterrirent en Provence. À peine en touchaient-ils les bords, Roseline avait disparu. Arrivé au castel de son père, Hélian, étonné de ne plus la revoir, demanda de ses nouvelles.

« Elle est morte, hélas ! depuis hier », lui répondit le vieux baron avec des larmes dans la voix.

Le jeune homme lui fit alors le récit de sa délivrance et de son voyage. C’était un miracle nouveau de la petite Sainte-aux-Fleurs.

 

 

 

Pierre JALABERT,

Légendes de Provence et du Languedoc, 1944.

 

Recueilli dans Histoires et légendes de la Provence mystérieuse,

textes recueillis et présentés par Jean-Paul Clébert,

Tchou, 1968.

 

 

 

 

 

 

 

 

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