Françonnette

 

POÈME EN QUATRE PAUSES.

 

Dédicacé à la ville de Toulouse.

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques JASMIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En voyant-poindre les premiers rayons de l’aube blanchâtre du joli mois qui fait épanouir la fleur de poésie, de l’aubépine et du lin, je me disais doucement : Ô Toulouse ! Toulouse ! quand pourrai-je, sur tes prairies en fleurs, couvrir de boutons d’or le tombeau de Goudouli ? et, boutons d’or en main, aussitôt que je le pus, pèlerin-troubadour, je m’acheminai vers toi.

Ton Capitole si fameux, tes palais, tes clochers qui s’élancent dans les airs, ton grand nom de ville savante, me firent d’abord accroupir de crainte ; mais quand ton peuple et tes messieurs, en dignes fils de la Garonne, firent tinter à mon oreille les sons harmonieux de notre langue, je sentis ma peur chanceler et disparaître entièrement ; et moi aussi je sonnai de ma langue ! tu écoutas, et dans un grand festin tu me baptisas fils de la Garonne, et frère de Goudouli !

Grand Dieu ! je lui ressemble donc ! lui, dont la statue est placée au Capitole ! Oh ! que je suis fier de cette ressemblance ! dans ma petite gloriole d’auteur, je voudrais que ses chansons et les miennes, un jour, nous fissent prendre pour deux jumeaux ! En attendant, ô Toulouse, gonflé de joie et d’espoir, je tresse les épis de ma reconnaissance, et t’apporte ma gerbe. Oh ! son poids n’est pas lourd : je rougirais même, ailleurs, de montrer en public la pauvreté de mon bagage ; mais ici, je n’ai pas peur, je suis ton fils ; j’ai du courage, car je sais que partout une mère a de l’indulgence pour son enfant !

 

____

 

 

 

FRANÇONNETTE.

 

Première pause.

 

Mais, si vous voulez peindre comme

il faut les bergers, grands messieurs,

faites-vous paysans !

 

C’était du temps qu’ici Blaise-le-Sanguinaire, tombant sur les Huguenots à grands revers de bras, les taillait en pièces et inondait la terre de sang et de pleurs, au nom du Dieu de miséricorde et de paix.

Cependant sa fureur s’était fatiguée ; le fusil et la couleuvrine ne se faisaient plus entendre sur la montagne ; c’est que le misérable, pour étayer la croix qui, alors pas plus qu’aujourd’hui, n’avait besoin de soutien, avait tué, étranglé tant de monde, que les cadavres auraient suffi pour combler les puits les plus profonds. Du côté de Fumel et de Penne, la terre en regorgeait. Enfants, pères, mères, tous avaient presque disparu : les bourreaux reprenaient haleine ; et le tigre haletant, après être descendu de son cheval de bataille et rentré dans son château de guerre, entouré d’un triple pont et d’un triple fossé, faisait dévotement sa prière à genoux, et communiait, tout ruisselant encore de ce sang innocent dont il s’était assouvi.

Cependant, au seul nom de huguenot, les bergers et les jeunes bergères étaient saisis d’effroi. Néanmoins, les amourettes allaient toujours leur train ; et dans un hameau, un dimanche, à la fête de Roquefort, au pied d’un château crénelé, une troupe d’amoureux dansaient gaîment au, son du fifre, et célébraient saint Jacques et le mois d’août, ce beau mois qui, tous les ans, fait mûrir les raisins et les figues, par la fraîcheur de sa rosée et l’ardeur de son beau soleil.

Jamais on n’avait vu une si belle fête ! À l’ombre de ce grand parasol de feuillage, où la foule se place tous les ans, tout est plein, tout déborde ; il y vient, il y tombe du monde à foison, et du haut des rochers, et du fond des vallées, et de Montagnac, et de Sainte-Colombe..... Mais il en vient !... il en vient !... et le soleil, brille encore !... N’ayez aucune crainte, il y aura place pour tout le monde : les prairies servent de chambre, et les tertres de tabourets.

Quel plaisir ! l’air pétille de chaleur. Rien de plus gracieux que de voir tous ces joueurs de fifre siffler, et ces danseurs et danseuses pirouetter. Voyez sortir de la corbeille et gaufres et tortillons ! Tiens ! tiens ! et la limonade fraîche, comme on la boit à goulot jaillissant ! Foule à Polichinelle ! foule au marchand qui bat des cymbales ! foule ! foule partout !... Mais qui paraît là-bas ? bon ! voici la jeune reine des champs ! c’est elle ! c’est Françonnette ! deux mots sur elle, s’il vous plaît.

Vous savez que dans chaque contrée, à la ville comme à la prairie, il est une perle d’amour ! eh bien ! toutes les voix unanimement, la nommaient dans le canton la jolie des jolies.

N’allez pas croire cependant, Messieurs, que Françonnette soit triste, qu’elle soupire, qu’elle soit pâle comme un lis, qu’elle ait les yeux mourants, bleus et à demi fermés, le corps frêle et ployé par la langueur, comme un saule qui pleure au bord d’une oncle pure. Vous seriez dans une grande erreur, mes jolis petits Messieurs ; ses yeux sont brillants comme deux étoiles ; il semble que sur ses joues fraîches et rebondies on prendrait les roses à pleines mains ; ses cheveux bruns frisent avec grâce ; sa bouche ressemble à une cerise ; ses dents feraient pâlir la neige ; ses petits pieds sont faits à peindre ; sa jambe est fine, légère ; enfin, Françonnette est l’astre véritable de la beauté, placé ici-bas sur un beau corps de femme.

Tout cela arrivant par sauts et par bonds dans les familles, faisait enrager bien des filles, et soupirer bien des garçons : pauvres jeunes gens ! oh ! ils l’aimaient à en devenir fous. Tous la contemplaient, l’adoraient comme un prêtre adore la croix du Sauveur. Françonnette est fière de tant d’amour ; son front en rayonne de joie et de contentement.

Cependant un dépit commence à poindre dans son âme : son bouquet d’honneur est privé de la fleur la plus belle ; Pascal, que tout le monde vante ; Pascal, le plus beau, celui qui chante le mieux, semble la fuir et la voir sans l’aimer. Françonnette lui en veut ; croit le haïr quand elle pense à lui ; mais, dans sa terrible vengeance, elle ne cherche que le moment où, d’un coup-d’œil, elle pourra l’enchaîner à jamais. Que voulez-vous ? de tout temps, fille si enviée devient vaniteuse ou coquette : vaniteuse, elle l’était un peu ; coquette, elle le devenait ; non pas cependant coquette rusée, mais nul n’était aimé, et plus d’un croyait l’être.

Sa grand’mère lui disait souvent : « Enfant, la campagne n’est pas la ville, et le salon n’est pas la prairie. Tu sais bien que nous t’avons promise à un soldat ; Marcel t’aime, et compte sur ce mariage. Va, plombe ton esprit léger ! Fille qui veut avoir tous les amoureux, finit par n’en avoir aucun. – Ah ! bah !... » et la folâtre lui faisait une caresse en jouant, et répondait par le proverbe connu : « J’ai assez le temps d’aimer, grand’mère : en attendant, n’a personne qui n’en a qu’un. »

Tout cela finit par faire bien des jalouses, des souffrants et des malheureux. Cependant, ces bergers ne soupiraient pas de ces chansons savantes et langoureuses, que d’autres, en mourant, gravaient sur un peuplier ou sur un saule. Oh ! mon Dieu, ils ne savaient pas même écrire : bien plus, ces innocents, à qui l’amour tournait la tête, aimaient mieux souffrir et vivre plus longtemps. Mais que d’outils pris au rebours ! que de vignes mal taillées ! que de branches mal émondées ! que de sillons mal tracés !

Maintenant que vous connaissez la jeune fille, ne la perdons pas de vue. Tiens, tiens ! comme elle pirouette, comme elle danse le rigaudon d’honneur, seule avec le jeune Étienne ! Chacun, bouche béante, la boit des yeux ; chacun lui lance son coup-d’œil brûlant ; et la rusée, qui s’aperçoit de tout, n’en danse que mieux encore. Sainte croix ! sainte croix ! quand la folâtre se redresse avec sa tête de lézard, son pied d’espagnole et sa taille de guêpe ; quand elle glisse, tourne, saute, et que le vent agite légèrement son mouchoir bleu ; oh ! toutes les lèvres frémissent du désir de faire retentir un baiser sur sa joue.

Ce baiser, un danseur le donnera pourtant ; car c’est l’usage d’embrasser la danseuse qu’on a fatiguée : mais fillette n’est fatiguée que lorsqu’elle le veut bien ; et déjà Jean-Louis, Pierre, Paul, sont là, hors d’haleine, sans avoir obtenu l’embrassade si désirée.

Un autre danseur les remplace, c’est son prétendu Marcel ; favori de Montluc, Marcel a taille haute, porte le sabre, l’uniforme et la cocarde à son chapeau ; droit comme un I, belle tournure, mauvaise tête, mais cœur excellent ; vantard, léger, peu aimable, se fourrant partout, Marcel, fou de Françonnette, agace toutes les filles pour la rendre jalouse ; et si, par hasard, il effleure le doigt de l’une d’elles, le fat ne manque pas de le dire bien haut, en grossissant la légère faveur qu’il a obtenue.

Enfin, Marcel en a tant fait, que la jeune fille ne veut plus entendre parler de lui. Il le sait, devient jaloux, et, toujours maladroit, il proclame qu’il est aimé, et fait tout pour le faire croire ; et l’autre jour, en public, il s’écria, en brisant un verre, qu’il défendait à qui que ce fût de l’embrasser.

Jugez si, en les voyant danser, la foule se pousse et se presse avec curiosité. Il lui tarde de savoir si le beau soldat aura le baiser disputé. D’abord, le danseur sourit à sa prétendue ; lui fait plaît-il des yeux ! mais elle reste muette, et n’en saute que mieux encore. Piqué au vif, Marcel veut la dompter ; et le vaniteux, qui est du nombre de ces amants qui aiment mieux un baiser pris en public que vingt donnés de bon gré en cachette, en appelle à ses jarrets, joue des souliers, se dépêche... Oh ! pour la fatiguer, il donnerait sabre, chapeau, galons de laine, et même galons d’or, si galons d’or il avait !

Mais qu’une faible fille est forte, quand le jeu ne lui plaît pas ! Celle-ci, au lieu de succomber, l’essouffle, le fatigue : Marcel s’obstine, s’emporte ; tout d’un coup il pâlit, il n’en peut plus, il va tomber. Zeste ! Pascal s’élance, le remplace, et à peine a-t-il fait quelques pas, que Françonnette rit, est fatiguée, s’arrête, et tend la joue pour le baiser : oh ! il ne se fit pas attendre !

Aussitôt des cris éclatent, de bruyants applaudissements résonnent de toutes parts en l’honneur de Pascal, tout confus de son bonheur.

Quel tableau pour Marcel, qui aime véritablement Françonnette ! Ce baiser le fait frémir : il se lève, et regardant Pascal avec insolence : « Paysan, lui dit-il d’une voix tonnante, tu m’as remplacé trop tôt. » Et le brutal, mettant le comble à l’offense, lui applique sur la joue un vigoureux soufflet.

Jour de Dieu ! avec quelle vitesse la peine flétrit le bonheur le plus doux ! Baiser et soufflet ! gloire et honte ! lumière et ténèbres ! feu et glace ! vie et mort ! ciel ! enfer ! tout cela bouillonne confondu dans l’âme de Pascal. Mais quand l’homme se voit si lâchement traité, il n’a pas besoin, pour venger son affront, d’être soldat ni homme du monde : non ! il n’en a pas besoin. Regardez Pascal ! L’orage n’est pas plus rapide ; ses yeux brillent ; sa voix tonne ; ses poings fermés font pleuvoir sur Marcel une grêle de coups. En vain le soldat lève la tête, tire son sabre ; Pascal, qui semble se grandir, l’enlace dans ses bras, le soulève, et d’une main vigoureuse le jette à ses pieds, brisé, moulu, évanoui.

Tiens ! le paysan te fait l’aumône de la vie, lui dit Pascal en le lâchant. Achève-le ! achève-le ! lui crie-t-on de toutes parts ; achève-le ! tu es tout en sang. En effet, Pascal, dans sa fureur, s’est blessé au poignet.

– N’importe, je lui fais grâce : le méchant abattu a besoin de pitié. – Non, non ! achève-le ! mets-le en morceaux ! lui crie la foule irritée.

– Arrière ! Paysans ! car vous avez tort, dit un monsieur magnifiquement habillé qui arrive à l’instant. Chacun se retire avec respect : c’est Montluc, qui vient voir ce qui se passe avec le baron de Roquefort.

Mais, plus d’amusements : les jeunes filles effrayées s’étaient enfuies deux à deux, comme des lièvres à travers les sillons ; et tandis que les jeunes bergers accompagnaient au son du fifre le beau, le vaillant Pascal, comme si c’était son jour de noces, Marcel, gonflé de colère, veut se battre à mort ; mais un geste de son seigneur l’enchaîne à sa place. Alors il grince des dents, et se dit à lui-même : « Ils l’aiment, ils font tout ce qu’ils peuvent pour entraver mon amour : elle s’y prête ; cela l’amuse. Eh bien ! par saint Marcel, mon patron, je m’en vengerai, et Françonnette n’aura pas d’autre mari que moi ! ! »

 

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Deuxième pause.

 

 

Un mois, deux mois, trois mois en fêtes se passèrent ; les danses, les jeux, la clôture des moissons, et tous les plaisirs folâtres, s’envolèrent bientôt avec les feuilles des arbres. Sous la voûte du ciel, l’hiver répandit partout un air sombre et vieilli : la nuit venue, personne ne se hasardait dans les champs ; triste, chacun se blottissait au coin de son feu. Loups-garous et sorciers, terreur de la maison et de la chaumière, étaient censés faire le sabbat sous les ormes et dans les paillers.

Enfin, le jour de Noël parut : Jean le tambourineur cria dans le hameau, en agitant ses grands bras : « Jeune fille, dégourdis-toi ; vendredi, veille du jour de l’an, grande soirée à dévider au Buscou 1. » Oh ! comme la nouvelle du vieillard est promptement répandue par les jeunes filles et les garçons ! Elle était de celles qui, rapides comme un oiseau, prêtent des ailes à la parole. Aussi, à peine l’air est-il un peu réchauffé par les rayons du soleil, qu’elle se répand par bouffées de foyer en foyer, de table en table, et d’étuvé en étuvé 2.

Le vendredi était arrivé ; il bruinait un peu. Assise auprès d’une forge éteinte, une mère se plaignait, puis parlait à son fils, et voici ce qu’elle lui disait :

« Oublies-tu donc le jour où, triste, blessé, sanglant, je te vis paraître devant la boutique, accompagné par les musiciens ? J’en ai pourtant bien souffert, pauvre femme ! Cette blessure s’envenima, et pendant longtemps nous avons tremblé pour ta main. De grâce ! ne sors pas ce soir ; j’ai rêvé des fleurs ; que m’annoncent-elles, Pascal ? des peines et des larmes. – Ma mère, tu es trop peureuse ; tu vois tout en noir : Marcel ne revient plus ; qu’as-tu à craindre ?

– N’importe, prends bien garde à toi ! le sorcier du Bois-Noir a paru : tu connais les grands malheurs qu’il a causés l’an dernier. Eh bien ! on dit qu’avant-hier, au point du jour, un soldat sortait de sa grotte. Si c’était Marcel !... mon enfant méfie-t’en ! chaque mère a placé des reliques sur son fils ; tiens, prends les miennes, et encore, crois-moi, ne va nulle part !

– Mon Dieu ! je ne demande qu’une petite heure pour voir mon ami Thomas.

– Ton ami Thomas ! dis donc Françonnette ; car tu l’aimes toi aussi : tu crois que je n’y vois pas. Oh ! va ! va ! je lis dans tes yeux. Pour ne pas me faire de la peine, tu chantes, tu veux paraître content ; mais en secret tu pleures, tu souffres, tu es malheureux ; et moi, je te plains, je dépéris. Tiens ! quelque chose me dit qu’un grand malheur te menace. Elle a tant d’empire sur vous, quand elle vous tient ! on la croirait sorcière ! eh bien ! dans sa vanité, que veut-elle ? que cherche-t-elle ? la fortune ? Mais on lui a offert vingt partis, et elle les a tous refusés. Elle fait semblant d’être éprise du riche Laurent de Brax ; on dit même qu’ils seront bientôt fiancés. Oh ! que d’embarras elle va faire, ce soir, près de lui, la vaniteuse ! Pascal, laisse-la ! c’est pour ton bien ; elle ferait fi d’un forgeron, dont le père est vieux, infirme et pauvre ; car nous sommes pauvres, tu le sais bien ! Nous nous sommes défaits de tout ; il ne nous reste plus qu’une vieille faux. Oh ! depuis ta maladie, il fait bien noir chez nous : mais, maintenant que tu es guéri, va ! mon enfant, travaille ; que dis-je ? repose-toi, si tu le veux ; nous souffrirons ; mais, pour l’amour de Dieu, ne sors pas ce soir ! »

Et la pauvre mère désolée pleurait, en priant son fils qui, appuyé contre la forge, étouffa un soupir dans son âme affligée, et dit : C’est vrai, nous sommes pauvres ! j’avais tout oublié... Je vais travailler, ma mère !

Quelques instants après, l’enclume résonnait ; mais en voyant le fer frappé d’une manière si inhabile, l’homme le moins expert aurait facilement remarqué que, si le forgeron avait un marteau en main, il en avait cent dans la tête.

Cependant presque tous les habitants du village se rendirent au Buscou. Chacun voulait dévider son écheveau à la fête des amoureux.

Dans une grande chambre, où tournoient déjà cent dévidoirs doublement garnis, des jeunes filles, des garçons, se fatiguent les doigts à pelotonner rapidement des paquets de fil fin comme des cheveux.

Le travail est bientôt terminé : alors et vin blanc et rimottes tombent en bouillonnant dans verres et écuelles, et lancent une fumée ardente qui met le feu à la poudre d’amusette. Ah ! si le plus joli était le plus vaillant, j’aurais déjà signalé Françonnette : mais la reine des jeux est la dernière au travail ; et ce n’est que maintenant qu’elle va reprendre son empire.

Tiens ! tiens ! comme elle s’en donne, la brunette ! comme elle domine toute la foule ! L’on dirait qu’il y a trois femmes dans cette femme. Elle danse, elle parle, elle chante, elle fait de tout. Chante-t-elle, l’on dirait l’âme d’une tourterelle ; parle-t-elle, vous lui donneriez l’esprit d’un ange ; danse-t-elle, elle a les ailes d’un passereau ; et, ce soir-là, elle chanta, elle parla, elle dansa, oh ! mais à faire perdre la tête aux plus sages ! Son triomphe est complet ; elle attire tous les regards. Les pauvres jeunes gens en sont fous ; et l’œil de la jeune fille, qui les fascine, brille, lance des éclairs, en les voyant ensorcelés. Alors Thomas se lève, et, regardant la coquette avec des yeux brûlants d’amour, il entonne d’une voix flûtée cette chanson nouvelle :

 

 

La Syrène au cœur de glace.

 

I.

 

Folâtre pastourelle, syrène au cœur glacé, oh ! dis-nous ! ! dis-nous ! je t’en prie, quand tintera l’heure qui te verra sensible à l’amour. Tu folâtres sans cesse, et, quand tu papillonnes, la foule que tu maîtrises sur ton chemin se met, et te suit.

Mais rien de tout cela, jeune fille, ne peut conduire au bonheur. Qu’est-ce que c’est d’être aimée, quand on ne sait pas aimer ?

 

II.

 

Tu as vu notre joie à l’aspect du soleil du printemps : eh bien ! tous les dimanches, quand tu parais, tu nous fais plus de plaisir que lui. Nous aimons ta voix d’ange, ta course d’hirondelle, ton air de demoiselle, et ta bouche, et tes cheveux, et tes yeux.

Mais rien de tout cela, jeune fille, etc.

 

III.

 

Privé de ta présence, le pays est dans la tristesse : les haies ni les prairies n’exhalent plus leur doux parfum ; le ciel n’est plus aussi bleu. Reviens-tu, jeune folle, la tristesse disparaît ; chacun se sent renaître à la vie. Oh ! nous mangerions tes jolis petits doigts de baisers !

Mais rien de tout cela, jeune fille, etc.

 

IV.

 

Ta tourterelle, qui s’est échappée de ta demeure, te donne une leçon : elle est au bois, où elle t’oublie, et devient plus jolie en y faisant l’amour. Par l’amour, tout palpite ; suis-le ! puisqu’il t’invite, sinon tous les jours de ta vie seront tristes, désenchantés et perdus.

Il n’y a que l’amour, jeune fille, qui peut conduire au bonheur. C’est tout que d’être aimée, mais quand on sait aimer !

 

Le chanteur a fini ; la troupe, satisfaite, pousse des cris de joie en s’accompagnant avec des battements de mains. Bon Dieu ! quelle chanson ! qu’elle est jolie ! qui l’a faite ? C’est Pascal, répond Thomas. Bravo Pascal ! vive Pascal ! s’écrie toute la foule avec transport. Françonnette ne dit mot ; mais qu’elle est heureuse ! qu’elle est fière d’être aimée de tous les jeunes gens, de se l’entendre dire, et dans une chanson ! et devant tout le monde encore !

Cependant elle devient rêveuse en songeant à Pascal. Qu’il est bon ! il a tout pour lui ! personne ne peut lui être comparé ! comme il peint l’amour !..... toutes les jeunes filles l’aiment sans doute ! et sa chanson !..... comme elle est touchante ! elle la sait déjà en entier. Mais, puisqu’il l’aime enfin, pourquoi tant se cacher ? et tout à coup se retournant : – Thomas, dit-elle, il me tarde de le voir ; je veux lui faire mon compliment ; où est-il ? Oh ! il faut qu’il reste chez lui, répond le jaloux Laurent, que tous ces éloges fatiguent ; Pascal ne pourra plus s’occuper de chansons ; le pauvre jeune homme, tout le pousse à sa ruine ; il a son père presque infirme, étendu sur son lit ; il doit à tout le monde ; le boulanger lui refuse du pain !...

Françonnette devient pâle, et dit : lui si aimable ! pauvre garçon ! qu’il est à plaindre ! il est donc bien dans la misère ? Mon Dieu, répond Laurent en feignant un sentiment de pitié, on dit qu’il vit d’aumônes. Tu en as menti ! répond Thomas ; que ta langue se cloue à ton palais ! Pascal, il est vrai, est embarrassé dans ses petites affaires, depuis qu’il se fit au bras cette blessure pour Françonnette ; mais il est guéri ; et pourvu qu’aucun méchant ne cherche à lui nuire, il saura bien se tirer tout seul de cette triste position ; car il a du courage et aime le travail.

Si quelqu’un avait bien examiné Françonnette dans ce moment, il aurait vu couler une larme de ses yeux.

Mais deux jeunes filles ont crié : au cache-couteau ! au cache-couteau ! la troupe s’assied en rang, le couteau est caché ; Françonnette a cet honneur. Marianette va cligner. – Laurent, as-tu mon couteau ? – Demoisellette, non ! – Eh bien ! lève-toi, cherche-le ! – Laurent, rayonnant d’espoir : – Françonnette, as-tu mon couteau ? – Non, Monsieur ! – Si, petite menteuse ! tu l’as ! Lève-toi ! et fais-moi un baiser !

Lorsqu’une fauvette, prise dans un filet, trouve un petit trou, elle s’envole et se cache dans les oseraies. Ainsi s’échappe Françonnette poursuivie par Laurent. L’envie du baiser enflamme le jeune homme : il veut l’avoir, il l’aura ; mais au moment de saisir la jeune fille, le malheureux trébuche, glisse, tombe et se casse un bras.

Aussitôt tout se teint en noir. Mais, ô frayeur des frayeurs ! tout à coup, dans le fond d’un réduit, une porte crie, s’ouvre, et un vieillard, dont la barbe descend jusqu’à la ceinture, paraît comme un fantôme. Oh ! mon Dieu ! les voilà pris ; le sorcier du Bois-Noir est là, devant eux. « Imprudents, leur dit-il ; je descends de ma montagne pour vous dessiller les yeux, car votre sort me touche. Vous aimez Françonnette, dites-vous ; eh bien ! apprenez, malheureux, que son père, qui était dans l’indigence, passa dans le parti des huguenots et la vendit au démon dès ses plus jeunes ans. Sa mère en est morte de chagrin ; et le démon, qui ne lâche jamais sa proie, maintenant, suit partout, en cachette, la jeune fille qui lui appartient. Et n’avez-vous pas vu comment il a puni Pascal et Laurent, qui voulaient l’embrasser ? Vous êtes donc avertis : malheur à celui qui deviendra son époux ! La première nuit de ses noces, quand il voudra détacher de son front la couronne nuptiale, le démon la possédera ; le diable lui-même apparaîtra en personne, et tordra le cou au nouveau marié ! ! » Il dit. Des poignées d’étincelles jaillissent de ses mains et éclairent son visage parsemé de noires verrues ; ensuite il fait quatre pirouettes, ordonne à la porte de s’ouvrir ; la porte crie, s’ouvre, et l’homme barbu disparaît.

Grands mots, comparaisons sonores, retentissantes, rien ne pourrait peindre l’étonnement et le maintien de ces jeunes filles et de ces jeunes gens. Ils demeurent immobiles comme des statues. Seule, Françonnette donne quelque signe de vie. La pauvre enfant ne plie pas encore sous le malheur qui vient de la frapper ; elle espère qu’on va prendre tout cela pour une plaisanterie ; elle rit d’un air amical, s’avance vers ses compagnes ; mais quand elle les voit se reculer aussitôt et lui crier : va-t’en ! quelque chose de triste et de douloureux lui frappe si fortement les yeux que, l’air manquant à sa poitrine, elle tombe raide sur le carreau.

Telle fut la fin d’une fête si joyeusement commencée. Le lendemain, jour de l’an, cette nouvelle retentit partout, et, longtemps après, se répandit encore de cabanes en maisons et de prairies en guérets.

Oh ! la peur du démon, qui de nos jours est si peu de chose, était terrible alors, surtout parmi les habitants de la campagne. Tout se réveilla aussitôt. Chacun se souvint qu’autrefois, chez elle, on entendait un horrible bruit de chaînes ; qu’ensuite son père avait disparu ; que sa mère, brisée par la douleur, mourut comme une folle ; que depuis ce temps, tout réussit à Françonnette ; qu’elle n’éprouve aucun malheur ; que son petit domaine, sans être travaillé, lui rapporte plus qu’une métairie ; et que, lorsque tout le pays est dévasté par la gelée ou par la grêle, son terrain est couvert de blé et de raisins.

C’en fut assez : les jeunes gens ajoutèrent foi aux prédictions du sorcier de la montagne. Filles, mères, grand’mères renchérirent encore. Bientôt les enfants tremblèrent à son nom ; et, quand la jeune fille sortait, la tête baissée, pour les besoins de sa grand’mère, la foule lui criait de loin en prenant la fuite : Voici la vendue au démon ! !

 

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Troisième pause.

 

 

Autour du hameau d’Estanquet, sur les bords de ce ruisseau si frais, dont l’eau limpide caquette toute l’année sur un lit de petits cailloux, à l’ombre d’un épais feuillage, une jeune fille, l’année dernière, rendait les oiseaux jaloux de sa voix et de ses chansons. Pourquoi ne chante-t-elle plus ? Les haies et les prairies se couvrent de verdure ; les rossignols, par leur ramage, vont l’agacer jusque dans son jardin. Aurait-elle quitté sa demeure ? non : son chapeau de paille fine est là-bas sur un siège de gazon ; mais il n’est plus orné de rubans. Son râteau, son arrosoir sont jetés çà et là, à travers les jonquilles renversées ; les branches de rosiers tombent pêle-mêle sur le séneçon ; et ses allées, autrefois si vantées, sont toutes pleines de mouron.

Oh ! il se passe quelque chose d’extraordinaire. Où est-elle, la jeune fille si légère, si déliée ? Sa maison scintille à travers les branches touffues des noisetiers. Approchons ; la porte est ouverte : ne faisons pas de bruit, car on entendrait... Ah ! je vois sa grand’mère qui dort sur le fauteuil ; je vois aussi, derrière la fenêtre, la fille d’Estanquet ; mais elle se plaint ! qu’a-t-elle ? des pleurs tombent sur sa jolie petite main : est-ce qu’il ferait noir dans son cœur ?

Oh ! oui bien noir ! car vous l’avez déjà devinée, c’est Françonnette. La voilà donc, cette pauvre fille qui, ployant sous le coup terrible qui l’a frappée, s’enferme dans sa chambre pour répandre des larmes qui ne peuvent pas soulager son cœur. Jeune fille souvent pleure pour peu de chose, et se promène un instant après ; mais elle, elle a des chagrins profonds, et sa peine est de celles qu’on n’adoucit pas en pleurant. Fille d’un huguenot, chassée de l’Église, vendue au démon... Oh ! elle en est anéantie ! Sa grand’mère lui dit pour la consoler : « Petite, cela n’est pas vrai. » Elle n’écoute rien : son père seul peut tout démentir, si en effet c’est un mensonge ; mais personne ne sait ce qu’il est devenu ; et quand elle se voit seule, elle a une si grande peur, qu’elle croit à tout.

« Quel changement ! disait-elle ; moi, naguère si heureuse ; moi, la reine des prairies, fêtée par tant de concerts, entourée de tant de jeunes gens, qui tous pour me plaire seraient allés pieds nus jusque dans le nid des serpents, être méprisée, maudite, la terreur du pays !... et Pascal ? lui aussi me fuit comme un fléau ! moi, je le plaignais pourtant dans son affreuse misère ; et maintenant qu’il me sait malheureuse, il ne prend aucune part à mon malheur... peut-être ? » Elle avait tort ; et sa douleur en reçoit quelque soulagement. On lui a appris que Pascal la défend contre tous ; cela lui fait du bien : ce sont deux gouttes de baume pour sa jeune âme endolorie ; aussi, pour adoucir sa douleur, souvent, toujours, elle pense à Pascal. Mais un cri l’arrache à sa pensée ; elle court à sa grand’mère, la trouve réveillée, et l’entend qui disait : « Le mur ! le mur ! il ne brûle pas ? ce n’est donc qu’un rêve ? Oh ! mon Dieu ! quel bonheur ! »

« Grand’mère, réponds-moi ; qu’avais-tu ? que rêvais-tu ? – Pauvrette ! il faisait nuit ; des hommes, à l’air farouche, mettaient le feu à notre maison. Toi, tu criais, tu te fatiguais pour me sauver ; mais tu ne pouvais jamais ; nous brûlions toutes les deux. Ma fille, que j’ai souffert ! oh ! pour me délasser, viens, approche, que je t’embrasse ! » Et la femme aux cheveux blancs serre longtemps, avec tendresse, entre ses bras amaigris, la jeune fille aux cheveux bruns qui lui sourit, qui l’embrasse, qui la caresse avec transport.

Enfin, après mille baisers, la vieille lui dit d’un air aimant : « Françonnette, ta mère, le jour de son mariage, sortit fiancée du château ; et, nous le savons tous, Madame lui donna cette maison pour dot. Ce n’est donc pas du démon que vient ton aisance. Il est vrai que, pendant que tu étais à la mamelle, mon ange, chaque nuit, nous entendions là-haut un bruit extraordinaire. Nous te trouvions toujours hors de ton berceau ; et après, sur le bord de ton petit lit, nous voyions aussi trois gouttes de sang caillé. Mais, il m’en souvient, nous fîmes dire un évangile, et tout disparut. Cela te prouve donc encore que tu n’es pas vendue au démon : ce n’est qu’un mauvais bouquet qu’on a jeté sur toi. Courage ! tu pleures là comme une enfant : va, ma fille, crois-en ta grand’mère ! tu es plus jolie que jamais. Reprends ta vie accoutumée, promène-toi ; celui qui se cache devant l’envie, donne au méchant un pied d’eau de plus pour son moulin. D’ailleurs, Marcel t’aime toujours ; il m’a fait dire en secret qu’il serait à toi quand tu le voudrais... Tu ne l’aimes pas, je le sais... Mais Marcel soutiendrait ta faiblesse ; moi, je suis trop vieille pour cela. Tiens ! demain, c’est le saint jour de Pâques ; va entendre la messe, prie plus dévotement que tu ne le faisais, prends du pain bénit, fais le signe de la croix, et je suis certaine que Dieu, en te rendant le bonheur que tu as perdu, montrera sur ton visage qu’il ne t’a pas rayée du nombre de ses enfants. » En disant ces paroles, la physionomie souffrante de la vieille s’illumina de tant d’espérance, que la jeune fille, suspendue à son cou, lui promit tout ce qu’elle désirait. Quelques moments après, le silence le plus profond régnait dans la maisonnette.

Le lendemain matin, quand tous les habitants des environs entonnèrent, dans Santa-Pé, le joyeux alleluia, quelle fut leur surprise en voyant Françonnette qui, là, à deux genoux, les yeux baissés, disait dévotement son chapelet ! Hélas ! la pauvre fille a beau prier pour qu’on l’épargne, nulle fille ne l’épargnera ; car, par cela même que ses compagnes ont aperçu Pascal et Marcel, qui se retournaient en ayant l’air de la plaindre, elles lui font un sanglant affront. Toutes s’éloignent d’elle ; en sorte qu’elle se trouve seule au milieu d’un grand espace vide, seule, comme une condamnée qui porte l’empreinte de la honte sur le front. Mais ce n’est pas encore tout pour cette faible enfant : l’oncle de Marcel, marguillier, s’avance, guindé comme un conseiller, avec son juste-au-corps vert à basques pendantes ; il offre le pain bénit de Pâques : Françonnette, qui en a promis un morceau à sa grand’mère, fait le signe de la croix, et avance la main pour en prendre une double portion ; mais la corbeille de la grâce, qui s’arrête devant tout le monde, passe devant elle, passe sans lui offrir sa part du céleste pain.

Moment terrible ! affront plus cruel encore ! Oh ! alors, elle croit que Dieu la chasse de son temple ; elle tremble, se voit perdue, et va s’évanouir ; mais un homme, un jeune homme, Pascal, Pascal qui ne la perd pas de vue, Pascal qui fait la quête, Pascal qui a tout deviné, en saisissant au passage un coup-d’oeil d’intelligence entre l’oncle et le neveu, s’approche, sans bruit, sans crainte, et lui présente, sur son plat luisant, la couronne du pain bénit, ornée d’un magnifique bouquet de fleurs.

Quel doux moment pour elle ! Oh ! son sang en bouillonne de plaisir ; son corps reprend sa douce chaleur ; son âme tremble ; l’on dirait que le pain d’un Dieu ressuscité l’a rappelée à la vie en la touchant. Mais d’où vient que son front s’est couvert de rougeur ? Ah ! c’est que l’ange de l’amour à soufflé une étincelle de sa flamme sur le foyer qui couvait dans son cœur. Ah ! c’est que quelque chose de nouveau, d’extraordinaire, vif comme le feu, doux comme le miel, et s’allume et grandit dans son sein. Ah ! c’est qu’elle vit d’une vie nouvelle ; elle le sent, elle le connaît, elle en comprend toute la magie ; monde, prêtre, tout disparaît à ses yeux ; dans le temple du seigneur, elle ne voit qu’un seul homme, l’homme qu’elle aimait, l’homme enfin à qui elle a dit : Merci !

Maintenant, laissons la jalousie gronder par les chemins, à la sortie de Santa-Pé, et faire triple scandale en grossissant ce qui vient d’avoir lieu. Ne perdons pas de vue Françonnette, qui porte le pain bénit d’honneur à sa grand’mère, et qui s’empresse de s’enfermer dans sa petite chambre, tête-à-tête avec son amour.

Première goutte de rosée pendant la sécheresse ; premier rayon du soleil pendant les frimas ; non ! vous n’êtes pas aussi doux, au sein de la terre attristée, que cette première lueur amoureuse au cœur de la jeune fille attendrie ! Heureuse, entraînée, elle s’oublie elle-même, en se laissant aller peu à peu au bonheur enivrant d’aimer !

Ensuite, loin du bruit de l’envie, elle fait ce que nous faisons tous ; elle rêve les yeux ouverts ; et, sans pierres ni marteau, elle se bâtit un joli petit château, où, près de Pascal, tout est brillant, tout rayonne, tout ruisselle de bonheur. Oh ! le sage a raison : « L’âme souffrante est celle qui sait le mieux aimer. » Celle-ci, en proie au feu qui la maîtrise, sent qu’elle aime pour toujours ; tout lui sourit ; mais, hélas ! miel d’amour devient bientôt amer : tout à coup elle se souvient, frémit, demeure immobile et glacée. Son joli petit château qu’elle a bâti dans ses rêves, s’écroule sous les coups d’une pensée affreuse. Elle rêvait d’amour, malheureuse ! l’amour lui est défendu ; le grand sorcier l’a prononcé ; elle est vendue au démon ; et l’homme qui sera assez hardi pour oser l’épouser, ne trouvera qu’un tombeau dans sa chambre nuptiale... Elle... voir mourir Pascal à son côté !... Pitié, mon Dieu ! pitié, pitié ! ! !

Et la jeune fille, l’âme déchirée par ces cruels tourments, tombe à genoux, les yeux baignés de larmes, devant une image de la mère du Sauveur. « Sainte Vierge ! dit-elle, oh ! sans toi je suis perdue ! La violence de mon amour m’entraîne ; et je n’ai ni père ni mère ; et ils disent que je suis vendue au démon ; oh ! prends pitié d’une pauvre fille ! Si cela est vrai, sauve-moi ; ou bien si ce sont des méchants qui ont inventé une telle calomnie, fais-le voir à mon cœur ; et si j’ose t’offrir mon cierge, à Notre-Dame, oh ! Vierge si bonne, prouve-moi que tu le reçois avec plaisir ! »

Courte prière, faite avec sincérité, monte rapidement au ciel. Certaine d’avoir été entendue, la jeune fille pense sans cesse à son projet. Souvent elle en frémit ; la peur la rend muette ; mais souvent aussi l’espérance luit dans son cœur, comme un éclair brillant au milieu d’une profonde nuit ! !

 

____

 

 

Quatrième pause.

 

 

Enfin, voici le jour si craint et si désiré ; et voici qu’au lever du soleil, de longs chapelets de jeunes filles, vêtues de blanc, se déploient partout, au trin-trin de la clochette ; et bientôt Notre-Dame, au beau milieu d’un nuage de parfums, montre fièrement trente hameaux réunis en un seul. Que d’encensoirs, de croix, de bouquets, de bougies, de bannières, de petits anges ! On y voit Puymirol, Artigues, Astafort, Lusignan, Cardonnet, Saint-Cirq, Brax, Roquefort ; mais cette année, celles de Roquefort l’emportent sur toutes leurs compagnes. Des flots de curieux sortent pour les voir arriver. C’est que l’histoire de la fille vendue au démon s’est répandue partout ; c’est que l’on a appris qu’aujourd’hui elle vient prier la sainte Vierge de la défendre.

De près, on rit d’une peine ; de loin, on n’est pas si méchant. Chacun ici est vivement touché de sa douleur : on la regarde, on la plaint, on voudrait que pour elle il se fît un miracle, et que la Vierge la protégeât. Françonnette voit tout cela ; elle en est touchée ; son espoir augmente : la voix du peuple est la voix de Dieu ! Oh ! comme son cœur bat en entrant dans l’église ! La bonté, l’indulgence de la sainte Vierge est répandue partout ; des mères dans la douleur, des jeunes gens malheureux, des filles qui ont perdu leurs parents, des femmes stériles, s’agenouillent avec des cierges devant la mère du Sauveur, qu’un vieux prêtre en surplis leur pose sur les lèvres, en les bénissant.

Aucun signe, présage de malheur, n’est arrivé. Toutes les jeunes filles sont pleines d’espérance ; cette espérance, Françonnette la ressent aussi, surtout quand elle aperçoit Pascal prier avec ferveur. Oh ! alors, elle ose diriger ses regards vers le prêtre ; alors il lui semble que l’amour, le chant, les lumières, l’encens, s’unissent pour obtenir son pardon. Grâce ! grâce ! dit-elle ; oh ! si je l’obtenais !... Pascal !..... et aussitôt, allumant son cierge, elle s’avance, lumière et bouquet en main. Ses compagnes la laissent placer devant elles, par compassion. Personne ne respire ; pas un geste, pas un mouvement : tous les regards sont braqués sur elle et sur le prêtre... le prêtre prend l’image et la lui présente ; mais à peine a-t-elle touché les lèvres de l’orpheline que le tonnerre gronde, éclate... son cierge s’éteint, et trois autres de l’autel aussi ! !

 

            Cierge éteint ! prière repoussée !

            Et tonnerre ! malédiction !

 

Oh ! bon Dieu ! C’est donc vrai : on l’a vendue au démon ; elle est abandonnée du ciel ! Aussitôt un murmure de frayeur se répand dans l’assemblée ; et quand la jeune fille, respirant à peine, se lève comme une folle, chacun frémit, recule et la laisse passer.

Cependant, depuis ce coup de tonnerre, un orage terrible ravageait Roquefort : la foudre tombe sur le clocher de Saint-Pierre et le démolit : une grêle épaisse dévaste la campagne et ne laisse aux pauvres habitants que des yeux pour pleurer.

Et les angèles s’en retournaient ; et, prêtes à raconter le malheur qu’elles avaient vu, toutes, moins une, passaient par le village en chantant ora pro nobis.

À cette époque, Agen ne pouvait pas, comme aujourd’hui, pour franchir ses eaux périlleuses, montrer avec orgueil, aux autres villes jalouses, trois ponts magnifiques, dignes de la ville d’un roi. Deux simples bateaux, poussés par de longues perches, les portèrent à la rive opposée. Mais à peine ont-elles repris leurs rangs, en chantant sur la grève, que la nouvelle du grand fléau vient à leur rencontre. D’abord elles n’y croient qu’à moitié ; mais quand elles arrivent et qu’elles voient les vignes et les champs bouleversés, oh ! alors, chacun frémit, se désespère, et les cris de malheur ! et les cris de misère ! retentissent de tous côtés.

Tout à coup, au milieu d’une troupe furieuse, quelqu’un s’écrie : « L’orage a encore épargné Françonnette ! » Cette parole produit l’effet du feu sur la poudre. – Cette misérable ! ah ! qu’elle sorte ; qu’elle se présente, si elle l’ose ! C’est elle qui nous porte malheur ! oui ! c’est bien elle ! c’est elle seule qu’il faut accuser ! et la foule grossit, s’irrite de plus en plus. Une voix s’écrie : « Chassons-la ! qu’elle s’en aille, maudite, rôtir dans l’enfer avec son huguenot de père ! » À ces mots les cris grandissent : « Chassons-la ! chassons-la ! » Les plus calmes se mettent en fureur.

En voyant cette foule acharnée, les yeux flamboyants, les poings serrés, on dirait que l’enfer s’est déchaîné sur elle ; et, qu’à travers la nuit qui arrive avec la rosée, il lui souffle dans chaque veine de chaudes bouffées de poison.

Mais, que faisait Françonnette ? Hélas! elle est là, dans sa maison, glacée, demi-morte ; elle est là, immobile, qui fixe ses regards sur le tronçon du bouquet qu’elle avait reçu de Pascal. « Pauvre bouquet, dit-elle ; quand je te reçus de lui, tu exhalais le bonheur, et moi, je respirais tes douces émanations ! Relique de l’amour, je t’ai porté sur mon sein ! mais tu t’y es bientôt flétri comme mon bonheur. Bon Pascal ! Adieu ; mon cœur déchiré en verse des larmes. Mais adieu ! adieu ! pour toujours. Née sous une étoile malheureuse, je dois te cacher mon amour, pour ne pas te perdre avec moi. Je sens cependant aujourd’hui que je t’aime plus que jamais ; que je t’aime d’un amour que rien ne peut guérir ; de cet amour qui, sur la terre, fait vivre en reine ou périr. Mais la mort n’est rien pour moi, pourvu qu’il ne t’arrive aucun malheur ! »

Françonnette, qu’as-tu à le plaindre ? lui dit sa grand’mère ; tu m’as dit, d’un air riant, que la Vierge avait reçu ton offrande. Tu m’as dit que tu étais contente, heureuse !... et je t’entends gémir comme une âme dans la souffrance ! Tu me trompes ! quelque chose t’est arrivée aujourd’hui ! Non ! non ! rassure-toi, grand’mère ! rien ! je n’ai rien ! au contraire ! je suis... je suis heureuse ! Ah ! tant mieux, mon cœur ! ce mot me rassure. Tiens ! ton chagrin creuse ma tombe ! aujourd’hui même, j’ai passé une affreuse nuit. Ce rêve d’incendie que je faisais l’autre jour revient sans cesse, malgré moi, à ma pensée. Puis, tu le sais, les orages m’épouvantent ; ce soir, un rien me fait tressaillir d’effroi.

Tour à coup des voix retentissent. – Au feu ! au feu ! il faut tout brûler ! Et la lueur de la flamme glisse à travers les fentes du vieux contrevent. Tremblante, hors d’elle-même, Françonnette paraît sur la porte ! Oh ! Dieu ! que voit-elle ? À la terrible clarté de son pailler qui brûle, elle voit un peuple furieux qui hurle : « Allons ! il faut les chasser ! les chasser toutes les deux, la jeune et la vieille ! Toutes les deux sont cause de notre ruine. Vendue au démon ! allez-vous-en, ou nous vous faisons rôtir ! ! »

Françonnette, à genoux, crie à la populace : « Ma grand’mère vous entend ! vous allez la tuer ! Pitié ! grâce ! pitié ! »

Mais ces malheureux, aveuglés par la fureur, la voyant tête nue, s’imaginent que la vendue au démon en est également possédée, et n’en crient que plus fort encore : Dehors ! dehors ! et déjà les plus mauvaises têtes s’approchent de la demeure en brandissant des cordes enflammées.

Aussitôt un homme furieux se précipite au devant de la foule, c’est Pascal. Arrêtez ! arrêtez ! s’écrie-t-il. Lâches ! martyriser des femmes ! brûler leur maison pour augmenter leurs souffrances. Elles, déjà si malheureuses ! Mais vous êtes donc tous des tigres ici... Retirez-vous... déjà le feu est aux murailles. – Eh bien ! qu’elles quittent le pays ; le démon les possède ; ce sont deux huguenotes ! Dieu nous punit de les garder près de nous. Vite ! que la jeune s’en aille, ou bien elle sera brûlée à l’instant. – Malheureux ! qui peut vous exciter ainsi ? Ah ! Marcel est revenu : il lui en veut ; méfiez-vous-en... Tu en as menti, dit Marcel, qui arrive. Je l’aime plus que toi, vantard ; que fais-tu donc pour elle, toi, qui as le cœur si tendre ? – Je viens pour l’assister ; je viens pour la défendre... Et moi pour l’épouser, dit Marcel. Oui, malgré tout, je veux l’épouser si elle veut de moi. Et moi aussi, répond Pascal, en présence de son rival étonné ; et, se tournant vers l’orpheline, il lui dit avec courage : « Françonnette, il n’est plus de repos pour toi ; la fureur de ces méchants t’attend de village en village ; mais nous sommes deux qui t’aimons, deux qui voulons braver la mort, l’enfer pour te sauver. Si tu veux un de nous, choisis. – Oh ! point de mariage, Pascal ! mon amour donne la mort. Va-t’en ! oublie-moi ! sois heureux sans Françonnette ! – Heureux ! sans toi ! non ! non ! je ne puis plus l’être ; je t’aime trop ; et, s’il est vrai que tu sois possédée du démon, eh bien ! j’aime mieux mourir ensemble que de vivre sans toi. »

Sans doute que la voix de la personne aimée possède une puissance qui maîtrise notre cœur ; sans doute qu’arrivés au dernier échelon du malheur, nous osons braver avec une intrépidité étonnante les dangers les plus menaçants ; car, en présence de cette foule, la jeune fille s’écrie : Ô Pascal ! je t’aime et je voulais mourir seule ; mais tu le veux, je ne résiste plus ; et si c’est notre destinée, eh bien ! mourons tous deux en même temps !

Pascal est aux anges ; la foule frissonne de frayeur ; le soldat est atterré. Pascal s’approche de lui. – Je suis plus heureux que toi ; mais tu es brave ! pardonne ! j’ai besoin d’un garçon de noces pour me conduire au tombeau ; je n’ai plus d’ami, sois le mien ? Marcel se tait, réfléchit ; on voit qu’un grand combat se livre dans son cœur. Tout à coup son œil brille, son front s’est plissé, il regarde Françonnette en silence, devient pâle comme un mort, lève la tête, sourit, et s’écrie : Puisqu’elle le veut, elle, je le veux bien !

Deux semaines après, une noce sterling (9) descendait la verte colline ; en tête marchaient les deux beaux fiancés : une foule de curieux venus de tous côtés, d’une lieue à la ronde, forment une triple haie, et tremblent pour le sort de Pascal. Marcel dirige tout, conduit tout ; sur sa figure brille le reflet d’un plaisir caché ; de son œil s’échappe quelque chose qu’on ne peut définir ; l’on dirait que ce jour est un triomphe pour lui. C’est lui qui a voulu se mêler de la fête, et qui, pour bouquet, donne à son rival un splendide festin. En effet, rien n’est oublié, rien n’y manque, tout y est à foison, excepté cependant les bruyants plaisirs, car personne ne chante ni ne rit.

Le marié au bord du tombeau ; son garçon de noces qui l’y pousse, en le comblant de prévenances ; le jour qui baisse ; tout répand dans les cœurs un profond sentiment de pitié ; tous sont dans la tristesse ; tous voudraient suivre Pascal ; ils croient qu’il n’est plus temps, et sont là, debout, immobiles, comme s’ils assistaient, non à une noce, mais à un enterrement. Fascinés par l’amour, glissant au bord d’un précipice, les mariés ont fait le sacrifice de leur vie. Nul bruit ne les distrait ; ils se tiennent par la main, et s’expriment par leurs regards le bonheur qu’ils éprouvent à s’aimer.

Enfin, la nuit est descendue. – Tout à coup une femme effrayée, égarée, se jette au cou de Pascal : Mon fils, mon pauvre fils, va-t’en ! quitte ta fiancée ! je viens de chez la devineresse ; le tamis a tourné ; ta mort est certaine ; une odeur de soufre s’exhale déjà de la chambre nuptiale. Pascal, n’entre pas ! tu es perdu si tu demeures ! et moi qui t’aime tant, que deviendrai-je si tu péris ? Des larmes mouillent les paupières de Pascal, mais il n’en serre que plus fortement la main qu’il tient dans la sienne

La pauvre mère s’en aperçoit, et tombe aux pieds de son fils. –Ingrat ! je ne te quitte plus ! et, si tu en as le courage, tu passeras sur mon corps avant d’entrer dans leur maison ! Une femme est donc tout ! une mère n’est donc rien ! Oh ! que je suis malheureuse !... Tous les assistants versent des larmes. Marcel, dit le fiancé : que sa douleur me fait mal ! mais l’amour me domine, l’emporte... Voici l’heure... s’il m’arrive quelque malheur... ah ! prends soin de ma mère !

– Je n’y tiens plus ! ta mère me désarme ! s’écrie Marcel en essuyant une larme. Pascal, triomphe ! sois heureux ! Françonnette n’est point vendue au démon. Tout cela n’est qu’un conte fait à plaisir ; mais rends grâces à ta mère : sans elle vous étiez perdus, et moi aussi.

– Que dis-tu ? – La vérité ; écoute : « Tu sais combien je l’aime ! pour elle, comme toi, je donnerais tout mon sang. Je croyais être aimé... elle avait mon âme tout entière. Eh bien ! elle me refusa pourtant, et elle n’ignorait pas qu’elle m’était promise ! Je vis que vous étiez un obstacle à mes projets : en amour comme en guerre, la ruse n’est pas défendue ; je payai le sorcier pour vous effrayer ; il imagina un conte affreux ; le hasard fit le reste, au point que je la voyais déjà ma fiancée. Mais quand nous demandâmes sa main en même temps ; quand pour toi elle brava tout ; quand elle t’avoua si promptement son amour ; oh ! ce fut un coup de poignard pour mon cœur. De moi, d’elle, de toi, je résolus la mort. J’allais donc bientôt vous conduire dans la chambre nuptiale ; et là, devant le lit que j’ai miné entièrement, j’aurais dit : Vous n’avez rien à craindre du démon ! mais ensuite je vous aurais exprimé tout le tourment qui me dévore, et j’aurais fini par ces paroles : Faites le signe de la croix, car vous allez mourir ! et tous deux avec moi, je vous aurais fait sauter ! Mais ta mère me désarme ; elle me rappelle celle que j’ai perdue. Pascal, vis pour ta mère ! tu n’as plus rien à redouter de moi ; ton paradis descend maintenant sur la terre ; moi, qui n’ai plus personne, je retourne aux combats. D’ailleurs, pour me guérir de cet amour terrible qui me consume, peut-être vaut-il mieux encore, au lieu d’un crime, un coup de canon ! »

Il se tait et s’enfuit ; des bravos éclatent ; les mariés tressaillent de bonheur : déjà les étoiles commencent à paraître dans l’azur du ciel. Ici, je pose mon pinceau pour reprendre haleine ; j’avais des couleurs pour peindre la souffrance, je n’en ai pas pour une telle félicité !

Le lendemain matin, au lever de l’aurore, rien ne remuait dans la petite maison blanche ; cependant, trois hameaux réunis dans Estanquet, attendaient le réveil des jeunes mariés. Marcel avait dit vrai ; mais telle était alors la crainte du démon, qu’ils tremblent encore pour Pascal : les uns ont entendu de grands cris pendant la nuit ; les autres ont vu des ombres danser sur les murailles ; ils croient Pascal mort, de telle sorte que personne n’a osé lui porter le breuvage nuptial. Enfin, quand au bout d’un instant une musique résonne devant la petite maison ; quand ils entendent le vieux refrain de l’aubade qu’on donne aux jeunes époux ; quand la porte s’ouvre ; que le couple paraît, et que la mariée, en rougissant, présente d’une main amie des morceaux de sa jarretière à toutes ses compagnes ; oh ! alors, la peur fait place aux repentirs honteux ; le bonheur de Pascal fait des jaloux ; et les pauvres jeunes gens, dont l’âme est encore mal guérie de leurs premiers sentiments d’amour, en voyant là, devant eux, Françonnette, rose épanouie, si heureuse ! si jolie ! s’écrient : Oh ! jamais plus nous ne croirons aux sorciers !

 

 

JASMIN.

 

Recueilli dans Le troubadour moderne ou

Poésies populaires de nos provinces méridionales,

traduites en français par M. Cabrié, 1844.

 

 

 

 

 

 


1 Quand un riche propriétaire veut faire dévider son fil, il fait dire dans le village qu’il admettra chez lui tous ceux qui voudront prendre part à ce travail.

2 Le texte dit et d’étuvé en étuvé. La nuit de Noël, pour fêter la naissance du Sauveur, les paysans mangent après la messe de minuit un morceau de bœuf à l’étuvé ; c’est une espèce de bœuf à la mode.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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