Le philanthrope au bagne de Brest
par
Jules JANIN
QUAND les gardes de la chiourme eurent examiné avec soin les ordres positifs du gouvernement qui ouvraient au philanthrope l’entrée de toutes les prisons et de tous les bagnes du royaume, il arriva que ces honnêtes geôliers, tout étonnés d’un titre si inouï et d’une curiosité si étrange, se permirent quelques questions avant d’ouvrir au sentimental voyageur les portes de fer de la chiourme.
« Monsieur, lui dit le chef des gardes, je voudrais bien qu’il vous plût de me dire pourquoi vous venez de si loin visiter les misérables qui sont confiés à mes soins, et dont le seul aspect est si horrible que, moi qui vous parle, je ne vois jamais arriver sans une espèce de terreur le moment où je dois faire ma ronde de chaque jour.
– Capitaine, reprit le philanthrope en élevant la voix, il faut que vous sachiez avant tout qu’un philanthrope ne connaît ni le dégoût ni la terreur. Moi qui vous parle, j’ai visité tous les hôpitaux de France, je suis descendu dans tous les cachots, j’ai parcouru toutes les maisons de détention, depuis Bicêtre et les Madelonnettes jusqu’aux moindres greniers où les gendarmes renferment les vagabonds ; naturellement, j’ai toujours aimé ces lieux redoutables où mes malheureux concitoyens vont perdre la liberté ; si vous veniez chez moi, vous verriez même dans mon salon un beau plan de la Bastille, que je regretterai toujours de n’avoir point parcourue. Ainsi donc, je vous prie, ouvrez-moi tout de suite les portes de votre bagne ; j’ai soif de soulager ces malheureux.
– En ce cas, homme charitable, reprit un des porte-clefs, il faut que, malgré votre bonne volonté pour les galériens, vous sachiez que nos règlements vous défendent de donner plus de un franc à chaque homme de la chiourme ; seulement, si le cœur vous en dit, vous pourrez ajouter à ce présent pécuniaire quelques mouchoirs de poche, un peu de sel pour le potage, du sucre et du tabac, du savon et des peignes, et autres menus objets, que ma femme vous vendra à bon marché.
– Il ne s’agit pas de tout cela, reprit le philanthrope impatienté ; me prenez-vous donc pour un missionnaire, ou pour une sœur grise, ou quelque autre distributeur d’aumônes ? Je viens faire à ces hommes dégradés des présents bien plus précieux : je viens leur apporter l’espérance et les consolations de la philosophie. Ainsi donc, les ordres sont exprès, et je veux entrer sans retard.
– Au moins, Monsieur, reprit l’officier, comme vous n’avez rien qui vous distingue, que vous n’avez pas l’air d’un homme très vigoureux, et que ces coquins-là ne respectent guère qu’une robe de prêtre, permettez, pour votre sûreté personnelle, que je vous fasse accompagner par quatre fusiliers de la compagnie, qui, au besoin, vous feront respecter.
– Je vous ai déjà dit, Monsieur l’officier, que je ne craignais rien. Je viens à ces hommes comme j’irais à mes frères ; je veux leur parler le langage de la philosophie et de l’humanité, mais je veux leur parler sans témoins ; je suis comme Henri IV, je ne veux plus de hallebardes ! D’ailleurs, ajouta-t-il en se rapprochant du gardien, les forçats doivent être bien attachés !
– Allez donc, Monsieur, reprit le capitaine avec un air grave ; je souhaite que vous vous trouviez en sûreté, et surtout que votre visite soit utile à ces gens-là. »
Et, du même pas, le philanthrope, traversant la cour intérieure, fut introduit dans le bagne.
Ce bagne est un vaste hangar divisé en plusieurs rangs de lits de camp sur lesquels les forçats sont enchaînés. Le premier aspect de cette prison est horrible. Vous vous trouvez là au milieu de tout ce que la société a d’infect, au milieu de tout ce qui s’appelle faussaires, voleurs, assassins de grands chemins, homme à la figure blême et pâle, qui n’ont plus de sourire que lorsque quelque horrible souvenir ou quelque récit infernal vient à leur rappeler leur nature première. Du reste, c’est souvent une cruauté de les réveiller quand, au retour de leurs pénibles travaux, ils s’endorment sur la paille et font encore quelque rêve délicieux de débauche ou de liberté.
Ce fut pourtant le moment que choisit notre philanthrope. À l’aspect de ces hommes dont une partie était endormie et dont l’autre jouait aux cartes, il crut bien faire en se faisant annoncer comme s’il fût entré dans un salon de l’opposition ; mais son nom, qu’il répéta à plusieurs reprises, ne fit aucune sensation sur le bagne : les uns ne l’entendirent pas, les autres y répondirent par un sourire moqueur, et ceux qui avaient le sommeil léger, se tournant sur leur couche avec un horrible fracas de chaînes, poursuivirent d’un horrible jurement l’importune curiosité de l’étranger.
Vous comprendrez sans peine combien le philanthrope dut être étonné de ne pas recevoir un accueil plus amical ; il fut même sur le point de se retirer en maudissant l’impolitesse du bagne, mais heureusement que son nom avait frappé l’oreille d’un vieux forçat, autrefois grand lecteur du Constitutionnel, homme lettré, qui, par son éloquence et son savoir, plus encore que par ses antécédents, s’était attiré l’estime et le respect de ses confrères. Ainsi, à l’instant même où le philanthrope se retirait gravement, il se sentit arrêté par le bras, et le vieux forçat élevant la voix :
« Camarades, s’écria-t-il, réveillez-vous et laissez là vos cartes, levez-vous sur votre lit de toute la longueur de votre chaîne, voici un de nos amis, un de nos frères, un des amis de la liberté, qui vient nous voir ; réjouissez-vous, chers camarades, nous allons voir un honnête homme, et, s’il plaît à Dieu, nous aurons du tabac dans notre poche et du sel ce soir dans notre soupe ».
À ces mots, prononcés d’une voix retentissante et sonore, tout le bagne fut en émoi ; chaque forçat se leva sur son lit avec des cris de joie, saluant le nouveau venu de toute la force de ses poumons, de toute l’énergie de son langage. Vous ne sauriez croire combien était horrible et impudente la joie de ces malheureux.
« Oui, Messieurs, oui, mes frères, reprit le philanthrope, dans un moment de silence, je viens vous apporter des consolations ; les lois et les mœurs se réforment chaque jour dans notre belle patrie, le parti de la liberté s’élève de toutes parts, l’humanité va décidément prendre le dessus, et avant peu on ne marquera plus d’un fer chaud les malheureux criminels !
– On ne les marquera plus, s’écria un des bandits, on ne marquera plus personne ! Mon cher frère, que nous apprenez-vous là ? Ne voyez-vous pas que ce serait une cruelle injustice ? Ne comprenez-vous pas que, par ce moyen, nous serions toute notre vie montrés au doigt comme les derniers citoyens qu’ait flétris le bourreau ? Malheureux que nous sommes ! une fois rentrés dans cette belle patrie, comme vous l’appelez, et nous trouvant au milieu de ces mœurs que vous réformez, nous ne pourrions plus nous perdre dans la foule des gens flétris, ce serait une horrible injustice !
– Ce serait une horrible injustice, répétèrent tous les forçats.
– Une horrible injustice », ajoutèrent les forçats des derniers bancs ; et ce mot, sourdement répété, fut d’un effet sinistre et pensa déconcerter le philosophe orateur.
Cependant le gant était jeté, et, s’il ne l’eût pas relevé, trois cents bandits étaient prêts à le ramasser et à le lui jeter à la figure ; aussi le philanthrope reprit-il son discours.
« Quand je dis, Messieurs, qu’on ne marquera plus personne, je me trompe peut-être ; ce qui est sûr, c’est qu’une fois sortis des bagnes, vous trouverez à votre retour dans vos foyers des occupations honorables, des secours en grand nombre, et que vous pourrez, grâce au progrès des lumières, redevenir de bons citoyens dont la patrie pourra être fière encore.
– Voilà qui va bien, mon frère, pour ceux qui n’ont plus que dix ans à faire ; mais moi et les autres qui sont ici pour toute leur vie, quels sont vos projets sur nous ? Sans doute que vous avez pensé à notre malheureuse situation ; ainsi donc, donnez-nous les aumônes que nos frères nous envoient, laissez-nous, si vous pouvez, quelques numéros de ce bon Constitutionnel que nous aimons tant à lire, et comptez sur nos ardentes prières à l’occasion.
– Bah ! bah ! reprit un jeune homme de la troupe, ne vois-tu pas que ce Monsieur est un beau parleur, et qu’il n’a rien à nous donner, pas même un morceau de pain blanc, comme cette bonne religieuse qui est venue nous voir il y a huit jours ! En vérité, vous êtes bien novices, vous autres, de ne pas reconnaître au premier coup d’œil ces amis de l’humanité qui ne sont bons à rien, qui viennent vous voir en voiture et dînent à table d’hôte tous les soirs, qui portent de l’or à leurs doigts, qui ont une montre et une chemise blanche tous les trois jours, avec un décrotteur le matin pour leurs habits et leurs souliers. Voyez-vous, je connais, moi, de quoi il retourne avec ces Messieurs-là, il n’y a pas un liard à gagner avec eux ; mais des promesses en veux-tu, en voilà. J’ai dit.
– Cela serait-il possible, mon fils ? reprit un bandit à cheveux blancs et à la figure respectable. Auriez-vous eu le dessein de vous jouer à ce point de vos semblables ? Auriez-vous eu le cœur de venir avec des bottes neuves insulter à nos pieds sans souliers, et avec votre chapeau de feutre seriez-vous venu nous reprocher nos bonnets rouges ? Non, non, il n’en est pas ainsi ; si cela était, l’ombre de Voltaire vous apparaîtrait dans votre sommeil avec une figure menaçante et des paroles de colère. D’ailleurs, dans aucun cas, vous ne me refuseriez, à moi qui pourrais être votre aïeul et dont la vue s’affaiblit visiblement, cette paire de lunettes que vous portez par vanité pure, et dont l’argent me paraît assez bien doré.
– Et à moi, qui pourrais être ton fils, ô mon cher concitoyen, à moi que l’amour le plus ardent a jeté dans ce bagne, me refuseras-tu cette montre de Genève qui me rappellera à chaque instant du jour le bonheur que je n’ai plus ?
– Et à moi, digne philosophe, à moi que l’injustice des hommes a plongé dans ces ténèbres impures, à moi la plus innocente créature qui ait jamais été jugée par ses pairs, pourras-tu ne me pas donner cette tabatière d’écaille avec des charnières que je ne voudrais pas accepter si elles étaient en or ; je te promets de la garder aussi longtemps que je garderai les deux initiales de mon nom.
– Et à moi, pécheur endurci, malheureux coupable que je suis, daigneras-tu accorder, pour essuyer les larmes du repentir, ce beau foulard des Indes fait à Paris, comme j’en vendais dans la rue Saint-Denis ? Tu seras encore un bien digne homme, vertueux Français, d’ajouter au mouchoir cette paire de gants qui me sera utile toutes les fois que je me couperai. »
Mais les autres forçats, voyant le philanthrope ainsi dépouillé, se mirent à réclamer hautement une part dans ses générosités. Ce fut alors dans le bagne un tumulte épouvantable, une jalousie soulevée au plus haut degré, et j’ignore ce qu’il serait advenu au philanthrope si les argousins ne fussent venus à son aide pour le protéger, ne l’eussent mis à la porte presque nu et, pour comble de malheur, sans qu’il eût pu dire un mot de vertu ou de liberté à ces infortunés forçats.
Cette visite n’eut donc pour dernier résultat qu’une espèce de révolte dans une prison ordinairement tranquille, et le soir de ce jour fameux, pour célébrer la visite du philanthrope, il se fit dans le bagne la plus large distribution de fers et de coups de nerfs de bœuf dont les plus anciens forçats eussent entendu parler.
Voilà pourtant quels seront toujours les résultats d’un zèle sans mission et d’une pitié de théâtre, voilà pourtant où doit mener nécessairement l’humanité improvisée qui se mêle aux douleurs ou aux crimes des hommes, comme si ce n’était pas l’étude de toute la vie de connaître ces douleurs et ces crimes ! Sous ce point de vue, je dirai presque qu’il faut avoir droit à être humain avant de songer à l’être, qu’il faut avoir la robe et le cœur de saint Vincent de Paul avant de s’en faire la ridicule parodie, et que c’est la plus amère dérision de porter quelque part des paroles de paix ou de vertu sans y porter aussi les espérances de la religion chrétienne, les seules espérances réelles que puisse accepter un forçat.
Jules JANIN, 1829.