L’aveugle de Castel-Cuillé

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

JASMIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE

 

À madame Coralie Pailhès de Beaumont.

 

Sur le point de lancer mon Aveugle dans le monde, je tressaillais de crainte ; mais un jour que je vous la lisais, je vous vis rire quand je riais, je vous vis pleurer quand je pleurais... C’est assez : ma crainte disparaît. Pour ma muse qui vous connaît, votre suffrage vaut mieux qu’un bouquet d’immortelles ; car votre suffrage est pour moi l’astre brillant du soir qui promet à mon ciel nébuleux une immensité d’étoiles ! !

 

 

 

 

I.

 

 

DU pied de cette haute montagne, sur laquelle est perché Castel-Cuillé ; dans la saison où le pommier, le prunier, l’amandier commencent à blanchir dans les champs, voici le refrain qu’on entendit un mercredi matin ; veille de saint Joseph :

« Les chemins devraient se couvrir de fleurs à l’approche d’une si jolie fiancée : ils devraient se couvrir de fleurs, ils devraient se couvrir de fruits sous les pas d’une si belle fiancée 1. »

Et le vieux Te Deum des mariages du peuple semblait descendre des nuées ; quand, tout à coup, un essaim de jeunes filles, fraîches, propres comme la prunelle de l’œil, chacune au bras de son amant, arrivent au sommet de la montagne et entonnent le même refrain. Là, si voisines du ciel, elles ressemblent à des anges folâtres envoyés par une aimable divinité, afin de nous inspirer la joie et le contentement. Bientôt elles prennent leur essor, descendent, glissent sur le sentier étroit et rapide, forment une chaîne, et se dirigent vers Saint-Amant. Joyeuses, évaporées, elles courent çà et là en chantant toujours :

« Les chemins devraient se couvrir de fleurs à l’approche d’une si jolie fiancée ; ils devraient se couvrir de fleurs, ils devraient se couvrir de fruits sous les pas d’une si belle fiancée. »

C’était Baptiste et son amante qui allaient chercher la jonchée 2. Le ciel était bleu, sans nuages. Un beau soleil de mars dardait ses rayons brûlants, tandis qu’une brise légère répandait dans l’air son haleine embaumée. Une noce du peuple au moment où les champs se couvrent de verdure ! Quel charmant tableau ! Au bruit de mille chansons badines qui vous chatouillent tendrement le cœur, une foule de jeunes garçons joyeux et de jeunes filles sémillantes s’embrassent, se caressent, se pressent les mains et se livrent avec transport à toutes sortes d’amusements, tandis que la jeune fiancée qui partage leurs jeux, s’éloigne en criant : « Celles qui m’attraperont se marieront dans l’année. » Et toutes de courir après elle, et toutes de l’attraper aussitôt, et toutes de s’empresser de toucher sa belle robe neuve et son beau tablier.

D’où vient cependant qu’au milieu de cette troupe de jeunes filles, si rieuses et si folâtres, Baptiste silencieux pousse de si gros soupirs ? La fiancée est jolie pourtant. Est-ce que saint Joseph voudrait nous donner à entendre qu’un amour trop violent n’a plus rien à donner ? Oh non ! Fille qui a commis une faute ne porte pas son front si haut. Quels fiancés ! ils ne se font pas une seule caresse : à les voir si froids, si indifférents, on les prendrait pour des gens du grand monde. Qu’a donc Baptiste ce soir ? Quel chagrin le tourmente ?

Oh ! c’est qu’au milieu du coteau, dans cette petite maison où vous apercevez un petit hangar, demeure une orpheline, aveugle et fille d’un vieux soldat. Il y a encore un an que la jeune et belle Marguerite était la plus jolie du hameau : Baptiste était son amant. L’amour les ensorcelait ; ils étaient heureux ; l’autel se préparait ; mais un jour, un fléau produit par la chaleur de l’été, un mal à qui rien ne résiste, la petite vérole ravit la vue à la belle fiancée. Alors tout changea à la voix d’un père sévère et dur. L’amour resta avec eux, mais non pas le bonheur. Tourmenté, persécuté, Baptiste ne tarda pas à partir ; et maintenant, de retour depuis trois jours, séduit, entraîné par un peu d’or, le jeune homme épouse Angèle, en songeant toujours à Marguerite.

Tout à coup la donzelle s’écrie : Anne, Thérèse, Marie, Catherine, voilà Jeanne la boiteuse ! Alors, auprès d’une fontaine entourée de deux mûriers, paraît une femme blanchie par les ans. Toutes les jeunes filles volent auprès d’elle avec la rapidité de l’oiseau ; c’est que Jeanne la boiteuse est une aimable devineresse. Elle dit la bonne aventure et contente tout le monde. À l’une elle promet un amoureux, à l’autre un heureux mariage, aux fiancés un joli enfant ; tout ce qu’elle prédit arrive, jamais elle n’a trompé personne.

Mais, dans ce moment, la sorcière prend une figure sévère et baisse ses sourcils grisonnants. Ses yeux, semblables à des éclairs, se dirigent sur le fiancé qui, immobile comme une statue, devient de mille couleurs, lorsque la vieille, prenant la main de la jeune fille, fait une croix et dit : « Dieu veuille que demain, folâtre Angèle, ton union avec l’infidèle Baptiste ne creuse pas un tombeau ! » Elle dit : et les jeunes filles voient deux grosses larmes s’échapper de ses yeux. Mais que peuvent quelques gouttes d’eau trouble dans un ruisseau pur et transparent !!!

La noce, un moment attristée, s’égaie bientôt, reprend ses ébats et redouble ses jeux. Seule la fiancée est pâle comme la mort ; mais les folâtres jeunes filles les courent joyeuses à travers les sentiers en criant plus fort :

« Les chemins devraient se couvrir de fleurs à l’approche d’une si jolie fiancée ; ils devraient se couvrir de fleurs, ils devraient se couvrir de fruits sous les pas d’une si belle fiancée. »

 

 

 

 

II.

 

 

Maigrie par la souffrance, mais belle comme un petit ange, Marguerite, seule dans sa petite maison, se plaint en ces mots : « Il est de retour, je dois le croire ; Jeanne, depuis trois jours, ne me parle plus de lui. Il est de retour, et il ne vient pas me voir ! et il sait qu’il est l’étoile, le soleil qui luit dans l’obscurité qui m’environne ; que, depuis six mois qu’il m’a quittée, ici, seule, je compte les instants ! Oh ! qu’il vienne accomplir ce qu’il me promettait, afin que je puisse tenir toutes les promesses que je lui ai faites ! car sans lui ici-bas, que fais-je ? Quel plaisir puis-je goûter ? Le malheur broie ma vie et me la rend affreuse. Les autres jouissent de la clarté du jour ; mais pour moi malheureuse, la nuit, toujours la nuit ! Quelle obscurité profonde loin de lui !..... Oh ! que mon âme est affligée ! que je souffre ! Ô mon Dieu ! Quand viendra donc Baptiste ? Lorsqu’il est près de moi, je ne songe plus à la lumière ! Qu’est-ce que le jour ? un ciel bleu ! mais les yeux de Baptiste sont bleus ! C’est un ciel d’azur qui pour moi s’illumine : un ciel plein de bonheur comme celui qui est sur nos têtes. Plus de chagrin ! plus de tristesse ! J’oublie tout, soleil, ciel, terre, prés, moutons, quand Baptiste me fait trois ou quatre baisers. Mais, seule, tout me revient bientôt à la pensée. Que fait donc Baptiste ? N’entend-il plus quand je l’appelle ? Tige de lierre, je rampe mourante sur le gazon, cherchant le souffle qui me rappelle à la vie ! Oh ! par pitié ! qu’il vienne alléger ma chaîne ! On dit qu’on aime beaucoup plus quand on est malheureux, et quand on est aveugle donc !!... Mais, qui sait ? peut-être il m’a quittée !!... Malheureuse ! qu’ai-je dit ? il faudra donc mourir ! Mon Dieu, quelle pensée affreuse ! elle me fait peur, chassons-la !!... Baptiste reviendra ! oui il viendra, je n’ai rien à craindre ; il m’en a fait le serment sur la croix du Sauveur : il n’a pas pu arriver sitôt, il est fatigué, il est bien malade, peut-être ! Peut-être qu’à l’instant même son cœur me prépare quelque agréable surprise. Mais j’entends quelqu’un ! oh ! plus de douleur ! mon cœur ne me trompe-t-il pas ? C’est lui ! mon amant !... »

Et la porte s’ouvre en criant, et la pauvre Marguerite se lève étend les bras, fait deux pas en avant... Mais Paul, son jeune frère, entre et lui dit : « Angèle la fiancée vient de passer : j’ai vu sa noce ; dis, ma sœur, pourquoi n’as-tu pas été invitée ? Il n’y a que nous qui n’y soyons pas ! – Angèle mariée ! Paul, l’as-tu vue ? Quel secret ! personne n’en a dit mot ! Oh Paul ! quel est son fiancé ? – Eh, ma sœur, ton ami Baptiste !... » L’aveugle pousse un cri et se tait. Son visage devient blanc comme la neige. Les paroles de son frère, comme un glas funèbre, tombent froides sur son cœur, et en suspendent les battements pendant quelques instants. La jeune fille, à côté de l’enfant qui pleure, ressemble à une vierge de cire habillée en bergère.

Enfin le refrain nuptial la livre de nouveau à ses noirs chagrins. « Tiens ! les airs en retentissent ! Les entends-tu chanter, ma sœur ? Mon Dieu ! comme ils sont dans la joie ! Si du moins ils venaient t’inviter ; je mettrais mon plus bel habit. Qui sait ? peut-être viendront-ils : ce n’est qu’à sept heures du matin qu’ils se marient. – Bien !... je le sais », dit Marguerite, que la pensée affreuse domine tout à coup et enlace de ses bras de fer. « Paul, console-toi ! nous sommes de fête : demain matin, tu prendras tes beaux habits. Mais laisse-moi seule quelques instants. » Paul sort en jouant. À peine est-il sorti qu’on voit entrer Jeanne la boiteuse.

« Sainte Vierge, quelle chaleur ! j’étouffe ; je suis fatiguée, harassée. Mais toi, tu as froid, tu es glacée, ma petite amie, tu souffres ! Qu’as-tu ? – Oh rien ! Ils chantent en l’honneur de la nouvelle mariée, et moi je les écoutais : tout entière à mon bonheur, je songeais que mon tour viendrait bientôt aussi, à Pâques, tu sais bien ! tes cartes ne sont pas trompeuses ; elles m’ont prédit tant d’évènements de ma vie !... Que ta science sera vantée quand on le verra à côté de moi ! Et Baptiste, qu’en dis-tu ? Tu crois qu’il doit bien lui tarder ! il me semble le voir ! » Jeanne lui prend la main en tremblant. « Ma fille, tu l’aimes trop : tu as tort. Il ne faut pas tant s’habituer à croire au bonheur. Va, crois-moi, prie Dieu de ne pas tant l’aimer. – Jeanne, plus je prie et plus je l’aime. Ce n’est pas un péché ? il est toujours à moi.... » Jeanne ne répond plus, tout est dit, c’est assez.

L’espoir est entièrement banni de son cœur. Pour tromper la vieille, Marguerite prend un air joyeux. Elle lui parle de la pluie, du beau temps ; elle rit à tout, la pauvre jeune fille ! La vieille sorcière se laisse prendre à ces dehors trompeurs ; de telle sorte qu’en quittant la maison, sur la brune, elle dit : « Elle ne sait rien, je la sauverai. » Pauvre Jeanne ! malgré toi maintenant ta science est en défaut ; et peut-être que ce matin, lorsque ton cœur était plein de noirs pressentiments, tu prédisais l’avenir sans le vouloir.

 

 

 

 

III.

 

 

Enfin le tintement de la cloche se fait entendre ; et l’aube blanchissante, arrivant avec lenteur, aperçoit dans deux maisons deux jeunes filles qui soupirent après elle, pour des motifs bien différents. L’une, reine d’un jour, s’entoure de flatteurs, met sa croix et sa couronne, orne son sein d’un bouquet de fleurs, se pare, s’embellit et se mire avec contentement.

L’autre, aveugle, retirée dans sa petite chambre, n’a ni couronne ni bouquet ; mais, à la place de ces ornements, elle prend, à tâtons, au fond d’un tiroir, un petit objet qu’elle cache sous son corset et qu’elle presse, en frémissant, sur son cœur. Celle-là, gracieuse, légère, distraite par le bruit des baisers et des chansons de vingt amants, oublie de faire sa prière : celle-ci, le front mouillé d’une sueur froide, joint ses mains, se met à genoux et dit tout bas, pendant que son frère tire le verrou de la porte : « Ô mon Dieu ! pardonne-le moi ! » Et elle part.

La jeune orpheline, que son frère conduit par la main, se dirige vers l’église d’un air calme et tranquille. Souvent une odeur de laurier qui l’enveloppe de toutes parts la fait tressaillir. Les premiers rayons de l’aurore ne paraissent pas encore ; le temps s’est obscurci, il commence à pleuvoir.

Tout près de ce joli château, dont le nom est si gracieux et qui réunit tant de fragments de vieille architecture à tant de beautés naturelles, est assise sur un roc une église presque nue, fière d’élever au-dessus de la garenne jalouse sa nef, balayée par le vent du nord, et la flèche de son clocher couvert de mousse, retraite ordinaire de l’orfraie.

« Paul, finis, laisse là ta crécelle, dit la jeune fille ; où sommes-nous ? On dirait que nous montons. Et ne vois-tu pas que nous arrivons ? N’entends-tu pas le chant de l’orfraie ? Oh ! le vilain oiseau ! Ses chants portent malheur, n’est-ce pas ? – T’en souviens-tu, ma sœur, quand notre pauvre père disait, la nuit que nous étions à le veiller : Petite, je suis bien malade ! Aie bien soin de Paul, au moins ; car je sens que je m’en vais ! Tu pleurais, il pleurait, je pleurais aussi, nous pleurions tous ! Eh bien ! alors sur le toit de la maison, l’orfraie chanta, et notre père mourut ; et c’est ici, tiens, qu’il fut porté. Oh ! tu m’embrasses trop fort, tu m’étouffes, Marguerite. Entre ! la noce va venir.... Mais tu trembles ! oh ! mon Dieu ! tu vas t’évanouir. » En effet, l’aveugle n’en peut plus, elle est épuisée ; il lui semble qu’une voix crie du fond du tombeau : « Ma fille que vas-tu faire ?... » Elle frémit, et tout à coup elle recule tremblante, épouvantée. Paul l’entraîne quelques pas en avant ; mais quand la jeune fille s’aperçoit qu’elle froisse sous ses pieds le laurier placé devant la maison du Seigneur, qu’elle touche de sa tête la couronne de filigrane, suspendue sous le vestibule du temple ; alors elle ne se connaît plus, rien ne l’arrête ; elle entre comme si elle allait à une fête, et tous deux se glissent dans la vieille église, et disparaissent.

Enfin, la cloche en frémissant lance dans les airs ses coups redoublés, dont le tintement nuptial se fait entendre sur le roc et dans la plaine. Le jour paraît, le soleil luit, et cependant il pleut. Personne ne se fait attendre, la noce arrive bientôt, tout le village la suit.

Il faut bien que la tromperie soit un obstacle au bonheur, puisque Baptiste, au milieu d’un triomphe si doux, triste, muet, ne songe qu’aux terribles paroles de la sorcière. Angèle, au contraire, ne pense qu’à ses ornements. Être la mariée, c’est tout pour elle ; et l’imprudente sent dilater son cœur de contentement, lorsqu’elle entend dire de toutes parts : « Oh ! qu’elle est jolie ! qu’elle est jolie ! »

Cependant, il faut maîtriser sa joie, car la messe commence. Le prêtre est à la sainte table, l’anneau est bénit, et Baptiste le tient. Avant de le placer au doigt de sa fiancée, il doit prononcer une parole.... elle est dite. Aussitôt, à côté du jeune homme, une voix qui lui est bien connue, s’écrie : « C’est lui ! ! » Tout à coup, en présence de la noce étonnée, le confessionnal s’ouvre, et l’aveugle s’avance. « Tiens, Baptiste, dit-elle, puisque tu as voulu ma mort, qu’à ton mariage mon sang te serve d’eau bénite ! » Et, intrépide, elle tire un couteau. Sans doute que son ange gardien la couvrit de ses ailes, car sa douleur fut si forte, qu’au moment de se frapper, elle tombe et meurt.

Et le soir, au lieu de chansons, on disait le De profundis. Un cercueil couvert de fleurs était porté au cimetière ; de jeunes filles vêtues de blanc l’accompagnaient en pleurant. Personne ne pensait plus au plaisir ; au contraire, chacun semblait alors répéter :

« Les chemins devraient gémir, une si jolie fille n’est plus ! Ils devraient gémir, ils devraient pleurer, le cortège funèbre d’une si jolie fille va passer ! ! »

 

 

 

 

JASMIN.

 

Recueilli dans Le troubadour moderne ou

Poésies populaires de nos provinces méridionales,

traduites en français par M. Cabrié, 1844.

 

 

 

 

 

 

 

 


1 Ce refrain charmant est un reste de poésie d’une chanson du Moyen Âge. 

2 Feuillage qu’on étend devant la porte des personnes qui sont invitées à la noce.

 

 

 

 

 

 

 

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