Le roman du lièvre
par
Francis JAMMES
I
PARMI le thym et la rosée de Jean de la Fontaine, Lièvre écouta la chasse, et grimpa au sentier de molle argile, et il avait peur de son ombre, et les bruyères fuyaient derrière sa course, et des clochers bleus surgissaient de vallon en vallon, et il redescendait, et il remontait, et ses sauts courbaient les herbes où s’alignaient des gouttes, et il devenait le frère des alouettes dans ce vol rapide, et il traversait les routes départementales, et il hésitait au poteau indicateur avant de suivre le chemin vicinal qui, blême de soleil et sonore au carrefour, se perd dans la mousse obscure et muette.
Ce jour-là, il manqua se buter à la douzième borne kilométrique, entre Castétis et Balansun, à cause que ses yeux ahuris sont placés de côté. Net, il s’arrêta; sa gencive, naturellement fendue, eut un imperceptible tremblement qui découvrit ses incisives. Puis, ses guêtres de routier, couleur de chaume, se détendirent ainsi que ses ongles usés et rognés. Et il bondit par la haie, boulé, les oreilles à son derrière.
Et, encore, il remonta longuement tandis que les chiens désolés perdaient sa piste. Et, encore, il redescendit jusqu’à la route de Sauvejunte où il vit venir un cheval attelé à une carriole. Au loin, cette route poudroyait comme dans sœur Anne, lorsque l’on dit : « Ma sœur, ne vois-tu rien venir ? » La sécheresse pâle en était magnifique, amèrement embaumée par les menthes. Bientôt le cheval fut auprès de Lièvre.
C’était une rosse qui traînait un char-à-bancs et qui ne pouvait plus qu’aller au galop, par à coups. Chaque élan faisait sursauter sa carcasse disloquée, secouait son collier, éparpillait sa crinière terreuse, luisante et verte comme la barbe d’un vieux marin. La bête soulevait avec peine, comme s’ils eussent été des pavés, ses sabots gonflés ainsi que des tumeurs. Lièvre prit crainte de cette grande machine vivante qui remuait en faisant un tel bruit. Il fit un bond et continua sa fuite sur les prés, le museau vers les Pyrénées, la queue vers les Landes, l’œil droit vers le soleil levant, l’œil gauche vers Mesplède.
Enfin, il se tapit dans une chaume, non loin d’une caille qui sommeillait à la façon des poules, le ventre dans la poussière, abrutie de chaleur, suant sa graisse à travers ses plumes.
La matinée étincela vers midi. L’azur pâlit sous la chaleur, devint gris de perle. Une buse planait, dont le vol se laissait porter sans effort et décrivait des cercles de plus en plus élargis vers la hauteur. À quelque cent mètres, la nappe bleu de paon d’une rivière entraînait avec paresse le mirage des aulnes dont les feuilles visqueuses distillaient un amer parfum, et coupaient de leur noirceur violente la blême lumière couleur d’eau. Près de la digue, les poissons glissaient par bandes. Un angélus battit de son aile bleue la torride blancheur d’un clocher, et, la sieste de Lièvre commença.
*
* *
Il demeura jusqu’au soir dans ce chaume, immobile, ennuyé seulement d’une nuée de moustiques tremblante comme une route au soleil. Puis, au crépuscule, il fit deux bonds, doucement, devant lui et deux autres, à gauche, à droite.
C’était le commencement de la nuit. Il s’avança vers la rivière où les quenouilles des roseaux laissaient pendre au clair de lune le chanvre des brouillards d’argent.
Lièvre s’assit au milieu du foin fleuri, heureux qu’à cette heure les sons ne fussent qu’harmonieux, et que l’on doutât si l’appel des cailles n’était pas celui des fontaines.
Les hommes étaient-ils morts ? Un seul veillait au loin, faisant des gestes sur les eaux et retirant sans bruit son épervier ruisselant de rayons. Mais le cœur de ces eaux en était seul troublé, celui de Lièvre restait calme.
Et voici qu’entre les angéliques apparaissait peu à peu une boule. C’était la bien-aimée qui s’avançait. Et Lièvre alla vers elle jusqu’à ce qu’il l’eût rejointe au centre du regain bleu. Leurs petits museaux se touchaient. Et, un instant, au milieu des oseilles sauvages, ils se broutèrent des baisers. Ils jouèrent. Puis lentement, côte à côte, ils s’en furent, guidés par la faim, vers une métairie prosternée dans l’ombre. Dans le misérable potager où ils pénétrèrent, les choux étaient croquants, les thyms amers. L’étable voisine respirait, et, sous la porte de sa loge, le cochon passa son groin mobile et renifla.
Ainsi la nuit se passa à manger et à aimer. Peu à peu l’ombre remua sous l’aube. Des taches apparurent au loin. Tout se mit à trembler. Un coq ridicule déchira le silence, perché sur le poulailler. Il avait un cri furieux. Il s’applaudissait avec ses moignons d’ailes.
Lièvre et sa femelle se quittèrent au seuil de la haie d’épines et de roses. Un village de cristal, eût-on dit, émergeait du brouillard et, dans un champ, on distinguait des chiens affairés qui, balançant leurs queues roides comme des câbles, cherchaient à débrouiller, parmi les menthes et les pailles, les courbes idéales décrites par le couple charmant.
*
Lièvre alla se gîter dans une marnière voûtée de mûriers où il demeura jusqu’au soir, assis, les yeux ouverts. Il s’y tenait comme un roi, sous l’ogive des branches qu’une ondée avait ornée de ses graines de soleil bleu. Il s’y assoupit. Mais son rêve inquiet n’était point celui que donne le calme sommeil du torride après-midi. Il ne connaissait point le repos sans alerte du lézard dont la vie palpite à peine dans le songe des vieux murs, ni la sieste confiante du blaireau dans son terrier qu’emplit une obscure fraîcheur.
Le moindre bruit lui redisait le danger de tout ce qui bouge, tombe, frappe; l’insolite mouvement d’une ombre, l’approche de l’ennemi. Il savait que, dans le gîte, il n’est de bonheur que si tout est semblable à ce qui s’y trouvait à l’instant. De là naissait pour lui l’amour de l’ordre qu’entretenait son immobilité.
Pourquoi, dans le calme azuré des jours pesants, la feuille de l’églantier remuerait-elle ? Pourquoi, lorsque l’ombre du taillis est si lente qu’elle semble arrêter les heures, viendrait-elle à s’agiter ? Pourquoi se fût-il mêlé aux hommes, qui, non loin de sa retraite, cueillaient les quenouilles des maïs où le soleil fila des grains pâles de lumière ? Ses paupières sans cils ne se pouvaient accommoder de l’éblouissante palpitation des midis et, par cela seul, il savait ne pouvoir s’approcher sans danger de ceux qui fixent sans aveuglement les flammes blanches des labours.
Rien ne le sollicitait au dehors que lorsqu’il était temps qu’il sortît de lui-même. Sa sagesse obéissait à l’harmonie. La vie lui était une musique dont chaque note discordante lui conseillait qu’il se méfiât. Il ne confondait point la voix de la meute avec celle, lointaine, des cloches; ni le geste de l’homme avec celui de l’arbre agité; ni la détonation du fusil avec celle de la foudre; ni celle-ci avec le roulement des tombereaux; ni le sifflet de l’épervier avec celui des batteuses à vapeur. Il y avait ainsi tout un langage dont il tenait les mots pour ennemis.
Qui donc aurait pu dire d’où Lièvre tenait cette prudence et cette sagesse ? Nul n’eût expliqué cela, ni comment elles lui avaient été transmises. Ses origines se perdaient dans la nuit des temps où les histoires se confondent.
Descendit-il de l’arche de Noé sur le mont Ararat, à l’heure où la colombe olivière, qui garde encore en son roucoulement le bruit des grandes eaux, vint signifier que baissait le déluge ? Avait-il été créé tel, ce courte-queue, ce poil-de-chaume, ce museau-fendu, cet oreillard, ce patte-usée ? L’Éternel l’avait-il jeté spontanément sous les lauriers de l’Éden ?
Avait-il vu, blotti sous un buisson de roses, Ève, comme une jument cabrée, promener parmi les glaïeuls la grâce de ses jambes ténébreuses, et tendre ses seins d’or à travers les grenades mystiques ? Ou ne fut-il d’abord qu’un brouillard incandescent ? Déjà vivait-il au cœur des porphyres ? Avait-il, incombustible, ressurgi de ce civet de lave, pour habiter tour à tour, jusqu’à ce qu’il osât montrer son nez, la cellule du granit et de l’algue ? Devait-il au jais ruisselant ses yeux de bitume ? Aux limons argileux ses poils ? Aux varechs ses molles oreilles ? Au feu liquide son sang vif ?
... Peu lui importaient ses origines en ce moment que, dans la marnière, il reposait en paix. C’était par un août orageux, par une mûre fin d’après-midi dont. le ciel d’un bleu de prune sombre, gonflé çà et là, se préparait à crever sur la plaine.
Bientôt l’averse commença de retentir sur la ronceraie. Le tambourinement des longues baguettes d’eau s’accéléra. Mais Lièvre n’eut point peur, car la pluie obéissait à un rythme qu’il connaissait. D’ailleurs, elle ne l’atteignait point, impuissante encore à pénétrer l’épaisseur de la voûte végétale. Seule une goutte frappait le fond de la marnière, claquante et renouvelée au même point.
Ainsi le Patte-usée n’avait point le cœur troublé par ce concert. Il connaissait l’harmonie qui enchaîne comme des strophes les larmes de l’ondée, sachant que ni le chien, ni l’homme, ni le renard, ni l’épervier n’y prenaient part. Le ciel était comme une harpe où se tendaient les fils d’argent de l’averse, de haut en bas. Et, en bas, chaque chose la faisait résonner d’une façon particulière et, tour à tour, reprenait son propre thème. Aux doigts verts des feuilles les cordes de cristal sonnaient, légères et creuses. On eût dit la voix de l’âme des brouillards.
L’argile touchée par elles sanglotait commue une adolescente longtemps inquiétée par un vent du sud et, là où elle était plus altérée et plus sèche, on entendait le bruit continuel de l’imbibition, l’aspiration de ses lèvres ardentes qui cédaient à l’orage mûr.
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* *
Mais cette nuit qui suivit cet orage fut sereine. L’averse était presque évaporée : elle n’était plus, sur la pelouse où se rencontraient Lièvre et son amie, qu’un amas de brume en boules. On eût dit que des cotonniers de paradis crevaient leurs gousses dans l’inondation de la lune. Sur les berges, les fourrés pesants de pluie s’alignaient pareils à des pèlerins ployés sous des besaces et des outres. La paix régnait. Une main soutenait le front de l’espèce angélique. L’aube secouée de frissons attendait sa sœur l’aurore, et l’herbe agenouillée adorait l’aube.
Or, voici que Lièvre, assis au milieu de la prairie, voyait venir à lui un homme qui ne l’effrayait point. C’était la première fois depuis des âges, depuis que l’homme tend les trappes et les arcs, que l’instinct de la fuite s’abolissait dans l’âme du Patte-usée.
L’homme qui s’avançait était vêtu comme un tronc d’arbre en hiver quand le revêtent des mousses de bure. Il avait un capuchon sur la tête et des sandales à ses pieds. Il ne portait point de bâton. Ses mains, dans les manches de sa robe que ceignait une corde, se joignaient. Il tenait vers la lune son visage osseux plus pâle qu’elle. On distinguait son nez d’aigle, et ses yeux profonds comme ceux des ânes, et sa barbe noire où les halliers avalent laissé des laines d’agneaux.
Deux colombes l’accompagnaient. Elles glissaient de branche en branche dans la douceur de la nuit. De l’amoureuse poursuite de leurs ailes, on aurait dit les pétales d’une fleur effeuillée qui eussent voulu se rejoindre et, à nouveau, s’épanouir en corolle.
Trois pauvres chiens au collier d’épines précédaient, en remuant la queue, l’homme dont un vieux loup léchait le vêtement. Une brebis et son agnelle s’avançaient parmi les crocus-des-mousses, bêlantes, incertaines et charmées, foulant ces lilas d’émeraude, cependant que trois éperviers se prenaient à jouer avec les deux colombes. Un timide oiseau de nuit siffla de joie parmi les fruits des chênes, puis s’éploya et rejoignit les éperviers et les colombes, l’agnelle et la brebis, les chiens, le loup et l’homme.
Et l’homme s’approcha de Lièvre et lui dit :
– Je suis François. Je t’aime et je te salue, ô mon frère. Je te salue, au nom de ce ciel qui réfléchit les eaux et les pierres brillantes, au nom des oseilles sauvages, des écorces et des graines qui sont ta nourriture. Viens avec ces innocents qui m’accompagnent et qui se sont attachés à mes pas avec la foi du lierre qui grimpe à l’arbre sans se dire que, bientôt peut-être, viendra le bûcheron. Ô Lièvre, je t’apporte la Foi que nous avons les uns dans les autres, la Foi qui est la vie elle-même, qui est ce que nous ne savons pas, mais ce en quoi nous croyons. Ô Lièvre aimable et gentil, ô doux routier, veux-tu bien suivre notre Foi ?
Et, tandis que parlait François, les bêtes arrêtées faisaient silence, à plat ventre ou perchées, confiantes dans ces mots qu’elles n’entendaient point.
Lièvre seul, l’œil grand ouvert, semblait s’inquiéter maintenant du bruit de ces paroles, une oreille en avant, l’autre en arrière, comme, tout à la fois, pour partir et rester.
Ce que voyant, François cueillit sur la pelouse une poignée de foin et la tendit au Patte-usée qui le suivit.
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* *
Tous cheminèrent ensemble dès cette nuit.
Nul ne leur pouvait nuire, car la Foi les protégeait. À ce point que, lorsque François et ses amis s’arrêtaient sur la place d’un village où des gens dansaient au bruit d’une musette, à l’heure où les ormeaux s’attendrissent, où aux tables noires des aubergistes en plein vent des filles lèvent le verre et rient, on faisait cercle autour d’eux. Et les jeunes gens qui tiraient à l’arc ou de l’arquebuse n’eussent point songé à tuer Lièvre, tant sa tranquille promenade les étonnait, tant ils auraient trouvé barbare d’abuser d’un pauvre animal qui plaçait sa confiance jusques sous leurs pieds. Et ils prenaient François pour un homme habile à dompter les animaux, et lui ouvraient parfois les granges pour la nuit, lui faisant une aumône dont il se servait pour acheter à ses bêtes ce qu’elles préféraient.
D’ailleurs elles se nourrissaient facilement, car cet automne qu’elles traversaient était généreux et faisait ployer les greniers, et on les laissait glaner dans les champs de maïs et prendre part à la vendange qui chantait dans le soleil couchant. Des filles blondes pressaient des grappes sur leurs seins lumineux. Leurs coudes levés luisaient. Au-dessus des ténèbres bleues des châtaigneraies, lentement, coulaient des étoiles filantes. Le velours des bruyères s’épaississait. On entendait gémir les robes dans la profondeur des avenues.
Ils contemplaient la mer suspendue dans l’espace, et les voiles penchées, et les sables blancs tachés par les ombres des tamarix, des arbousiers et des pins, et ils parcouraient de rieuses prairies où, descendu de la candeur des neiges, le torrent se fait ruisseau, mais étincelle encore au souvenir des antimoines et des givres.
Lorsque sonnait le cor des chasseurs, Lièvre demeurait sans effroi parmi ses compagnons qui le gardaient et qu’il gardait. Un jour, une meute qui s’était rapprochée de lui recula à la vue du loup, aussi bien qu’une chatte qui poursuivait les colombes s’enfuit devant les trois chiens aux colliers d’épines, et qu’un furet qui guettait l’agnelle se cacha des oiseaux de proie. Le Patte-usée fit peur à des hirondelles qui s’acharnaient sur le hibou.
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* *
Le Patte-usée s’était surtout lié avec l’un des trois chiens aux colliers d’épines. C’était une épagneule qui était douce, petite et trapue, à queue courte, aux oreilles pendantes, aux pattes arquées. Elle était polie et convenable. Elle était née clans une loge à truie, chez un savetier qui chassait le dimanche. Son maître étant mort, et personne ne l’ayant alors recueillie, elle s’en fut par les champs où elle rencontra François.
Lièvre marchait auprès d’elle et, lorsqu’elle s’endormait, elle posait son museau sur lui, qui s’assoupissait. Car tous faisaient la sieste, et leur sommeil était plein de songes sous le blême feu de midi.
François recevait alors le paradis d’où il était descendu. Il lui semblait qu’il y entrât, par la porte grande ouverte sur la rue principale où étaient les maisons des Élus. C’étaient des échoppes basses, toutes pareilles, dans une ombre lumineuse qui faisait pleurer de joie. Au fond de ces boutiques, on distinguait l’éclair d’un rabot, d’un marteau ou d’une lime. Là encore le sublime travail continuait, car Dieu ayant interrogé les hommes qui étaient venus à lui sur ce qu’ils désiraient en récompense de leurs œuvres terrestres, ils avaient demandé que leur fût conservé ce qui les avait aidés à gagner le Ciel. Et alors, leurs obscures besognes avaient revêtu je ne sais quel mystère. Des artisans se montraient aux seuils où étaient dressées des tables pour le repas du soir. On entendait le rire des puits célestes. Et, sur les places, des anges qui ressemblaient à des barques de pêche s’inclinaient dans l’allégresse du crépuscule.
Quant aux animaux, ils ne voyaient, dans leurs rêves, ni la terre ni le paradis tels que nous les concevons et voyons. Ils songeaient à des étendues diffuses où se confondaient leurs sens. Il brumait en eux. L’aboiement des meutes s’alliait, chez Lièvre, à la chaleur solaire, à de brusques détonations, à des mouillages de pattes, à un vertige de fuite, à l’effroi, à l’odeur de l’argile, à l’éclair du ruisseau au balancement des carottes sauvages, au crépitement du maïs, au clair de lune, à l’émoi de voir surgir sa femelle du parfum des reines-des-prés.
Tous, à travers leurs paupières closes, voyaient remuer des reflets de leurs existences. Mais les colombes, protégeant du soleil leurs vives petites têtes mobiles, c’était dans l’ombre de leurs ailes qu’elles cherchaient leur Paradis.
II
Quand vint l’hiver, François dit à ses amis :
Bénis soyez-vous, car vous appartenez à Dieu. Mais je suis dans l’inquiétude, car le cri des oies qui passent dit que la famine est proche et qu’il n’est point dans les projets du Ciel que la terre se fasse clémente pour vous. Loués soient les desseins cachés du Seigneur !
Autour d’eux, en effet, la campagne était désolée. Le ciel, de ses outres gonflées de neige, laissait tomber une lumière jaune. Tous les fruits des haies étaient morts, et ceux des vergers. Et les graines avaient quitté les gousses pour entrer dans le sein de la terre.
Loués soient les desseins cachés du Seigneur, dit François. Peut-être veut-il que vous me quittiez, et que vous alliez chacun de votre côté en quête d’aliments. Alors, détachez-vous de moi qui ne peux vous suivre tous ensemble, si vos instincts vous mènent en des pays différents. Car vous êtes vivants, et vous avez besoin de nourriture, au lieu que moi je suis ressuscité, étant ici par la grâce de Dieu, à l’abri des besoins corporels, apparition permise afin de vous avoir guidés jusqu’à ce jour. Mais je sens que ma science faiblit et que je ne sais plus prendre soin de vous. Si vous voulez me quitter, que la langue de chacun soit déliée, et qu’il le dise.
*
* *
Ce fut le Loup qui parla le premier.
Il leva son museau vers François. Sa queue usée était balayée par le vent. Il toussa. Une longue misère le vêtait. Sa fourrure piteuse lui donnait l’air d’un roi dépossédé. Il hésitait, regardant tour à tour chacun de ses compagnons. Enfin, sa voix passa par son gosier, la voix rauque de la neige natale. Et, comme il ouvrait ses babines, on vit toute sa souffrance ancienne à la longueur de ses dents. On ne savait, tant son expression était sauvage, s’il allait mordre ou lécher son maître.
Il dit :
– Ô miel sans abeilles ! Ô Pauvre ! Ô Fils de Dieu ! Comment te quitterais-je ? Mon existence était mauvaise et tu l’as remplie de joie. Il me fallait, durant des nuits, épier la respiration des chiens, des pâtres et des feux, pour saisir l’instant où enfoncer mes crocs dans la gorge des agneaux endormis. Tu m’appris, ô Béni, la douceur des vergers. Et même, lorsqu’à présent mon ventre se creusait sous le désir de la viande, je me nourrissais de ton amour pour moi. Combien, parfois, me fut agréable ma faim lorsque je posais mon museau sur ta sandale, car cette faim je la souffre pour te suivre, et je mourrai volontiers pour ton amour.
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* *
Et les colombes roucoulèrent.
Elles suspendaient leur double vol frileux dans les branches d’un arbre sec. Elles ne pouvaient se décider à parler. On eût dit, à chaque instant, qu’elles y allaient consentir, mais, soudain effarouchées, elles emplissaient à nouveau de leurs caresses blanches qui sanglotaient la forêt qui écoutait cette grâce. Elles palpitaient comme des jeunes filles qui unissent leurs larmes et leurs bras. Elles parlèrent ensemble comme si elles n’avaient eu qu’une voix :
– Ô François, plus charmant que la lueur du ver luisant dans la mousse, plus aimable que le ruisseau qui nous chante lorsque nous suspendons la tiédeur de notre nid à l’ombre aromatique des jeunes peupliers. Qu’importe que les frimas et la disette nous veuillent bannir d’auprès de toi et nous chasser vers les contrées fertiles ! Pour toi, nous aimerons la disette et les frimas. Pour ton amour, nous renoncerons à nos amours. Et, si nous devons mourir de froid, ce sera, ô notre maître, en nous pressant l’une contre l’autre.
*
* *
Et l’un des chiens aux colliers d’épines s’avança. C’était l’épagneule, amie de Lièvre. Déjà comme le loup, elle avait ressenti âprement la faim et claquait des dents. Ses oreilles se ridèrent en s’exhaussant; sa queue empanachée comme une gousse de coton se tint immobile et horizontale. Ses yeux, couleur de framboise jaune, fixaient François avec l’ardeur de la Foi absolue. Et ses deux compagnons, qui s’apprêtaient à l’écouter avec confiance, baissaient la tête en signe d’ignorance et de bonté. Et eux qui étaient des labrits de pâtres, qui n’avaient entendu jamais que les sanglots des clarines, le bêlement des troupeaux et le coup de fouet de la foudre sur les sommets, ils attendaient, heureux et fiers, que la petite épagneule témoignât.
Alors celle-ci fit un pas. Mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle lécha la main de François, puis elle se coucha à ses pieds.
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* *
Et la brebis bêla.
Ses bêlements étaient si tristes que l’on eût dit que son âme s’exhalait déjà vers la mort, à la seule pensée de quitter François. Comme elle se taisait, on entendit soudain, prise de je ne sais quelle mélancolie, son agnelle pleurer comme une enfant.
Et la brebis parla :
Ni la sérénité des luzernes que l’aube ternit de sa buée, ni la réglisse de la montagne où le brouillard fait perler sa sueur d’argent, ni la litière de la hutte enfumée ne sont comparables aux pâturages de ton cœur. À te quitter, nous préférerions l’abattoir sanglant et fade, et le balancement de la carriole qui nous y emporte, bêlantes et les pattes liées, le flanc et la joue sur la planche. Ô François, notre mort serait de te perdre, car nous t’aimons.
Et cependant que la Robine s’exprimait, le hibou et les éperviers l’un près des autres perché, se tenaient immobiles, les yeux pleins d’angoisse, serrant les ailes pour ne se pas envoler.
*
* *
Ce fut Lièvre qui parla le dernier :
Vêtu de ses poils de chaume et de terre, il semblait être un dieu des labours. Au milieu de cette nature désolée par l’hiver, il était comme une motte de l’été. Il évoquait un cantonnier et un facteur rural. Il portait, dans les cornets de ses oreilles, l’émoi troussé de tous les bruits. L’un de ses cornets, tendu vers le sol, épiait le grésillement de la gelée, tandis que l’autre, ouvert à l’horizon, recueillait les cognées d’une hache dont résonnait la forêt morte.
– Certes, dit-il, ô François, je puis me contenter des écorces moussues qui s’attendrissent sous la caresse des neiges et que les aurores de l’hiver parfument. Plus d’une fois je m’en rassasiai durant ces jours calamiteux où les ronces ne sont que des cristaux roses, lorsque la glisseuse bergeronnette pousse un cri aigu vers les vermisseaux que son bec n’atteint plus sous la glace des berges. Et je brouterai ces écorces. Car, ô François, je ne veux point mourir avec les doux amis qui agonisent, mais je veux vivre auprès de toi, me nourrissant de l’amère fibre des tauzins.
*
* *
Donc, et parce que le pays de chacun d’eux eût été différent, et pour chacun seul habitable, les compagnons de Lièvre préférèrent ne se point quitter et mourir ensemble dans cette contrée que décimait l’hiver.
Un soir, les colombes fanées s’effeuillèrent de la branche où elles étaient perchées, et le loup ferma les yeux à la vie, le museau sur la sandale de François : déjà, depuis deux jours, son cou n’avait plus la force de soutenir sa tête, et son échine était devenue semblable à une ronce souillée de boue et frissonnante sous le vent; son maître le baisa au front.
Puis, l’agnelle, les labrits, les éperviers, le hibou et la brebis rendirent l’âme et, enfin, la petite épagneule que Lièvre essaya en vain de réchauffer. Elle trépassa en faisant aller la queue, ce dont le Poil-de-chaume eut tant de peine qu’il ne put, jusqu’au lendemain, toucher à l’écorce des chênes.
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* *
Et François, dans la désolation, pria, le front dans la main serré, comme dans l’excès d’un mal un poète qui sent encore une fois son âme lui échapper.
Puis, s’adressant au Museau-fendu :
– Ô Lièvre, j’entends une voix qui me dit qu’il faut que tu conduises ceux-ci (et il désignait les cadavres des animaux) à la Béatitude éternelle. Ô Lièvre, il y a un Paradis pour les bêtes : mais je ne le connais point. Aucun homme n’y pénétra jamais. Ô Lièvre, il faut que tu y mènes les amis que Dieu m’avait donnés et qu’il m’a retirés. Tu es prudent entre tous, et c’est à ta prudence que je les confie.
Les paroles de François montaient dans le ciel éclairci. Le dur azur d’hiver s’était peu à peu fait limpide. Et l’on eût cru, sous cette gaîté revenue, que l’épagneule charmante allait encore redresser la souple soie de ses oreilles.
– Ô mes amis qui êtes morts, disait François, êtes-vous morts, puisque seul j’ai conscience de votre mort ? Quelle preuve donneriez-vous au sommeil que vous n’êtes point endormis ? Le fruit de la clématite est-il assoupi ou mort lorsque le vent n’effleure plus la légèreté de ses cils ? peut-être, ô Loup, que, simplement, il ne vient plus assez de souffle d’en-haut pour enfler tes flancs ? Et vous, colombes, pour que vous vous gonfliez comme un soupir ? Et vous, brebis, pour que vos lamentations augmentent encore par leur douceur la douceur des pâturages inondés ? Et toi, hibou, pour que ton sanglot devienne la plainte même de la nuit amoureuse ? Et vous, éperviers, pour que vous vous laissiez enlever de la terre ? Et vous, labrits, pour que vos jappements se confondent avec les voix des écluses ? Et toi, épagneule, pour que ta délicieuse intelligence renaisse, et que tu joues encore avec le Patte-usée ?
*
* *
Tout à coup, de la taupinière où il était juché, Lièvre fit un bond dans l’azur, d’où il ne retomba point; et, aussi facilement que s’il eût foulé une prairie de trèfle bleu, un deuxième bond dans le vide angélique.
Et, à peine eut-il fait ce dernier, qu’il vit auprès de lui la petite épagneule à laquelle il demanda, joyeux :
– N’étais-tu donc pas morte ?
À quoi elle répondit, en gambadant :
– Je ne comprends pas bien ce que tu veux me dire. La sieste d’aujourd’hui me fut paisible et blanche.
Et Lièvre vit que les autres animaux le suivaient dans l’espace, tandis que, sur une autre voie céleste, s’acheminait François dont la main faisait signe à Loup qu’il eût confiance dans le Patte-usée. Et Loup, docile et le cœur pacifié, sentit la Foi l’envahir à nouveau, et il continua de cheminer avec ses amis, après un long regard vers son maître, et sachant qu’aux Élus l’adieu même est divin.
*
* *
Ils laissèrent l’hiver derrière eux. Ils s’étonnaient de fouler ces pelouses, naguère inaccessibles et au-dessus de leurs têtes. Mais le besoin de gagner le Paradis les maintenait sûrement dans le ciel.
Par les sentiers séraphiques, les treilles de lumière, les voies lactées où la comète est une gerbe, Lièvre menait ses compagnons; François les lui avait confiés, le leur avait donné pour guide, parce qu’il savait sa prudence. Et l’Oreillard n’avait-il fourni à son maître, en plusieurs circonstances, des preuves de cette qualité qui est le commencement de la sagesse ? N’avait-il pas attendu, lorsque François le rencontrant l’avait prié de le suivre, que celui-ci lui tendît et laissât brouter en sa main une poignée d’herbe fleurie ? Et, lorsque tous ses compagnons s’étaient laissés mourir de faim pour l’amour les uns des autres, n’avait-il pas, le Patte-usée, continué de brouter l’écorce amère des tauzins ?
Donc, il apparaissait que cette prudence, même au ciel, ne lui ferait pas défaut; que, si l’on se trompait de route, le Poil-de-chaume retrouverait le bon chemin; qu’il saurait ne se point fourvoyer, ne se buter ni au soleil ni à la lune, éviter les étoiles filantes aussi dangereuses que les pierres des frondes; se reconnaître aux poteaux d’azur qui indiquent le nombre de kilomètres franchis et le nom des hameaux célestes.
Les paysages que Lièvre et ses compagnons découvraient les ravissaient en extase, d’autant plus que, à l’inverse des hommes, ils n’avaient jamais soupçonné les beautés du ciel, à cause qu’ils ne le pouvaient apercevoir que de côté, et non au-dessus, ce qui est le propre du roi des animaux.
Donc, le Courte-queue, le Loup, la Brebis, l’Agnelle, les Oiseaux, les Labrits, l’Épagneule constataient que le ciel était aussi beau que la Terre. Et tous, excepté Lièvre, qui avait parfois la préoccupation de l’itinéraire, goûtaient une joie sans mélange dans ce pèlerinage vers Dieu où le firmament, qui, naguères, leur semblait inaccessible au-dessus d’eux, était maintenant remplacé peu à peu par la terre, à son tour inaccessible au-dessous d’eux. Ils la considéraient, à mesure qu’ils s’éloignaient d’elle, comme leur nouvelle voûte éthérée. L’azur des océans y roulait des nuages d’écumes, et les chandelles des boutiques y étoilaient l’étendue de la nuit.
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Peu à peu, ils se rapprochaient des Terres promises par François. Déjà les trèfles incarnats des soleils couchants et les fruits lumineux des ténèbres dont ils faisaient leur nourriture, plus larges et plus gonflés, laissaient, en leurs âmes se fondre des sucs paradisiaques.
Les feuilles, les pulpes brûlantes infusaient dans leur sang je ne sais quelle vertu estivale, quelle joie dont les cœurs battaient plus fort à l’approche des beautés futures.
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Ils atteignirent enfin le séjour des bêtes bienheureuses, le premier Paradis, celui des chiens.
Depuis un moment l’on entendait aboyer. Se penchant vers le tronc d’un chêne vermoulu, ils virent un dogue assis dedans comme dans une niche. On comprit, à son regard dédaigneux et placide, qu’il avait le cerveau dérangé. C’était le chien de Diogène à qui Dieu avait accordé la solitude en ce tonneau creusé à même l’arbre. Indifférent, il regarda passer les chiens aux colliers d’épines. Puis, au grand étonnement de ceux-ci, il quitta un instant sa loge moussue, se réenchaîna lui-même en s’aidant avec la bouche – car sa laisse était détachée – rentra dans sa caverne de bois et dit :
Ici chacun prend son plaisir où il le trouve.
Et, en effet, Lièvre et ses compagnons virent des chiens en quête d’imaginaires voyageurs perdus. Ils se risquaient à descendre au fond des gouffres pour les y découvrir, leur apportant un peu de bouillon, de viande et d’eau-de-vie contenus dans de petits barils suspendus à leur collier.
D’autres se jetaient en des lacs glacés, dans l’espoir toujours déçu qu’ils en retireraient quelque naufragé. Ils regagnaient la rive, grelottants, assourdis, mais satisfaits de leur inutile dévouement et prêts à s’élancer de nouveau.
D’autres s’obstinaient à mendier quelque vieux os au seuil des chaumières désertes de la route, attendant des coups de pied qui donnassent à leurs regards je ne sais quelle adorable mélancolie.
Il y avait un chien de rémouleur qui faisait tourner avec joie, langue pendante, la cage d’une meule où nul couteau ne s’aiguisait. Mais ses yeux rayonnaient de la foi passive en le devoir accompli, et il ne s’arrêtait de peiner que pour reprendre haleine et pour peiner encore.
Il y avait un labrit qui, avec la même foi, cherchait à ramener vers une bergerie des brebis égarées éternellement. Il les chassait au bord d’un ruisseau qui luisait au flanc d’une colline gazonnée.
De cette colline gazonnée, et sous bois, une meute descendait qui avait couru tout le jour des biches et des gazelles rêvées. Les voix qui s’attardaient à des pistes anciennes sonnaient comme des cloches fortunées dans un matin fleuri de Pâques.
Ce fut non loin de là que les labrits et la petite épagneule s’installèrent. Mais lorsque cette dernière voulut donner à Lièvre un adieu attendri, elle vit que l’Oreillard s’était esquivé depuis que s’entendaient les chiens de chasse.
Et ce fut sans lui que les éperviers, le hibou, les colombes, le loup et les brebis continuèrent leur vol ou leur marche. Ils comprenaient bien, maintenant, que, lièvre de peu de foi, il n’avait pas su mourir comme eux et, plutôt que d’être sauvé par Dieu, il préférait se sauver lui-même.
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Le deuxième Paradis était celui des oiseaux, situé dans un bocage frais où leurs chants ruisselaient sur les feuilles des aulnes qui en devenaient ondulées. Et, de ces aulnes, ces chants s’écoulaient dans la rivière qui en devenait musicale jusqu’à faire jouer les joncs.
Au loin courait une colline emplie de printemps et de ténèbres. La douceur de ses flancs était incomparable. Elle exhalait un parfum de solitude : l’arome des lilas nocturnes mêlé à celui du cœur des roses noires où boit l’aride soleil blanc.
Soudain, par intervalles, comme si fussent tombés sur l’onde, en s’y brisant, les astres de cristal, on entendait s’épanouir le chant du rossignol. On n’entendait que le chant du rossignol. Sur toute l’étendue de la colline taciturne, on n’entendait que le chant du rossignol. La nuit n’était que le sanglot du rossignol.
Alors, dans les bocages, l’aurore se levait, rougissante d’être nue parmi les chœurs des oiseaux dont hésitaient à se moduler les sifflements, tant leurs ailes étaient accablées d’amour et de rosée. Les cailles au blé vert n’appelaient pas encore. Les mésanges à tête noire faisaient, dans les obscurs figuiers, le bruit de galets remués par l’eau. Un pivert dont on eût dit qu’il était une poignée d’herbe arrachée aux pelouses dorées, avec la fleur d’un sainfoin à la tête, déchira de son cri l’azur. Il se dirigeait vers les vieux pommiers aux corolles candides.
Les trois éperviers et le hibou entrèrent dans ces lieux nourris de fleurs, sans que, partant, un seul rouge-gorge, un seul chardonneret, une seule linotte en fussent effrayés. Les oiseaux de proie se tinrent perchés, l’air arrogant et triste, l’œil fixé au soleil, battant parfois de leurs ailes de fer leur poitrine aiguë et chinée.
Quant au hibou, il s’enfonça vers la colline ténébreuse pour, enfoui dans quelque solitaire caverne, heureux dans l’ombre et la sagesse, écouter se plaindre le rossignol.
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Mais les plus délicieux abris étaient ceux qu’élurent les colombes. Elles se tenaient sur d’amers oliviers vacillants au crépuscule. Dans ce parc, il y avait des jeunes filles qu’à cause de leur grâce animale on avait laissées entrer, toutes les jeunes filles soupirantes et pareilles à des chèvrefeuilles, toutes les jeunes filles qui roucoulent avec toutes les colombes qui pleurent, depuis les colombes de Venise qui éventèrent l’ennui des dogaresses, jusqu’aux colombes d’Ibérie qu’agaçaient du piment de leurs lèvres des pêcheuses au teint d’orange et de tabac; toutes les colombes rêvées, toutes les colombes qui rêvent : celle qu’élevait Béatrix, et à qui Dante donnait un grain de blé; et celle qu’entendait dans la nuit Quittéria désenchantée; et celle qui dut gémir au-dessus des épaules de Virginie lorsque, dans la source nocturne, à l’ombre du cocotier, elle essayait en vain de calmer ses brûlures aimables; et celle à qui l’adolescente qu’oppresse le déclin d’Été, dans le verger où les pêches se meurent, confie des messages passionnés afin qu’elle aille où la mène son vol.
Et il y avait les colombes des vieux presbytères ensevelis sous les roses : celles que, de sa main parfumée d’encens, nourrissait Jocelyn en songeant à Laurence. Et la colombe que l’on donne à la petite fille qui va mourir; et la colombe que l’on pose, en certains pays, sur le front brûlant des malades; et la colombe aveugle qui gémit si tristement qu’elle attire vers les chasseurs embusqués le vol de ses sœurs passagères; et la plus douce colombe, qui console dans sa mansarde le vieux poète abandonné.
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Le troisième Paradis était celui des brebis.
Au cœur d’un vallon d’émeraude qu’arrosaient des ruisseaux dont l’herbe était d’un vert inouï sous leur cristal ensoleillé; auprès d’un lac de nacre et de plume de paon, d’azur et de mica, de gorge de colibri et d’aile de papillon : ayant lapé le sel candide sur des granits aux grains d’or, les brebis dont les touffes d’épaisse laine sont imbriquées comme les feuilles de larges rameaux recouverts de neige, les brebis rêvaient longuement.
Ce paysage était si pur, et d’un songe si clair, qu’il avait blanchi les cils des agnelles, à glisser jusqu’à leurs yeux d’or. L’air y était si transparent qu’on eût cru voir, au fond de l’eau, tant leur relief s’accusait, les sommets calcaires zébrés de jaune. Les tapis des hêtraies et des sapinières se tissaient de fleurs de givre, de ciel et de sang, d’où la brise, les ayant frôlées, ressortait plus légère, plus balsamique, plus glacée.
Comme une marée bleue, une buée montait des cônes précieux des arbres où s’enlaçaient des lichens d’argent. Des cascades, suspendues aux dents rocheuses, fumaient. Et, soudain, les troupeaux angéliques bêlaient vers Dieu; et les clarines éperdues pleuraient vers l’ombre des scolopendres. Et l’eau ténébreuse des grottes se brisait à la lumière.
On y eût vu, couchée parmi les lauriers sauvages, la brebis retrouvée de l’Évangile. Sa patte, sous son museau, saignait encore. Les routes parcourues avaient été pénibles, mais bientôt elle se ranimerait au sucre acidulé des myrtilles. Déjà, elle frémissait en écoutant ses compagnes éparses.
En entrant, pour s’y fixer, dans ce Paradis, les robines amies de François aperçurent, penché entre les myosotis couleur de l’onde qui les mirait, l’agneau de Jean de La Fontaine. Il ne discutait plus avec le loup de la fable. Il buvait, et l’eau n’en était point troublée. La source sauvage où l’ombre des lierres, depuis deux cents ans, semblait jeter une amertume, continuait de rouler dans le gazon ses flots brisés qui entraînaient dans leurs miroitements les neigeux frissons de l’agneau.
Elles virent, suspendues sur des vallées heureuses, les brebis de ces héros de Cervantès, lesquels, se mourant d’amour pour une même jeune fille, avaient déserté leur cité pour mener une vie pastorale. Ces brebis avaient les voix les plus douces : celles des cœurs qui aiment, en secret, leurs blessures. Elles buvaient sur les serpolets-les larmes toujours fraîches et brûlantes que ces poètes bucoliques laissaient, comme une rosée, tomber des calices de leurs yeux.
À l’horizon de ce Paradis s’élevait une rumeur confuse comme celle de l’Océan. C’était des sanglots interrompus de flûtes ou de clarines, des appels répercutés par les gouffres, l’aboi des chiens inquiets, la chute dans le vide d’une pierre fleurie. C’était le gonflement des cascades au-dessus du fracas des torrents. C’était comme la voix d’un peuple en marche vers des terres promises, vers des grappes sans nom, vers des épis de feu, mêlée au braiement des ânesses pleines qui portaient les bidons lourds de lait, et les manteaux du pâtre, et le sel, et les fromages qui s’écaillent comme des marnes.
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Le quatrième Paradis était celui des loups, si nu qu’on peut à peine le décrire.
Au sommet d’une montagne stérile, dans la désolation du vent, sous une brume pénétrante, ils avaient la volupté du martyre. Ils se nourrissaient de leur faim. Ils éprouvaient une âcre joie à se sentir délaissés, à n’avoir jamais pu qu’un instant – et grâce à combien de souffrances ! – abdiquer l’amour du sang. Ils étaient les parias au rêve jamais réalisé. Depuis longtemps, ils ne pouvaient plus approcher les brebis célestes dont les cils blancs battaient dans la verte lumière. Et puis, aucune d’elles ne mourant plus, ils ne pouvaient désormais guetter le cadavre jeté par le pâtre au rire éternel du torrent.
Et les loups s’étaient résignés. Et leur fourrure pelée comme la roche, était pitoyable. Une sorte de misérable grandeur régnait dans ce séjour étrange. On sentait, tant ce dénûment se faisait tragique et fatal, que l’on eût baisé au front, de tendresse, ces pauvres carnassiers surpris à saigner des agnelles. La beauté de ce Paradis où l’ami de François prit place, c’était la désolation et le désespoir sans espérance.
Et, au-delà de cette région, le ciel des bêtes s’étendait à l’infini.
III
Quant à Lièvre, il s’était enfui prudemment à la vue du chenil céleste. Tant que François était resté auprès de lui, il avait cru en François. Mais bientôt, et quoiqu’il fût dans le séjour des Bienheureux, son naturel méfiant de laboureur l’avait repris. Et, ne trouvant pas là exactement son Paradis, n’y goûtant point la sécurité parfaite, non plus que l’attrait du danger connu, et avec lequel on peut lutter, l’Oreillard fut désorienté.
Donc, il erra, mal à l’aise, ne sachant pas, ne se reconnaissant pas, cherchant en vain ce qu’il fuyait et ce qui l’avait fui. Mais qu’était-ce ? Le bonheur n’était-il pas le Ciel ? Où donc le calme eût-il été plus calme ? En quel autre gîte le Museau-fendu aurait-il pu rêver un sommeil sans alerte, mieux qu’en ces lits de laine que la brise étendait sous les buissons fleuris d’étoiles ?
Mais il n’y dormait point, car l’inquiétude et d’autres choses lui manquaient. Assis aux fossés du Ciel, il ne sentait plus, sous la blancheur de sa queue courte, l’humidité le pénétrer de frissons. Les moustiques, retirés dans leur Paradis d’étangs, ne donnaient plus à ses paupières toujours levées l’âcre brûlure de l’Été. Cette fièvre, il la regrettait. Son cœur ne battait plus avec cette puissance dont il battait lorsque, au sommet des landes incendiées de bruyères, un coup de feu faisait autour de lui pleuvoir le sol. À la lisse caresse des pelouses soignées, son misérable poil repoussait aux endroits calleux de ses pattes. Et il se prenait à déplorer ce luxe du ciel. Et il était comme le jardinier devenu roi qui, obligé à chausser des sandales de pourpre, regrette ses sabots lourds de glaise et de pauvreté.
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Et François, dans son Paradis, eut connaissance des angoisses du Patte-usée et de son désarroi. Et son cœur éprouva de la peine de ce qu’un de ses anciens compagnons ne fût pas heureux. Dès lors, les rues du hameau céleste où il demeurait lui semblèrent moins pacifiantes, les ombres du soir moins douces, moins blanches les haleines du lys, moins saintes les lueurs du rabot dans les échoppes, moins claires les cruches chantantes dont l’eau s’épanouissait en gerbes fraîches qui faisaient frissonner la chair des anges assis aux margelles des puits.
Donc, François alla trouver Dieu qui le reçut dans son jardin à la tombée du jour. C’était, ce jardin de Dieu, le plus humble, mais le plus beau. On ne savait d’où venait le prodige de sa beauté. Peut-être n’y avait-il que de l’amour. Au-dessus des murailles ébréchées par les âges, de sombres lilas s’épandaient. Les pierres, joyeuses, supportaient des mousses qui souriaient et dont les bouches d’or buvaient dans le cœur d’ombre des violettes.
En une lueur diffuse, qui ne tenait point de l’aube ni -du crépuscule, elle était plus douce encore qu’eux, au milieu d’un carreau de terre, un ail bleu fleurissait. Un mystère entourait le globe bleu de son inflorescence, immobile et recueilli sur sa haute tige. On devinait que cette plante rêvait. À quoi ? Peut-être au labeur de son âme qui chante, au soir d’hiver, dans le pot où bout la soupe des déshérités. Ô divine destinée. Non loin des bordures des buis, les lèvres des laitues rayonnaient de muettes paroles, tandis qu’une grave lumière entourait l’ombre des arrosoirs endormis. Leur tâche était terminée.
Et vers Dieu, confiante et sereine, sans orgueil ni humilité, une sauge élevait son parfum misérable.
François s’assit auprès de Dieu, sur un banc qu’abritait un frêne qu’aimait un lierre. Et Dieu dit à François :
– Je sais ce qui t’amène. Il ne sera pas dit qu’ici un seul ait pu ne pas trouver son Paradis, fût-il ciron, fût-il lièvre. Va donc vers le Patte-usée, et demande-lui ce qu’il désire. Et quand il te l’aura dit, je le lui accorderai. S’il n’a point su mourir et renoncer avec les autres, c’est que, sans doute, son cœur est trop attaché à ma Terre bien-aimée. Car, ô François, comme cet Oreillard, j’aime la Terre d’un profond amour. J’aime la terre des hommes, des bêtes, des plantes et des pierres. Ô François, va retrouver Lièvre, et dis-lui que je suis son ami.
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* *
Et François se dirigea vers le Paradis des bêtes où, excepté des jeunes filles, jamais les enfants des hommes n’avaient pénétré. Il y joignit Lièvre qui errait et se désolait, mais qui, lorsqu’il eut vu venir à lui son ancien maître, éprouva une telle joie qu’il s’assit, l’œil plus ahuri que jamais, le museau tremblant d’un tremblement imperceptible.
– Salut, mon frère, dit François. J’ai entendu souffrir ton cœur et je suis venu ici pour connaître sa tristesse. As-tu mangé trop de graines amères ? Que n’as-tu la paix des colombes et des agnelles aussi blanches ?... Ô faneur de regain, que cherches-tu avec cette inquiétude, alors qu’il n’est plus d’inquiétude ici, et que jamais plus tu ne sentiras l’haleine des chiens courants sur ton pauvre poil de routier ?
– Ô mon ami, ce que je cherche, repartit le Museau-fendu, c’est mon Dieu. Tant que tu le fus sur la terre, je me sentis pacifié. Mais, dans ce Paradis où je suis perdu parce que je n’y sens plus ta présence, ô frère divin des bêtes, mon âme étouffe, car je n’y trouve pas mon Dieu.
– Pensais-tu donc, reprit François, que Dieu abandonne les lièvres et que, seuls dans le monde, ils n’aient pas droit au Paradis ?
– Que non, lui répondit le Patte-usée. Je ne réfléchissais point sur ces choses. Toi, je t’aurais suivi, car j’ai appris à te connaître aussi bien que la haie de la terre où les agneaux suspendaient la tiède neige dont mon gîte se réchauffait. En vain, à travers ces prairies célestes, ai-je cherché ce Dieu dont tu parles encore. Mais, tandis que mes compagnons le découvraient tout de suite, et trouvaient leurs paradis, moi j’errai. Du jour que nous t’eûmes quitté, et dès l’instant que j’eus gagné le Ciel, la nostalgie de la Terre fit battre mon cœur puéril et sauvage.
Ô François, ô mon ami, ô toi seul en qui j’ai foi, rends-moi ma terre. Je sens que je ne suis pas ici chez moi. Rends-moi mes sillons pleins de boue, rends-moi mes sentes argileuses. Rends-moi la vallée natale où les cors des chasseurs font remuer les bruines. Rends-moi l’ornière d’où j’entendais sonner comme des angelus les meutes aux oreilles pendantes. Rends-moi ma peur. Rends-moi l’effroi. Rends-moi l’émotion que j’éprouvais lorsque, soudain, un coup de feu balayait sous mon bondissement les menthes odorantes, ou lorsque, parmi les cognassiers du buisson, mon museau rencontrait le cuivre du froid lacet. Rends-moi la prairie où tu me découvris. Rends-moi les aurores des eaux d’où le pêcheur prudent retire ses cordeaux lourds d’anguilles. Rends-moi le regain bleu de lune, et mes amours peureuses et clandestines parmi les oseilles sauvages, lorsque je ne distinguais plus, du pétale de l’églantier tombé lourd de rosée sur l’herbe, la rose langue de mon amie. Rends-moi ma faiblesse, ô mon cœur. Et va dire à Dieu que je ne puis plus vivre chez lui.
– Ô Patte-usée, lui répondit François, ô mon ami, ô doux rural méfiant, ô Lièvre de peu de foi qui blasphèmes, si tu n’as pas su trouver ton Dieu, c’est que, pour rencontrer ce Dieu, il t’eût fallu mourir comme tes compagnons.
Mais si je meurs, que deviendrai-je ? s’écria le Poil-de-chaume.
Et François :
– Si tu meurs, tu deviendras ton Paradis.
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Devisant ainsi, ils arrivèrent aux confins du Paradis des bêtes. Là commençait le Paradis des hommes. Lièvre inclina la tête et lut, au-dessus d’un poteau, sur une plaque de fonte bleue où une flèche indiquait la direction à suivre :
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CASTÉTIS À BALANSUN : 5 km.
La journée était si torride que l’écriteau semblait palpiter dans le sombre été. Au loin, la route poudroyait comme dans sœur Anne, lorsque l’on dit : « Ma sœur, ne vois-tu rien venir ? » La sécheresse pâle en était magnifique, amèrement embaumée par les menthes.
Et Lièvre voyait venir à lui un cheval attelé à une carriole.
C’était une rosse qui traînait un char-à-bancs et qui ne pouvait plus qu’aller au galop, par à coup. Chaque élan faisait sursauter sa carcasse disloquée, secouait son collier, éparpillait sa crinière terreuse, luisante et verte comme la barbe d’un vieux marin. La bête soulevait avec peine, comme s’ils eussent été des pavés, ses sabots gonflés ainsi que des tumeurs...
Alors, un doute plus fort que tous les doutes qui avaient assailli jusqu’alors l’âme de Lièvre, la lui perça.
Ce doute était un grain de plomb qui venait de pénétrer, par la nuque, dans la cervelle de l’Oreillard. Un voile de sang, plus beau que n’est l’Automne ardent, flotta devant ses yeux où se levaient les ombres éternelles. Il cria. Les doigts d’un chasseur le serraient à la gorge, l’étranglaient, l’étouffaient. Son cœur s’alentissait qui, jadis, battait comme au vent la pâle églantine éplorée à l’heure matinale où la haie caresse la douceur des agneaux. Un instant, dans le poing de son meurtrier, il demeura immobile, efflanqué, long comme la mort. Puis le vieux Patte-usée sursauta. Ses ongles se crispèrent en vain vers le sol qu’ils n’atteignaient plus, car l’homme ne lâchait pas. Lièvre finissait goutte à goutte.
Soudain, il se hérissa, devint semblable aux chaumes de l’été où il se gîtait jadis auprès de sa sœur la caille et du coquelicot son frère; semblable aussi à la terre argileuse où ses pieds de pauvre trempèrent; semblable aussi au pelage dont les Septembres revêtent la colline dont il avait pris la forme; semblable à la bure de François; semblable à l’ornière d’où il entendait sonner comme des angelus les meutes aux oreilles pendantes; semblable à la roche aride qui est l’amour du serpolet; semblable, par son regard, où maintenant flottait une buée d’azur nocturne, à la pelouse bénie où l’attendait le cœur de son amie au cœur des oseilles sauvages; semblable, par les larmes qu’il pleurait, à la fontaine séraphique auprès de laquelle s’assoyait le vieux pêcheur d’anguilles réparant ses cordeaux; semblable à la vie; semblable à la mort; semblable à lui-même; semblable à son Paradis.
Francis JAMMES, Le roman du lièvre, 1902.