Romée de Villeneuve

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Pierre JALABERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Provence n’eut pas toujours cœur joyeux et bourse pleine. Elle connut famines et revers, par suite des guerres, des récoltes perdues, des pestes et autres calamités qui décimaient gens et bétail. Ses comtes, alors, bien que marris, se voyaient dans l’obligation d’augmenter des impôts déjà lourds, que manants et bourgeois extrayaient avec grands soupirs d’une escarcelle aux trois quarts vide. Mais où puiser de nouvelles ressources afin de satisfaire aux besoins de l’État, lever des armées pour sa défense, châtier les vassaux en révolte, et soutenir la veuve et l’orphelin ? Car ccs comtes aimaient leur peuple – qui leur rendait monnaie de cet amour – et s’efforçaient, par des soins assidus, à le soulager du fardeau des vicissitudes publiques.

Sous le règne de Raymond-Bérenger, pourtant un des meilleurs et des plus sages de ces comtes, la situation, déjà grave, atteignit à l’extrême péril. Des nations, liguées contre la Provence, épiaient le moment d’écarteler cette trop belle proie ; le diable déchaînait sur elle tous les fléaux de l’enfer ; les moins éprouvés de ses habitants avaient pris mine de pauvres ; et il semblait que l’Éternel lui-même sc détournait de ce pays comblé jadis de ses bénédictions. En vain, Raymond-Bérenger s’était-il adressé à tous les puissants de la terre afin d’en obtenir secours ; ses sollicitations étaient demeurées infructueuses : car les puissants ont parfois le cœur dur et se réjouissent des misères d’autrui. Le comte, qui se lamentait, n’attendant plus rien de la fraternité des hommes, ne plaçait qu’en Dieu son suprême espoir.

Un jour qu’il entrait à l’église, il croisa, sous le porche, un pèlerin couvert de poussière et de sueur, qui devait venir de bien loin, tant ses traits étaient ravinés par les sillons de la fatigue. Il le suivit des yeux et remarqua qu’il s’inclinait au pied des autels avec une grande humilité. Comme tous les pèlerins se rendant à Rome ou en Terre Sainte, il portait le froc de bure, le large chapeau de feutre grossier, la panetière, la gourde, le bourdon, le bâton et les coquilles.

Mais un tel air de majesté, tempéré de douceur, ennoblissait son visage, en même temps qu’il inspirait le respect et la sympathie. Sa naturelle dignité le distinguait si bien des pèlerins habituels que le comte, sans se faire connaître, désirant lier conversation, s’approcha et le saluant :

« Digne « Romieu » 1, l’interrogea-t-il, que le Ciel mande en Provence, de quelle contrée venez-vous et en quels lieux vous conduisent vos pas ?

– Seigneur ! répondit l’inconnu, je viens de Saint-Jacques-de-Compostelle et vais à Rome m’incliner sur les tombeaux des martyrs ; ensuite, si Dieu le permet, je gagnerai la Terre Sainte.

– Et qui êtes-vous, digne « Romieu » ?

– Un gentilhomme, désabusé des vanités de ce monde, qui a laissé aux pauvres ses derniers biens.

– Ne vous plairait-il point d’habiter quelques jours sous mon toit ? Vous y répareriez vos forces ; vous me conteriez vos pèlerinages... J’en tirerais grand profit. Puis, en remerciement, dans la Ville Éternelle, vous prieriez pour l’humble pécheur qui vous ouvrit sa maison et qui a tant besoin des grâces du Ciel. »

Une inspiration vraiment divine avait poussé Raymond-Bérenger à proférer ces paroles.

Agréant son accueil, le pèlerin le suivit au palais. Continuant d’ignorer la qualité de son hôte, il lui dévoila sa vie et l’éclaira sur les mœurs et les institutions des nombreux pays qu’il avait parcourus. Il témoignait, au fil de ses discours, d’une telle science des hommes et des choses que le seigneur, séduit, remerciait la Providence du bonheur de l’avoir rencontré. Leur amitié se noua, si intime, que le souverain, confus de l’abuser, lui révéla sa condition et le supplia de ne plus partir. Il le nommerait premier ministre ; leurs efforts conjugués aideraient à sauver le pays. Bref, il montra, dans sa prière, un accent si persuasif et manifesta un si ardent amour à l’égard de ses sujets, que le Romieu eût cru faillir s’il ne lui prêtait ses lumières.

Il consentit donc à l’accomplissement de ce nouveau devoir dans lequel lui aussi devinait une intention du Ciel. Le comte lui céda une aile du palais, lui fit présent de somptueux habits, le pria de jeter son froc et de prendre le rang et le train de maison d’un gentilhomme de Provence. Le dotant du nom de Romée, un diminutif de « Romieu », il lui adjoignit le fief de Villeneuve. Romée de Villeneuve serait le titre, à l’avenir, dont chacun le saluerait.

Tant d’honneurs n’aveuglaient pas ce philosophe revenu de toute superbe. Il accepta présents et titres, mais refusa de jeter ce froc, comme il en avait reçu l’invitation. Le dépouillant, au contraire, à regret, il le rangea soigneusement dans un coffre avec le bâton, la panetière, le chapeau, la gourde, les coquilles, tout l’humble attirail de son ancienne vie. Plaçant ce coffre dans une chambre dont il était le seul meuble, il ferma cette chambre à clef et logea dans son gousset cette clef qui ne le quitta plus.

Et il se mit, dès le lendemain, à son œuvre salutaire.

Il parcourut le pays, interrogea les habitants au sujet des réformes qu’il devait accomplir, des injustices qu’il devait réprimer, et, à force de bon sens, d’économie, de patience et de sagesse, en freinant les gaspillages, récompensant les bons, punissant les coupables, protégeant les travailleurs, imposant l’ordre et l’hygiène, la peste disparut, le bien-être refleurit et les finances de l’État retrouvèrent leur équilibre. Grâce à Romée de Villeneuve, la Provence ressuscitait ; la joie des antiques chansons remontait de son cœur à ses lèvres. Il eut même la bonne fortune de marier les quatre filles de son seigneurial ami à quatre monarques puissants, dont l’une au roi d’Angleterre, et une autre, Marguerite, au futur roi de France Louis IX. Raymond-Bérenger, selon sa promesse, l’avait soutenu dans ses efforts, et, au milieu d’hommes redevenus heureux, se montrait le plus heureux des hommes.

Par le fait de cette administration aussi scrupuleuse que vigilante, il n’y avait pas de raison pour que cette prospérité ne durât toujours.

Mais, hélas ! le diable veillait, qui ne tolère point le paradis sur terre, et il préparait en cachette ses futurs mauvais coups.

Tous les pillards, tous les grands malandrins, tous les pécheurs en eau trouble que le ministre avait bridés et réduits à l’impuissance, ne supportaient qu’en rechignant – tout bas – le joug préventif qu’il leur imposait. Une sournoise rancœur les animait contre ce Juste. Finies, grâce à lui, les riches prébendes, les florissantes exactions... Comment vivre, pour ces détrousseurs, dans l’honnêteté et la sagesse ? Ils nouèrent de secrètes intrigues et, ne pouvant ouvertement abattre le ministre, décidèrent d’entraîner sa chute par l’entremise même du souverain, en l’avilissant à ses yeux.

Une calomnie, hésitante d’abord, puis peu à peu plus assurée, commença d’ouvrir les ailes. Son vol chaque jour augmentait d’ampleur, si bien que, payant d’audace et s’introduisant au palais, elle pénétra l’oreille du comte.

Avec un air de pudeur hypocrite, la délation laissait entendre que Romée de Villeneuve s’enrichissait du bien des malheureux et songeait à sa prospérité avant celle de la Provence.

Lorsque le comte fut instruit de cette odieuse accusation, il morigéna ses propagateurs.

Mais la calomnie, repliant ses ailes, ne se tenant pas pour battue, revint à la charge, l’orage passé. Elle se montra plus précise. Son essor, plus impétueux, tourbillonnait avec un bruit croissant ; il encerclait le souverain. Ses vues sur le faux et le vrai commençaient à devenir moins nettes, et l’obstination de son acharnement troublait à la longue ses esprits. Constatant sa perplexité, cette calomnie redoubla de force. Elle apporta même des preuves qu’elle avait celées jusqu’alors. El quelles preuves accablantes !... Romée enfouissait le produit de ses larcins au fond d’un coffre d’une chambre, interdite à tous ses visiteurs... Il en portait la clef sur lui qu’il ne confiait à nul domestique... S’en convaincre était facile... Pourquoi Raymond-Bérenger ne ferait-il pas ouvrir ce coffre qu’il examinerait en présence de la Cour ?

Le mal, causé par la perfide voix, rongeait l’âme du monarque. On lui prouvait avec tant d’assurance que son ministre était un fripon qu’il finissait par s’en convaincre. Aussi, lors d’une discussion pour de futiles motifs, dans l’impuissance de taire ses doutes, l’accusa-t-il publiquement d’être un hypocrite et un voleur.

Romée, au courant de ces diffamations, se contenta de sourire, en répliquant au souverain :

« Je ne redoute aucun contrôle ! »

Celui-ci le prit au mot et décida d’opérer sur-le-champ une perquisition dans les pièces qu’il occupait. La Cour entière s’y rendit. On les fouilla l’une après l’autre. Romée lui-même ouvrait les portes, les armoires, les tiroirs. Rien de suspect n’était découvert. Au contraire, l’humilité de son train de maison plaidait en faveur du ministre et le souverain commençait à se repentir d’avoir été si sottement la dupe de ces mauvais bruits. Tout l’appartement venait d’être fouillé à l’exception de la fameuse chambre. Sur le point de se retirer, le monarque s’apprêtait à confondre les délateurs lorsqu’un des plus acharnés lui fit observer que cette chambre, située à l’écart, avait échappé à leur visite. Son examen était indispensable pour que l’innocence du ministre pût, oui ou non, éclater au grand jour.

« Qu’enfermez-vous dans cette chambre ? demanda le comte à Romée.

– Rien, Seigneur ! qui vous intéresse.

– Je désirerais pourtant la voir.

– Seigneur, ne me le demandez point. Votre insistance me désoblige. »

En présence de ce refus, nettement catégorique, et qui semblait si lourd de culpabilité, le visage des accusateurs reflétait déjà les signes du triomphe.

« Je vous ordonne de l’ouvrir. »

Romée, s’inclinant, ouvrit la chambre. Tous de s’y précipiter... Ô stupéfaction ! elle était vide, hormis un coffre dans un coin... Mais ce coffre, justement, décelait la preuve du vol ! Enfin ! on tenait le coupable...

« Ouvrez ce coffre, dit le comte.

– Seigneur ! pour la deuxième fois, au nom des services que je vous ai rendus, je vous supplie de ne pas insister.

– J’ordonne que vous l’ouvriez ou je fais sauter la serrure. »

Romée obéit de nouveau. Déjà les yeux s’illuminaient à l’idée de contempler le fabuleux amoncellement d’or et de pierres précieuses que ses flancs devaient contenir.

Mais, le couvercle soulevé, on n’y trouva qu’un froc de pèlerin, un vieux chapeau, une gourde, un bâton, une panetière et des coquilles. Un silence de stupeur plana soudain sur l’assemblée.

Foudroyant du regard certains des courtisans félons qui gardaient la tête basse, le comte, embrassant le ministre :

« Votre innocence éclate aux yeux de tous, déclara-t-il, et je punirai les diffamateurs. Je suis d’ailleurs aussi coupable qu’eux d’avoir cru à leur médisance. Mais je rachèterai ma faute. Je vous convie ce soir à un festin que je donnerai en votre honneur. »

La Cour se retira, laissant Romée aussi paisible qu’il l’était habituellement.

Et quand le soir fut venu, le comte, qui attendait le ministre, le vit entrer avec stupéfaction dans la salle du festin, non revêtu de ses habits seigneuriaux, mais de son ancien froc de bure.

« Seigneur ! lui dit alors Romée, j’ai affermi votre puissance, rétabli le crédit de l’État, chassé la peste et ramené dans les maisons de vos sujets les plus humbles les antiques prospérités. J’ai accompli ce que Dieu m’ordonna. Ne m’en demandez pas davantage. Ce soir je reprends mon ancienne vie. Pauvre je suis entré chez vous, et pauvre j’en sortirai. Que la volonté du Ciel soit faite ! »

Et malgré le comte, navré, qui le bénissait des bienfaits reçus et, le cœur lourd de repentance, s’efforçait de le retenir ; malgré certains honnêtes courtisans qui mêlaient leur prière à la sienne, nulles supplications ne purent fléchir le Romieu.

Il partit, tout seul, sur la grande route ; et les paysans, qui déploraient sa fuite, le virent saluer les croix des carrefours, prier au seuil des oratoires, puis disparaître à l’horizon... Et, depuis cette aventure, nul ne sut ce qu’il en advint.

 

 

Pierre JALABERT, Contes de Provence et du Languedoc, 1956.

 

 

 

 

 



1  Romieu : nom donné indifféremment à tout pèlerin se rendant à Rome ou en Terre Sainte.

 

 

 

 

 

 

 

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