Le secret de Jeannine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Andrée JARRET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Madame Challau, vais-je l’emmener, oui ou non ?

– C’est à madame à décider... Moi je trouve que ce ne serait pas prudent, elle a si facilement le rhume, et un rhume peut mener loin...

– C’est vrai, mais avec des précautions ?... Tenez, je crois que je suis lâche ; je n’aurais jamais le courage de lui dire non quand elle espère passionnément oui !

– Oh ! que madame n’agisse pas à la légère. Je ne voudrais pas imposer mes avis, mais je crois que c’est très grave. Songez qu’elle est faible comme un petit poulet. Une nuit sans sommeil, une course au dehors, dans le froid, des émotions... Qu’est-ce qu’elle va devenir, cette enfant ?...

La jeune femme réfléchit une seconde, cruellement indécise. Et puis :

– Madame Challau, dit-elle, vous êtes toujours de bon conseil et je vous obéis. S’il fallait ! Et par ma faute !... J’en deviendrais folle, voyez-vous... Comme vous dites, elle est si délicate, la pauvre, pauvre enfant. Mon Dieu, quand pourrai-je songer à elle sans trembler ?...

Et voilà qu’elle apparut justement, la petite Jeannine, celle dont on s’entretenait en ce moment : c’était une blonde fillette de six ans, au visage émacié, d’une rare distinction, aux immenses yeux bruns, insatiables et trop vivants. Elle souriait en s’avançant vers les deux femmes, et sur son visage levé, il y avait un tel rayonnement de bonheur secret, que la maman devina de quoi elle allait parler. À tout prix, elle voulut la prévenir et précipitamment :

– Mignonne, dit-elle, il y a longtemps que tu me demandes des histoires ?

– Oh ! oui, des histoires ! Des contes de Noël !

– Eh bien, si tu es raisonnable, maman va t’en raconter et de belles, que tu ne sais pas, des histoires toutes neuves.

– Demain ?

– Non, non, ce soir, dans ton petit lit.

Le joli sourire disparut, et presque inquiète :

– Mais la Messe de minuit, s’enquit l’enfant ?

– Ma Jeannine est une grande fille, commença la maman avec beaucoup de douceur, en avançant les bras pour saisir la petite, on peut, n’est-ce pas, lui demander un petit sacrifice ?...

La fillette recula brusquement, interdite :

– J’y vas pas ?... s’écria-t-elle d’une voix déchirante.

– Mignonne, ce sera pour l’an prochain, fit la maman, tendant les bras de nouveau.

– Pour l’an prochain, dit madame Challau.

Mais l’enfant fit encore deux pas en arrière et avec le même geste tragique de désespoir :

– J’y vas pas !... répéta-t-elle.

Et tout à coup, elle éclata en pleurs :

– Et le ’tit Jésus qui m’attend, sanglotait-elle, j’y ai dit dans ma prière !...

Sa mère la prit sur ses genoux, l’y berça tendrement, lui murmurant de douces choses, de ces riens qui, d’ordinaire, consolent vite les enfants ; elle lui parlait de sa tante qui viendrait demain, de grand-père, qu’on irait visiter au Jour de l’an et qui donnerait des étrennes. Qu’est-ce que Jeannine voulait pour ses étrennes ? Madame Challau, à genoux, unissait ses efforts à ceux de sa maîtresse pour calmer cette grosse peine. En vain ! Les larmes coulaient toujours en abondance, tout le petit corps de l’enfant était secoué par les sanglots, ses mains brûlaient.

– Allons, fit la bonne dame en se levant, elle a l’âme encore plus fragile que le reste. Je la connais, si on ne lui ôte son chagrin, elle en fera une maladie : qu’elle y aille donc !...

Alors, sur le seuil de la vaste cuisine claire, un autre personnage se montra, qui promena ses yeux chercheurs, un peu partout : c’était Loulou, le frère de Jeannine, un gros petit garçon de trois ans, pas joli, robuste, et le plus gentil du monde. Et il dit : « Loulou », après son examen, avec de graves hochements de tête qui aidaient les paroles embarrassées :

– Dame Challau, mais faut faire les beignes tout de suite, parce que, après souper, Loulou a toujours besoin d’un dodo. Et il voudrait les faire avec toi, et Nine aussi !

On rit, madame Challau se prépara à faire les beignes, et les idées noires s’enfuirent comme des oiseaux qui ont peur.

Il est très tard dans la nuit, car le premier coup de la messe vient de sonner ; madame Challau, qui s’en doutait, s’en est assurée, en entrouvrant la porte.

– Il serait peut-être l’heure d’éveiller la petite, souffle-t-elle.

– Oui, allez-y donc, madame Challau, et si elle a trop sommeil, laissez-la ; si je vous disais que je me sens le cœur serré comme à la veille d’un malheur !...

L’enfant parut bientôt, les paupières battantes un peu, les traits figés, et si pâle sous la clarté blanche du gaz, que la bonne madame Challau courut lui chercher deux doigts de vin rouge dans un verre. Ayant bu, la petite dit que ça chauffait et qu’elle était mieux. Alors, tout en lui faisant mille recommandations à mi-voix, crainte d’éveiller Loulou, on plaça un ruban dans ses cheveux blonds, on lui mit sa jolie robe bleue, sa plus chaude, ses guêtres, son long manteau blanc, avec le bonnet fourré aux attaches de soie, et au moment de sortir, madame Challau l’enveloppa encore d’un moelleux cache-nez tout blanc, qui lui couvrait le front, la bouche, le cou où il se nouait, ne laissant, en tout, qu’une petite fente pour les grands yeux.

Jeannine trouva que c’était merveilleux dehors, la nuit de Noël. Elle n’avait pas froid, plutôt trop chaud, pas frayeur non plus, car il faisait doucement clair, et maman était là ! Des ombres noires se mouvaient tout le long de la rue blanche, et des maisons à façades illuminées, des groupes sortaient qui se mêlaient à elles, se dirigeant tous du même côté, et sous tant de pieds qui l’écrasaient, la neige dure chantait comme les grillons, l’été. Des voitures passaient très vite, avec leurs grelots sonnants. Les tramways grondaient au bas de la rue. L’air était froid, très pur. Pas un nuage au ciel, rien que l’azur sombre que recouvrait la fine dentelle des étoiles. Et Jeannine qui contemplait ces milliers de points d’or, tremblants, se dit : « Ce qu’il doit faire clair chez le bon Dieu ! On voit que les anges ont allumé dans tous les petits coins ! » Et rêveuse, elle ajouta que le ciel doit être terriblement vieux, pour avoir une telle quantité de petits trous d’usure à son beau voile.

Dans l’église, elle ne sortit pas de son extase. Avant de prendre place dans leur banc, sa maman la mena voir l’Enfant-Jésus, si beau, tout frisé et qui souriait en tendant ses petits bras roses. La sainte Vierge sa mère, et aussi saint Joseph, étaient descendus du ciel avec lui ; il y avait en outre l’âne et le bœuf qui l’avaient réchauffé de leur souffle humide, quand il grelottait dans l’étable de Bethléem, pauvre petit Jésus ! Maintenant il ne sent plus le froid, c’est certain. Il y avait là, il est vrai, au moins une douzaine de lampions de toutes couleurs, et au fond, en arrière de saint Joseph, une ampoule électrique, mais tout cela fournissait très peu de chaleur, et croiriez-vous qu’il n’avait qu’un petite robe de mousseline courte et sans manches ?

L’église s’était emplie peu à peu, l’orgue faisait entendre sa grande voix, la messe commençait. Jeannine vit les Célébrants, dans leurs habits d’or, qui se promenaient devant l’autel éblouissant de lumière, et qui parlaient, et qui bénissaient, et qui priaient à genoux. L’encens fumait en embaumant, les chantres faisaient trembler l’air de leurs chants d’allégresse. Maman lisait pieusement dans son livre. « C’est Noël ! c’est la messe de minuit », se répétait Jeannine hors d’elle-même. Et ses grands yeux sombres ne se baissaient pas une minute, et flambaient comme la mèche des cierges. Vint le moment de la Communion : quand elle revint de la sainte Table, la maman aperçut sa petite fille qui s’était glissée au bout du banc et qui, penchée du côté de la Crèche, souriait naïvement, exquise de confiance ; à un certain moment, elle fit un petit geste de la tête, comme pour dire : « Oui, oui, je comprends, c’est convenu ! » En voyant sa mère, elle tressaillit et regagna vivement sa place, au fond.

Au retour, madame Challau tint à déshabiller l’enfant elle-même. Elle lui palpa avec soin les mains, les pieds, la gorge, voulant à toute force qu’elle eût pris froid, mais la peau était tiède partout ; alors elle assura qu’il y avait là-dessous quelque miracle, et sa maîtresse lui ayant dit, par hasard, un mot du mystérieux entretien de la fillette avec le petit Jésus, elle se répéta, avec plus de force, demandant qu’on interrogeât l’enfant. Indulgente, la maman fit venir Jeannine :

– Mignonne, demanda-t-elle, que racontais-tu donc au petit Jésus quand maman est revenue de communier, tu sais bien ?

La petite ne se troubla nullement, mais elle dit avec son fin sourire aimable, en soulevant les sourcils :

– Ah ! ça, je peux pas le dire, c’est un secret.

On n’insista pas.

Des jours et des jours passèrent, Jeannine se portait à merveille, jamais elle n’avait été aussi gaie, aussi forte. Mais vers la dernière semaine de janvier, elle prit subitement des allures étranges : elle ne se levait pas le matin, et tout éveillée, demeurait au lit. – « Pour se reposer », disait-elle. À table elle n’avait pas faim, devenait plus douce, plus obéissante. Quand Loulou l’invitait à jouer dehors, elle disait toujours : « Oui ! » mais se lassait vite, et se jetait sur une chaise, accablée et toute pâle. Une après-midi, leur mère les surprit tous les deux, Loulou et sa sœur, assis sur le canapé. Jeannine tenait l’enfant par le cou, et lui parlait avec animation ; le bon petit écoutait de toute son âme, les yeux ronds, la bouche ouverte. La maman fit quelques pas de leur côté, elle entendit : « Et le ’tit Jésus a dit... » – « C’est son secret, pensa-t-elle ; pourquoi le lui dit-elle à lui, et pas à moi, sa mère ?... »

Un matin, Jeannine fit encore sa petite paresseuse, et ne voulut pas se lever. – « Je ne la quitterai pas », pensa la maman, qui devenait inquiète ; et, comme madame Challau allait justement sortir pour son marché, elle lui donna ordre d’avertir le médecin en passant.

– Je le ferai même en m’en allant, répondit la bonne dame qui était loin d'être rassurée, selon son habitude, afin qu’il soit ici plus tôt.

Cinq minutes plus tard, la petite eut une faiblesse effrayante, elle devint pâle comme la cire, ses narines se pincèrent, de grosses gouttes de sueur perlèrent à son front : la pauvre mère comprit nettement que la fin approchait. Tout en lui donnant les soins d’urgence, elle appela d’une grande voix épouvantée :

– Loulou ! Viens vite, mon Lou !

Le pauvre petit bonhomme accourut en trottinant, tenant encore d’une main son petit âne gris qui branlait la tête. Sa mère l’assit au pied du lit. Jeannine était déjà mieux.

– Loulou, dit-elle, je m’en vais au ciel, tu sais ? Tu raconteras à maman comment le ’tit Jésus m’a dit ça.

Et tout de suite elle demanda : « Madame Challau ? »

– Elle est sortie, dit la maman, les lèvres blanches, elle va ramener le docteur.

– Pas besoin ! fit lentement la petite voix épuisée.

Et s'adressant encore à Loulou, elle ajouta :

– Je m’en vais au bon Dieu, as-tu des commissions ?

– Oui, fit la grosse voix enfantine.

– Qu’est-ce que c’est ?

Mais le bébé ne sut pas dire, ou bien il fut effrayé de sentir la mort toute proche, et lâchant son petit âne, il se mit à pleurer. Alors la pauvrette demanda son chapelet et toutes ses statues, et dit à sa mère de faire des prières. Celle-ci obéit, et tout à coup, Jeannine recommença à pâlir. « Maman, ma... » Ce furent ses dernières paroles. Ses petites mains diaphanes se levèrent un instant, comme des ailes, et retombèrent aussitôt. Jeannine avait fini de vivre.

Sa mère se leva et dit tout haut : « C’est fait ! » Puis, avec des mouvements très libres, elle abaissa les paupières de la petite morte, lui joignit les mains, plaça le corps frêle bien droit dans le lit et s’arrêta, indécise. Que faisait-on ensuite ? Ah ! elle s’y connaissait en morts, allez ! Ses parents, deux de ses frères, l’un adolescent, l’autre marié, son mari, avaient expiré dans ses bras. Elle s’y connaissait très bien, mais seulement, elle ne se rappelait pas... Que faisait-on ? Ah ! voici. Elle se dirigea vers la petite horloge du coin et l’arrêta, puis elle consulta le calendrier, suivant avec le doigt la ligne des chiffres ; elle vit qu’il fallait déchirer la page et le fit bruyamment.

– Tiens, deux février ! s’exclama-t-elle.

Et songeant au secret que Jeannine ne lui avait pas dit, elle se mit à rire, d’un petit rire sec de folie.

– Deux février, répéta-t-elle. Mais c’est aujourd’hui que le petit Jésus s’en va de nos églises.

Elle revoyait l’enfant qui faisait signe de sa place: « Oui, oui, c'est convenu ! » Elle se mit à trembler de tous ses membres. Jeannine ne lui avait pas confié le divin secret. Quoi ! était-ce donc qu’elle en était indigne ?

Alors, elle tomba à genoux, et le front contre terre : « Mon Dieu, fit-elle, doux Enfant de la Crèche, vous me l’aviez donnée, vous me l’ôtez. Soyez à jamais béni ! »

 

 

 

Andrée JARRET,

Contes d’hier, 1918.

 

 

 

 

 

 

 

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