La petite négresse
par
Francis JAMMES
MA pensée se rive parfois au jaunissement de vieilles cartes marines, et j’entends bruire les moussons dans la fièvre de mon cerveau. Alors, quoi ? Faut-il, pour m’intéresser à cette vie, que j’exhume celle que j’ai pu mener, avant ma naissance, entre deux soleils noirs ?
L’imprécise contrée roulait des étoiles dans le sanglot diffus d’un Océan. Quelqu’un gratta à ma porte. Je dis: Entrez.
C’était une jeune négresse au pagne bleu tombant jusqu’au milieu des cuisses. Elle s’assit à terre et joignit vers moi ses mains plates. Et je vis qu’à ses bras nus il y avait des coups de fouet.
– Qui t’a fait ça, Assomption ? lui demandai-je.
Elle ne répondit point, mais tremblait de tous ses membres, ne comprenant pas, se demandant peut-être si je l’allais brutaliser aussi.
Avec douceur, j’écartai son vêtement et je vis que son dos était aussi blessé. Je la lavai. Mais elle, effrayée de cette bonté, se réfugia sous la table de ma case. J’avais les larmes aux yeux. J’essayai de la rappeler. Mais son regard de chienne battue me fuyait. J’avais là quelques patates et un peu de beurre. Je fis une bouillie du tout, en l’écrasant avec une cuiller de bois dans une écuelle que je plaçai à quelque distance d’Assomption accroupie. Puis, j’allumai ma pipe.
Au bout d’une heure, la pauvre créature remua. Elle avança un bras, puis l’autre, puis un genou. Je crus qu’elle se dirigeait vers la pâtée pour la manger. Mais quel fut mon étonnement lorsque je la vis s’avancer à quatre pattes vers un coin de la chambre où j’avais laissé quelques fleurs. Elle se redressa soudain et, d’un geste vif, les empoigna.
Il y avait cent cinquante ans peut-être, que cette aventure était passée, lorsque je rencontrai de nouveau Assomption. J’eus du moins la conviction que c’était elle. C’était à Bordeaux, au Restaurant du Pérou. Elle essuyait le verre d’un étudiant morne qui ne l’avait pas trouvé d’une propreté suffisante.
Francis JAMMES, Le roman du lièvre, 1946.