La pipe

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis JAMMES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y AVAIT un jeune homme qui avait une pipe neuve. Il la fumait doucement à l’ombre d’une treille où étaient des grappes bleues. Sa femme était jeune et jolie, retroussait ses manches jusqu’au coude, et puisait de l’eau au puits. Le seau en bois rebondissait contre la margelle et pleurait comme de l’arc-en-ciel. Ce jeune homme, en fumant sa pipe était heureux, parce qu’il voyait, çà et là, voler des oiseaux, parce que sa vieille mère était vivante, que son vieux père se portait bien, et qu’il aimait beaucoup sa jeune épouse, à cause de sa gentillesse et de sa gorge dure et lisse comme deux pommes fraîches.

J’ai dit que ce jeune homme fumait une pipe neuve.

Sa mère fut prise d’un grand mal. On lui fit une opération qui la fit beaucoup crier, et elle mourut après trente-quatre jours d’horribles souffrances. Le père, qui se portait bien, causait un jour avec un ouvrier sous le porche de la petite église villageoise en réparation, lorsqu’une pierre qui se détacha de la voûte lui écrasa la tête. Le bon fils pleura ses bons vieux amis et, le soir, il sanglotait dans les bras de sa jolie femme.

J’ai dit que ce jeune homme fumait une pipe neuve.

J’avais oublié de dire qu’il avait un vieux chien épagneul qu’il aimait beaucoup et qui s’appelait Thomas.

Et Thomas était devenu très malade depuis que le bon père et la bonne mère étaient morts. Quand on l’appelait, il ne pouvait plus que se traîner sur ses pattes de devant.

Un jour, dans le petit village où ce jeune homme fumait une pipe neuve, vint s’installer un jeune homme du monde qui était décoré et distingué et qui avait un joli accent. Ils firent connaissance et une fois que le jeune homme qui fumait une pipe neuve entrait dans sa propre maison, sans y être attendu, il trouva le beau monsieur couché avec la jolie femme qui avait la gorge dure et lisse comme deux pommes fraîches.

Le jeune homme ne dit rien. Il attacha un pauvre vieux collier au cou de Thomas et, avec une corde dont sa mère se servait jadis pour la lessive, il l’amena avec lui dans une grande ville où tous deux vécurent de misère et de douleur.

Le jeune homme, étant devenu un vieil homme, fumait toujours dans sa pipe neuve qui était devenue vieille.

Un soir Thomas mourut. Ce furent des hommes de la police qui emportèrent son cadavre on ne sait où.

Alors le vieil homme se trouva seul avec sa vieille pipe. Il fut pris d’un grand froid et d’un grand tremblement. Et, comme il sentait qu’il allait mourir bientôt, et qu’il ne pouvait plus fumer, il prit dans la valise misérable qu’il avait emportée autrefois de chez lui un vieux chapeau triste à faire pleurer et dans lequel il roula sa pipe.

Cela fait, il jeta sur ses épaules fiévreuses un manteau verdi par le temps. Il se traîna péniblement jusqu’à un petit square voisin, et, prenant garde que les sergents de ville ne l’aperçussent pas, il s’agenouilla, gratta la terre de ses ongles, et déposa pieusement sa vieille pipe sous une touffe de fleurs. Puis il revint chez lui et mourut.

 

 

Francis JAMMES, Le roman du lièvre, 1946.

 

 

 

 

 

 

 

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