La légende du pont Saint-Bénézet
par
Pierre JALABERT
Gagnons les bords du Rhône où chante la belle Avignon qui nous ouvrira ses remparts : « C’est Avignon et le Palais des Papes ! – C’est Avignon sur sa roche géante. – C’est Avignon, la sonneuse de joie – qui, l’une après l’autre, élève les pointes – de ses clochers tout semés de fleurons. – C’est Avignon, filleule de saint Pierre – qui vit sa barque à l’ancre dans son port – et qui porta ses clefs à sa ceinture – de créneaux ; Avignon, la ville accorte – que le mistral trousse et décoiffe – qui, pour avoir vu tant de gloire luire, – n’a pour elle gardé qu’insouciance... » Ainsi dans le Poème du Rhône chante Le dieu Mistral.
Les pieds abandonnés au fleuve, accoudée à son rocher des Doms, elle rêve aux gloires d’un passé dont elle fut la souveraine. Quelles cités connurent sa splendeur ? Siège des papes, la chrétienté tournait les yeux vers elle. Elle incarnait le port et le salut. Dans l’écrin lumineux de ses remparts couleur de miel sauvage, comme dans ses champs verdoyants, elle érigeait, farouche forteresse, l’altière nudité de son château pontifical et, précieux joyaux d’élégance et de goût, les douillettes « chartreuses » des cardinaux et des riches familles. Elle n’était que musiques de cloches tant elle abritait par centaines églises, couvents, chapelles, oratoires où des madones souriaient dans l’hosanna des carillons. Comblé d’argent et de grâces du Ciel, un peuple l’animait d’éternelles kermesses. Des voyageurs y accouraient de tous lieux : marins du Levant et d’Occitanie, pèlerins à face extasiée, aux lèvres usées par les prières ; moines, bateleurs, escholiers, gens de guerre et de négoce, chevaliers de Malte et de Rhodes, prédicants et flagellants, devins et thaumaturges, grandes dames et chambrières, artistes, poètes et théologiens. On s’y croyait en Italie bien qu’elle fût lys de Provence. Les fêtes y duraient tout l’an, religieuses et profanes. Si facile y coulait la vie que les citoyens ne payaient point d’impôts : l’aumône et les présents des plus lointains fidèles suffisaient à remplir les caisses du Trésor. Jusqu’aux Juifs et aux hérétiques dont les jours fuyaient sans souci, tant y régnait la tolérance. Quel pittoresque offraient ses rues avec leur bariolage de costumes, leurs rires, leurs chansons, leurs mules harnachées, leurs prêches en plein air, leurs fumantes rôtisseries et leurs parfums de chaudes victuailles ! Délice du Comtat et fille de Marseille, elle sentait toujours flamber en elle quelques gouttes du vieux sang grec ; et, même sous le froc chrétien, son âme demeurait un tantinet païenne, tant la possédait l’amour de la vie. En 1683, le sire de Préchac dépeignait les Avignonnais en ces petits vers pleins de charme :
Le jeu, le bal, la bonne chère
Les occupent incessamment
Ils en font leur plus grande affaire...
Certes ! l’enfer des Pères de l’Église ne troublait pas leur native gaieté.
Cette ville-musée, qui n’est que frontons et que ciselures, aux murs rissolés de soleil, aussitôt qu’on l’a parcourue jusqu’en ses moindres venelles, il faut la voir, les soirs d’été, de l’île de la Barthelasse, à l’heure alanguie du couchant. Sous les arbres centenaires, la fraîcheur invite à la rêverie. Frère des taureaux de Camargue, boueux et galopant, le Rhône coule au fil des berges, toujours pressé, jamais le même, creusant ses entonnoirs et bombant ses remous dans sa farandole échevelée. Tout entière offerte à l’admiration dans son corselet de défenses, la « Sonneuse de Joie » déroule ses splendeurs : son palais bâti pour géants, ses terrasses de rocs à la couronne de verdure, ses tours, ses campaniles, ses toits plats aux tuiles moussues. Ici, Notre-Dame-des-Doms avec sa Vierge d’or qui plane dans l’espace ; l’aérien carré de sa Tour de l’Horloge, surmontée de ses jacquemards frappant le bronze du marteau ; les clochers de Saint-Symphorien, de Saint-Agricol, de Saint-Didier, de Saint-Pierre ; et les dentelles des gothiques tourelles : phares sur l’océan des toits. Un ciel spiritualisé l’enveloppe de gazes tendres. Elle devient ville de songes, comme une ville d’Orient : d’abord d’un rouge de brasier, puis bleue, couleur de soir lunaire, puis moirée de nuances violettes pareilles aux soies d’un camail, pour se vêtir de teintes « perle » dès le crépuscule agonisant.
N’étant qu’images et que poésie, elle fourmille de légendes. Une des plus curieuses est celle du pont Saint-Bénézet. Il est vieux comme les miracles, construit qu’il fut du temps des fabliaux.
Un petit berger du Vivarais, qui paissait les moutons sur la montagne, entendit un matin une voix inconnue, d’une étrange douceur et qui semblait tomber du ciel. Un ange lui disait :
« Bénézet, laisse là tes ouailles et descends en Avignon.
– Pour quoi faire en Avignon ?
– Bâtir un pont sur le Rhône. »
Ému par cet appel qu’il jugeait insensé, l’enfant s’apprêtait à la fuite, lorsque l’ange lui apparut sous la bure d’un pèlerin, et, le rassurant avec gentillesse :
« Viens avec moi, mon bel ami. Dieu te secondera et ton labeur sera facile. »
Alors, brusquement convaincu, le pastoureau le suivit. Ils arrivèrent face au rocher des Doms, sur la rive opposée du fleuve.
« Prends cette barque. Franchis l’eau et garde foi dans ta mission. »
Quand le « drollet » eut sauté dans la barque, l’ange-pèlerin avait disparu.
Mais, fort du devoir que le Ciel lui assignait, il vainquit les remous de l’onde, entra dans la ville, tout fiérot, et courut à la cathédrale où, justement à cette heure de vêpres, Monseigneur prêchait les fidèles en prenant pour thème de sermon : les folies du péché d’orgueil !
Bien que l’église fût pleine, il se fraya passage à travers gens avec des souplesses d’anguille, et, se campant devant la chaire :
« Pardon, Monseigneur, de vous interrompre..., cria-t-il aussi fort qu’il put, mais le Bon Dieu m’envoie vers vous pour bâtir un pont sur le Rhône. »
Sa voix résonnait sous les hautes voûtes comme un roulement de tambours. La foudre aurait pulvérisé l’autel que la stupeur n’eût pas été moins vive. Endigué dans ses homélies, l’évêque resta bouche close. Mille nez en l’air se braquèrent, chevauchés d’yeux écarquillés.
– Tout de même !... « de » ce petit !... se scandalisaient les fidèles...
– Oser interrompre l’évêque !...
– Pour sûr qu’il doit être « innocent » !
Un grand flandrin de Suisse l’arrêta et le conduisit devant le viguier qui rendait justice en plein air comme, un siècle plus tard, saint Louis sous son chêne. Le viguier, qui était un brave homme et se plaisait aux « galéjades », voulut, pour se moquer de ses billevesées, lui jouer un tour de sa façon.
« Vé !... bâtir un pont sur le Rhône ?... et le bâtir à toi tout seul ? quand le Bon Dieu et tous les saints n’en sont jamais venus à bout ? Tu badines, « l’ensoleillé » !
– Monsieur le viguier, qu’on me mette à l’épreuve.
– Eh bien ! empoigne cette pierre, puisqu’il faut des pierres pour bâtir un pont ; et si tu la portes jusqu’au fleuve, je croirai que le Ciel t’assiste. »
Trois fois plus haute et plus large que lui, cette pierre pesait cinq cents livres. C’était une borne milliaire, plantée là par les Romains sur la grande voie d’Arles à Lyon... L’enfant, l’arrachant sans la moindre peine, la chargea sur son col avec la même souple aisance qu’il endossait son baluchon de pâtre et se dirigea vers les eaux.
La preuve était faite du miracle. La foule, qui en fut témoin, le saluait de joyeuses clameurs. Pour le soutenir dans son entreprise, tous les ouvriers vinrent lui offrir leur aide. Dès le lendemain, l’argent afflua. Un vrai concours d’émulation s’établit entre riches et pauvres.
En 1177, les premiers travaux furent commencés. Sa construction dura huit ans, mais Bénézet ne le vit pas finir ; il mourut une année trop tôt, en 1184.
Pierre JALABERT, Contes de Provence et du Languedoc, 1956.