Le moulin à eau
NOUVELLE DANOISE
par
Johannes V. JENSEN
Le moulin s’élevait un peu à l’écart dans une étroite vallée où il n’y avait pas d’autre construction. On l’avait bâti là dans l’ancien temps, à une place où un creux entre les collines se prêtait à l’arrêt de la rivière et à l’installation d’une écluse.
De loin, on ne voyait d’abord rien que la bruyère couvrant les deux côtés de l’étroit ravin. C’est seulement lorsqu’on était tout près que le chemin dégringolait un coteau puis remontait. Alors en bas, dans le trou, apparaissait subitement la vallée, le pont, le moulin avec l’étang derrière entouré de roseaux et de broussailles sur les talus : de la fertilité que la nature avait cachée, vallée humide et verte au milieu de la lande sèche avec le ruisseau au fond.
Mais tout cela très solitaire.
C’était un vieux moulin. Ceux qui l’avaient fait tourner avaient toujours vécu isolés, repliés sur eux-mêmes, quoique recherchés par les habitants du voisinage.
Il y en a qui se souviennent encore du moulin après le départ de son dernier propriétaire, alors qu’il resta vide un temps, jusqu’à ce qu’il fût démoli. À cette époque, chaque vitre des fenêtres avaient été brisée par la jeunesse. En passant devant les masures abandonnées, on s’amusait à les lapider. Rien que de le voir de loin dans les affres du crépuscule sombre, quand les bâtiments abandonnés et à demi écroulés se dressaient dans l’abîme avec les trous de leurs fenêtres vides, on raidissait d’horreur.
La façade, avec un grand trou dans le fronton, bâillait comme un visage écrasé sur une tête pleine d’ombre, et tout le moulin semblait lié, en un sinistre enchaînement, à la nuit qui tombait plus vite qu’alentour en cette faille lugubre : un lieu de terreur, la vallée de la folie.
Un drame sombre et affreux s’était passé là.
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* *
L’homme qui possédait le moulin, il y a une cinquantaine d’années, était plus solitaire encore que d’habitude ; il y fut le seul être humain pendant plusieurs années. Veuf, il faisait tout le travail sans aide. Le vieux moulin à eau n’était pas si compliqué qu’un homme n’y puisse suffire.
Quand les gens arrivaient avec leurs sacs à l’arrière de leur voiture, ils ne rencontraient jamais personne d’autre que le vieux meunier muet et hostile qui, sans plaisir, recevait le blé et, sans parler, le livrait moulu à un prix raisonnable, lorsqu’ils revenaient le chercher. Il ne faisait aucune différence entre ses clients, rien ne lui importait que son métier. Mais c’était un grand travailleur ponctuel. Personne n’était jamais venu inutilement au jour convenu.
Un trait de son caractère amusait le monde. Il se fâchait facilement et avait l’habitude de passer sa colère sur les objets inanimés, saisissant n’importe quoi et l’accablant de malédictions ; certes, le nom du Malin revenait plus souvent dans ses discours que celui de Dieu ! Il brisait ses propres outils dans sa colère. Toujours furieux contre la jeunesse, contre les garçons du voisinage qui se moquaient de lui, le vieil ermite grincheux. Et cela faisait rire aussi.
Mais autrement le meunier n’était ni méchant, ni bizarre ; il avait même été un homme comme il faut, vivant comme n’importe qui, jusqu’à la mort de sa femme. Ce n’était pas par inclination personnelle qu’il était solitaire ; la solitude vient comme la vieillesse, sans qu’on l’ait demandée.
Le moulin n’avait rien d’une mine d’or dans son délabrement, et on disait même que les fantômes erraient dans le vieux moulin humide – une peu réjouissante société ; quant à la rivière, c’était plutôt un ruisseau qu’une rivière, et il y avait de moins en moins d’eau chaque année. Rien d’étonnant que le vieux meunier fût grognon.
Il avait une fille : Constance, la Stance du meunier, disait-on ; mais elle n’était plus au moulin. Les gens pensaient que tous deux auraient eu intérêt à ce qu’elle restât à la maison et tînt le ménage du vieux, mais, que ce fût de la faute de l’un ou de l’autre, elle était partie gagner sa vie à la ville à quelques milles au-dessus du fjord. Ceux qui avaient à faire des courses à la ville et entraient par hasard dans la boulangerie pouvaient l’y saluer. Elle y était demoiselle de magasin et ressemblait au pain blanc et aux tartelettes qu’elle vendait. Le meunier avait de la famille à la ville, il n’était donc pas surprenant que Stance préférât la société des citadins à celle du vieux moulin solitaire.
Mais si tout était gâteau chez elle, on disait que le meunier avait une marmite de bouillie de sarrasin sur le feu d’une semaine à l’autre, chez lui dans la vieille maison vide. En tout cas, il faisait lui-même cuire son manger – quel qu’il fût – et ne donnait à personne l’occasion de mettre son nez dans ses pots. Chacun ses goûts.
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Un automne, les gens du pays remarquèrent que le vieux meunier était particulièrement maussade. Ce n’est pas qu’il jurât, ni même qu’il parlât ; sa bouche était fermée et on ne l’aurait pas ouverte avec une barre d’acier ; la barbe avait poussé par-dessus et était saupoudrée de farine. Muet mais rageur, il allait de-ci de-là, traînant les sacs par terre et les jetant dans la voiture si fort qu’ils en étaient troués et que la carrosserie craquait. Tout cela nu-tête, gesticulant agressivement, quand il n’avait rien dans les mains, sans saluer ni les arrivées ni les départs. On voyait bien que quelque chose le tracassait, mais ce n’est pas par lui qu’on pouvait l’apprendre. On riait du meunier qui devenait bizarre. Le moulin, pensait-on, était tout de même trop lourd pour lui, surtout en automne, quand, après la moisson, il y avait beaucoup de blé à moudre et que l’eau courait à nouveau dans la rivière.
La roue tournait nuit et jour, le vieux était enfariné jusqu’aux yeux, il surveillait les meules, tamisait la farine et mondait l’orge tout à la fois, calculant les allées et venues sans un pas de trop et sans que rien ne fût jamais perdu. Il suffisait à tout, mais tant d’attention durant les jours et une bonne partie des nuits peuvent bien rendre un homme grincheux. On lui donnait le droit de tout bousculer en silence à condition qu’il rendît les sacs à peu près entiers.
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En réalité, la colère du meunier avait une tout autre origine que le surmenage. Il avait reçu de mauvaises nouvelles, Constance avait mal tourné à la ville.
Heureusement, ce n’était pas par des racontars que la nouvelle en était venue aux oreilles du vieux, c’est sa fille elle-même qui l’avait annoncée par lettre, la seule qu’il eût jamais reçue d’elle – et ça en faisait une de trop !
Oui, Constance avait pris la plume et s’était confiée à son père, elle l’appelait « cher père », elle n’avait pas d’autre ami, écrivait-elle à l’encre bleue, et elle était malheureuse. Pouvait-elle rentrer et cacher son état jusqu’à ce qu’elle fût délivrée ? Elle était désespérée ; son patron, le boulanger, ne voulait plus la garder, et la famille, tout à fait butée contre elle, ne la tolérait plus en ville. Le garçon qui avait promis de l’épouser disait maintenant qu’elle en avait eu plusieurs et il était si dur... Mais Dieu sait que c’était un mensonge. Un méchant homme... Et tout le monde disait que c’était de sa propre faute, etc., toujours la vieille rengaine.
Le meunier n’en fut pas surpris, il s’y attendait. Il renifla avec mépris et se mit au travail. Oui, c’est ce qu’il attendait.
Mais plus il y pensait, plus il était en colère. Elle était destinée à ça : gaie, elle l’avait été depuis sa naissance, elle avait couru avec les garçons tant qu’elle avait été fillette, malgré toutes les corrections et tous les efforts pour la garder à la maison. La mère n’avait jamais pu l’apprivoiser : pleine de malice à l’école, elle se tordait de rire chez le prêtre, toujours du tumulte et des disputes dans le groupe où elle se trouvait. À peine jeune fille, elle dévalait les collines à toute vitesse avec de longs garçons. La jeunesse sentait le moulin à des milles de distance en ces années-là ! Pouah !
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Et quel visage elle avait ! La pauvre créature avait les cheveux rouges, naturellement, comme le meunier lui-même avant qu’il ne devînt gris. Mais lui avait baissé la tête, honteux de l’aspect qu’il avait reçu de la nature. Elle, au contraire, il apprenait qu’elle se trémoussait dans les réunions sans fichu sur les cheveux, comme un incendie impossible à éteindre, qu’elle ne quittait pas la danse durant des nuits entières, et cela alors que sa mère était depuis si peu de temps sous terre qu’il croyait encore l’entendre aller et venir dans le moulin. Tous les jours des bottines à lacets, un ruban de velours autour de son cou nu, des boucles d’oreilles, oui, il lui avait vu des boucles en or aux oreilles la dernière fois qu’elle était rentrée en coup de vent... et alors il avait compris.
Maintenant, elle était prise au piège et elle gémissait, maintenant le moulin était de nouveau assez bon pour elle. Il lui avait pourtant dit, lorsqu’elle était partie, que si elle préférait la ville elle ferait mieux d’y rester pour toujours.
Une révolte intérieure grandissait en lui à mesure qu’il pensait à sa fille ; cela grinçait dans sa bouche fermée comme une meule de plus dans le moulin, et il était heureux que personne n’eût un doigt coincé là. Il se dominait, mais c’était tout juste. Quand il raclait sa gorge, on aurait dit un hennissement ; on entendait des chocs sourds comme d’un cheval qui rue dans son box : c’était lui qui avait saisi quelque chose de lourd et le lançait contre la charpente de bois.
Tard le soir, le meunier abaissa la vanne, verrouilla sa porte et commença son grossier souper, un travail de valet de ferme aussi que celui-là : pas de couvert, le manger pris directement dans la marmite, de la bouillie en boules froide dans du lait bouillant, une cuiller de corne, quelques copeaux de cartilages qu’il rabotait sur un jarret déjà raclé. Pas même un chat pour partager son repas, pas une pipe de tabac par-dessus. Il n’était pas homme à fumer.
Tout devient silencieux dans la pièce. Quand le meunier a mangé, qu’il s’est délivré de cette nécessité, tout est silencieux. Au dehors, la nuit noire remplit les carreaux, et de mauvaises, de lourdes pensées pèsent dans l’esprit du vieillard. Un soupir passe dans sa narine poilue, il pense à la mère, il lui semble qu’elle est là dans le faible craquement qui vient de la chaise, quand il remue. Elle s’y est assise, elle est dans la flamme de la lampe, la petite cuisine, c’est elle ; elle ne dit rien, mais son âme est là. Le meunier soupire. Constance n’était pas comme sa mère, oh ! non, pas du tout ; elle était plutôt tout le contraire. Et, branlant la tête, en une somme, il évoquait tout de la morte, les années qu’elle avait passées chez lui, au moulin, beaucoup trop courtes, et seulement comme si elle était en visite, une visite durant laquelle elle avait vieilli, était devenue de plus en plus faible jusqu’à être presque inexistante et s’en était allée avec un faible cri d’enfant. Seul, il avait porté son cercueil jusqu’à la voiture, comme autrefois il l’avait portée elle-même dans sa maison. Elle ne pesait rien.
Elle avait toujours été timide, quoiqu’il ne l’eût jamais brutalisée, ça, il pouvait l’affirmer, ou du moins, s’il l’avait fait, ce n’avait jamais été volontairement... Mais, à le regarder, il avait plutôt l’air d’un bourreau, de sorte qu’elle n’avait tout de même pas été entièrement ménagée ; elle n’avait jamais épousé qu’un paysan, elle qui, durant toutes ces années, était demeurée comme à la ville d’où elle venait.
Oui, ç’avait été un temps difficile pour lui le jour où il avait osé lever les yeux vers elle qui était au-dessus de sa condition et l’avait obtenue malgré tout ce qui s’était mis en travers... oui, oui, oui, il y avait bien longtemps de tout ça.
Mais le sort s’était vengé d’une certaine manière, non qu’il y eût de sa faute à elle, cela tenait aux choses. Constance avait été ratée. D’abord, rien que son nom ! Est-ce que c’était une façon d’appeler une fille de la campagne ! Un nom plutôt pour un bateau ou un cabaret, mais la mère avait réussi à lui faire donner ce nom-là ; il est probable qu’elle avait trouvé ça dans ses livres – personne dans la famille ne s’appelait comme cela, il le savait bien. Elle aimait à lire, quoiqu’elle ne fût pas plus pieuse qu’il ne faut ; il ne savait trop ce qu’elle lisait. Les livres étaient encore là, il ne les avait jamais ouverts, mais il savait bien que ce nom venait de là.
Il se souvenait encore, le meunier, du jour où la petite avait été baptisée, où il avait entendu le prêtre répéter le prénom. Quant à lui, il ne l’avait pas employé une seule fois, jamais il n’avait passé ses lèvres. S’il avait à appeler l’enfant, il criait une chose ou l’autre qu’elle comprenait aussi bien que son nom, et, quand il parlait d’elle, ce n’était jamais autrement que de la « gamine ».
Le goût du luxe et l’agitation avaient vite fait leur apparition en elle, la ville y ressurgissait, mais ce qu’il avait recherché et estimé chez la mère, il le haïssait chez la fille à un tel point qu’il ne pouvait presque pas supporter de la voir devant lui.
La mère avait porté un manteau tuyauté et on l’avait appelé « madame », et cela lui était bien dû, quoiqu’il ne fût qu’un meunier. Les petits sabots français qu’elle avait portés étaient encore derrière la porte de cuisine. Que Dieu la bénisse !
Mais la gamine, aussitôt qu’on lui eut donné ses bottines de communiante, elle ne les quitta plus, elle les usa à danser. Dès que sa mère eut été portée en terre, elle s’envola vers la ville, s’attifa en demoiselle et se fit remarquer... et maintenant...
Le meunier se leva, il ne pouvait tenir en place. L’heure du lit était passée, mais pourquoi eût-il dormi ? Toussant et bougonnant, il arpentait le moulin, allumait une lumière et se mettait à moudre. Minuit et que tout ronfle à plein, voilà ce qu’il lui fallait !
Et, dans la longue nuit d’automne, il moulait à la clarté d’une lanterne, absolument seul au milieu des immenses roues qui tournaient leurs rayons de bois semblables à une rangée de dents dans la demi-obscurité. Tandis que les meules écrasaient et chantaient et que le blé giclait des tiroirs branlants, une autre roue tournait à l’extérieur dans la nuit froide. Tout cela faisait partie de lui-même, cette machine qui avait absorbé ses années et son temps.
Branlant de sa tête nue et ridée, il allait et venait, se calmant un peu par son travail, et, de temps en temps, semblait entrer en lutte ardente contre quelque chose et cela le réconfortait : à sa douleur et à sa colère contre sa fille se mêlaient de doux souvenirs de la mère. Parfois il raclait sa gorge en un son creux et terrifiant, et puis il se mettait à aller et venir doucement ; alors la mère était près de lui...
Au-dessus de lui, dans le moulin plein d’ombre, le grand espace vide, sans plafond, d’où tombe un courant d’air froid ; dans les coins et derrière des morceaux de bois enfarinés et poussiéreux des ombres flottent ; perdu dans ses pensées, il semble au meunier que c’est le dos de la mère qu’il aperçoit là-bas au fond, il lève brusquement la tête... mais ce n’est qu’une ombre qui prend la forme de sa pensée, car il pense intensément, il se prend le front et soupire, soupire. Ce n’est que lorsque l’aube tardive commence à poindre dans les vitres enfarinées qu’il abaisse la vanne et cherche lui-même quelques heures de repos.
Vue par les yeux sévères du père, Constance était peut-être telle que nous l’avons décrite, mais d’autres pouvaient avoir d’elle une vision tout à fait différente, les ennemis du meunier, par exemple, les garçons avec lesquels il était en guerre perpétuelle. Ils avaient fort peu d’idées communes. Le meunier ne voulait pas les voir, les garçons ne voulaient pas se laisser interdire l’accès au moulin, qui les attirait de manière irrésistible. Ils ne pouvaient pas s’en éloigner, et les fourrés aux alentours étaient leur pays d’élection, il y avait là des myrtilles et des noisettes, on s’y taillait des baguettes de coudrier, et ils pensaient sincèrement que si le bois était à quelqu’un, c’était bien à eux. Impossible de résister à l’étang et à la pêche clandestine derrière un aulne où l’on ne peut vous apercevoir du moulin, ni à ce bon coin ici sous les berges où l’on se baigne l’été, ni au moulin lui-même avec toutes ses merveilles, à l’écluse, à l’eau profonde comme un immense bloc de verre vivant sous la vanne et descendant sur les palettes battantes et écumantes de la roue, ni au sifflement de l’écluse, ni au travail dans le moulin aussi naturel, mais ce travail, il était en général impossible de le voir, car Moïse était là et sortait avec un fouet si seulement on se montrait au loin.
Moïse, c’était le meunier, on l’appelait ainsi à cause de sa barbe et de son allure d’implacable justicier. Il était comme un nuage d’orage qui peut crever à chaque instant ; il était comme un prophète, en contact constant avec les éléments ; les flots s’arrêtaient sur son ordre et coulaient à nouveau lorsqu’il lui plaisait. À l’intérieur du moulin, il commandait à ses pivots et à sa roue comme à un vrai système solaire, qui s’engrenait, et moulait, et demeurait immobile suivant son bon plaisir. On craignait Moïse et on ne l’approchait pas de trop près, mais on ne le respectait pas et on ne renonçait pas à ses droits malgré ses manières : par exemple au poirier du meunier, un vieil arbre dans le fond du jardin, facile à escalader et qui portait une remarquable espèce de poires comme une boule avec un long prolongement comparable à la flèche de la cathédrale de Roskilde – des poires exceptionnellement bonnes, même avant d’être mûres. Stance en apportait toujours quelques-unes à l’école à la saison des fruits, mais elle n’était pas la seule, la moitié des garçons en avaient les poches pleines. Et Moïse n’arrivait jamais dans le jardin, armé de son fouet, qu’une demi-journée après qu’ils s’étaient servis...
Mais, naturellement, le principal attrait, c’était Constance elle-même. La moitié de la journée, on l’avait à l’école, mais seulement tous les deux jours, et fallait-il se priver de sa présence le reste du temps ? Le dimanche, en tout cas, les taillis autour du moulin étaient pleins de jeunesse, et aucune offensive de la part du meunier ne pouvait les dégager. On enfermait Constance, mais elle s’échappait toujours. Peut-être les garçons avaient-ils en sa mère une secrète alliée ; ils apercevaient parfois son visage à la fenêtre, toujours sérieux, mais pas ennemi ; on eût dit qu’il y avait autour de la mère une ambiance dont ils pouvaient tirer avantage. Quand Constance arrivait, le groupe se fermait autour d’elle, l’on jouait, et l’on courait, et l’on se roulait en bas des talus, et l’on filait sur la glace l’hiver, et la luge s’élançait : jeux de l’enfance chauds et innocents qui deviennent plus tard, hélas, des paradis perdus.
Une atmosphère spéciale enveloppait Constance et faisait tant rechercher sa société ; chaque jeu dont elle était semblait si riche et celui dont elle était absente sans couleur. À l’école, elle était la favorite ; on l’entourait à la façon brusque et secrète des garçons, la seule extériorisation de leurs sentiments pour le sexe dont ils soient capables, méprisant, certes, mais essayant d’être toujours aussi près que possible de l’objet méprisé, d’accomplir des exploits de héros sous ses yeux, de s’exposer à tous les dangers possibles dans les environs d’un étang de moulin, que ce soit dedans ou dessus, la rivière, le marais ou les arbres élevés. Se montrer, voilà le désir des garçons, et celui de la fille du meunier était de les suivre en tout. Quelques autres gamines servaient de repoussoir ; sans le savoir, elles ne faisaient que rendre plus visible la différence entre Constance et tout autre être féminin.
Ses cheveux y étaient pour quelque chose. Ils n’avaient pas leurs pareils : roses, lorsqu’elle était petite, comme de l’eau rougie de sang ; plus tard, flambants comme du cuivre, des cheveux terribles ; en mèches trop courtes pour pouvoir se natter, elle les rejetait en arrière et soufflait dessus quand ils lui venaient dans la bouche, vite et sans y prendre garde. On la reconnaissait de loin, au milieu d’un groupe de garçons élaborant un plan de bataille, à cette touffe rouge rejetée de côté de temps en temps.
Toute petite, elle avait déjà les membres pleins et ronds, et elle était douce à toucher comme une larve, alors que les autres écolières sont tout en coudes et en genoux et en colonne vertébrale épineuse ; elles prennent les rixes au sérieux, de façon nullement féminine, tapent comme des sourdes si fort que ça cuit, se présentent tout en angles pour qu’on s’y cogne. Constance était plus agréable de taille et comprenait mieux la guerre ; elle s’en tirait fort bien et, même quand elle tapait, c’étaient de douces et chaudes taloches dont on était friand et qu’on se pressait autour d’elle pour recevoir.
Belle, on ne pouvait pas dire qu’elle le fût vraiment. Criblé de taches de rousseur, son visage était comme ces feuilles tachetées que les enfants appellent soupe à la bière (öllebröd) 1, ses yeux couleur de grains de café non brûlé et son nez grand ouvert ; mais c’était à la fois sa vivacité et sa féminité précoce qui la faisaient tant rechercher. Elle était hardie et chatouilleuse, voulait tout essayer, n’avait pas peur de se plonger dans l’étang du moulin si elle voyait les garçons le faire ; retroussée jusqu’au menton, elle frissonnait et tâtait cette eau, si lourde qu’elle eût pu la porter.
Mais tout ce qu’elle faisait était comme oublié l’instant d’après ; elle secouait ses cheveux de son visage, et ses yeux couraient à la recherche de quelque chose de nouveau, de préférence quelque chose de violent, mettant tout sens dessus dessous. Rouler en bas des collines de bruyère, comme mue par une force contre laquelle on n’essayait pas de lutter, et s’arrêter enfin au bas de la côte, étourdie, voyant tout noir devant ses yeux : il semble que ce fût là le jeu qui exprimait le mieux sa personnalité. Parfois on faisait ce tour à deux, étroitement embrassés comme deux étoiles jumelles, doublement vertigineux, doublement malades ensuite ; on s’exerçait surtout à perdre la tête.
La plupart des jeux inventés par les garçons n’étaient que des prétextes sournois et bien dissimulés pour approcher Constance d’aussi près que possible. L’hiver, dans les soirs glacés, sous la clarté de la lune, quatorze ou quinze garçons traînaient le vieux traîneau du meunier – il aurait fallu qu’il le sût ! – tout en haut des collines ; ils s’y entassaient avec Constance au milieu d’eux, et, toute une horde encore sur les patins, on poussait et on attendait que cet équipage tombe dans la vallée en un choc formidable et glisse encore longtemps sur les champs glacés. Quelle joie de gagner ainsi une bonne chaleur apaisée par le vent mordant, d’apercevoir au galop dans le ciel la lune tandis que le traîneau sautait en descendant les collines, et d’être peut-être le privilégié auquel Stance s’agripperait et qui sentirait contre lui sa respiration quand le chargement se renverserait – car la chaleur de Stance était aimée et désirée.
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Tous les jeux ont une fin. La confirmation marqua l’évanouissement d’un monde et la naissance d’un nouveau. La bande se dispersa, les garçons devinrent des jeunes gens, quelques-uns des paysans, d’autres prirent des chemins différents. Stance se transforma étonnamment vite en une belle fille qui avait des relations en dehors du cercle étroit de la contrée. Les jours de marché, les gens pouvaient la voir dans son nouveau monde, derrière une barrière ; son monde enfantin, elle l’avait quitté et, en même temps, elle l’avait emporté avec elle ; le moulin n’avait plus d’âme.
Constance était devenue une grande et forte fille peu soignée, les traits assez gros, une grande bouche molle chargée comme un fusil de rires prêts à fuser à la première occasion, infatigable à la danse, câline, aimant la vie à la folie, dans l’ensemble en pleine course vers son destin. Et, tel qu’il avait été préparé pour elle, ce destin, dans la petite ville de province encore sauvage où la mesquinerie et la méchanceté se cachaient dans les boutiques et derrière les pots de fleurs, elle s’y était précipitée.
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Durant tout le samedi et la nuit suivante, le meunier avait moulu le blé. Mais, tard dans la nuit, fatigué, sentant jusqu’au fond de l’âme le poids de sa solitude, il s’était mis à se parler à lui-même, d’abord tout bas, puis – si absorbé qu’il ne s’en rendait pas compte – à mi-voix, et une grande résolution envahit son cerveau.
Pas un instant, cependant, il ne négligea son travail, allant et venant, surveillant les meules, retirant les sacs lorsqu’ils étaient pleins et en glissant un autre sous le jet de farine, prenant dans ses bras de grands sacs très lourds et en faisant couler le quart à la fois dans le tiroir. En même temps, il mesurait soigneusement, avec la vieille mesure de cuivre – et cela avec la plus sévère rectitude, aussi bien envers les propriétaires qu’envers lui-même. Ses mains tremblaient un peu au vieux, mais la mesure royale plongeait, ni trop ni trop peu pleine, dans les sacs des étrangers et dans les siens propres. Il regardait d’un œil courroucé ; le malheur peut vous frapper, mais devenir malhonnête, ça c’était une chose qui ne pouvait lui venir à l’esprit.
Une agitation de mauvais augure naît dans sa vieille et grande barbe, autrefois rouge mais devenue blanche et enfarinée ; le vieux se parle à lui-même, passionnément, assemble les phrases et les répète avec de violentes secousses de la tête, et par moment un choc : c’est un sac qu’il a saisi, une résolution qui est en route et à laquelle il se cramponne, une exclamation qu’il ne peut retenir. Il est décidé, mais, de plus en plus certaine, sa résolution mûrit dans sa tête.
Le dimanche matin, le meunier arrête la roue ; la vieille roue pourrie et visqueuse reste tranquille avec ses palettes mouillées égouttantes. L’eau dans l’étang monte jusqu’au bord de l’écluse, et, dans le bassin d’écoulement, les pierres sont à nu ; le courant interrompu est très élevé d’un côté, les eaux sont basses de l’autre. Dans le moulin, la meule est tranquille. Les roues dentelées montrent tout leur bois, avec un pouce de farine et de poussière dessus ; tout le moulin, qui, d’ordinaire, tremble et vibre dans chacune de ses fibres jusqu’en haut du toit, est tranquille. Que va-t-il se passer ?
Dans la chambre d’habitation, le meunier est tranquille. Il a retiré ses sabots, est assis près de la table couverte de toile cirée : il écrit. Une plume dans une telle main ? Oui, silence de mort dehors et dedans, une plume grinçante se fait seule entendre dans la paix du dimanche comme un insecte rongeur. Il y a des années que le meunier n’a pas conduit une plume, il est presque obligé de l’apprendre à nouveau, et assembler les mots n’est pas non plus un art où il excelle. Cependant il a tout préparé d’avance dans son esprit, et la lettre se trouve écrite non sans un gémissement de temps en temps de la part du meunier, qui fait tomber par petites tapes la farine de sa chevelure et plonge la plume à côté de l’encrier en regardant devant lui dans l’angoisse de ce travail.
L’encre est visqueuse, elle a perdu sa couleur, elle n’est pas bleu clair comme celle dont s’était servie Constance ; l’orthographe est mauvaise aussi ; les idées, assemblées sans lien, sautent du coq à l’âne, mais, telle quelle, il est impossible de ne pas la comprendre. C’est un message pour Constance, dont la lettre reçue ne pouvait rester sans réponse ; l’en-tête en est « cher ami », la seule formule que connaisse le meunier, et elle se termine par un « très dévoué » qu’il juge aussi de mise. Il trace son nom, verse du sable sur le papier, chose qu’il ne faut pas oublier, le secoue dans le crachoir, plie la lettre, la met dans l’enveloppe après qu’elle lui a plusieurs fois glissé des doigts – sacré papier ! – il lèche l’enveloppe, met l’adresse et s’appuie en arrière sur le vieux banc dur après avoir rempli ce travail de bureau.
La barbe est serrée autour de la bouche fermée, les yeux clignent cruellement ; il a ajouté quelque chose qui fera, pense-t-il, son effet : un salut de la mère, ha ! ha ! ha ! Il s’éclaire la voix et fronce les sourcils. Puis il remet les pieds dans ses sabots et sort ouvrir les vannes.
Bientôt le moulin tremble à nouveau jusqu’en haut des poutres du pignon prêtes à s’effondrer.
Tout le dimanche et les jours et les nuits qui suivirent, le meunier travailla. Plutôt moudre le blé que de rester sans rien faire, seul près de l’âtre avec, pour société, une marmite à trois pieds et de tristes pensées.
Sa pensée... il pouvait à la rigueur la supporter, même s’il se faisait beaucoup de soucis. Il semble au meunier que c’est la nuit qu’il se trouve le mieux, rien ne le dérange, il fait marcher tout ce qui peut marcher. Le moulin est plein d’ombre autour de la faible lanterne sous les poutres, les roues crénelées tournent et roulent, et gloussent avec leurs dents géantes, et ricanent de leurs mâchoires à moitié vides, et forment d’étranges ombres là-haut sous le toit. Les meules tournent et font de la poussière sans arrêt, l’axe tout droit tourne sans arrêt avec ses quatre coins contre le tiroir et verse le blé dans le trou de la meule, des courants d’air glacés courent dans le moulin et dehors, dans sa cabane, la roue mugit et tape l’eau, la prend sur ses pelles et la laisse retomber.
Large d’une aune, la poutre en gaïac de l’axe contre le mur tourne sur sa cheville graissée. Tout est comme il se doit pour un meunier, et le vieux ricane encore devant les roues crénelées. Il est tout content que la nuit s’avance : minuit et tranquillité au milieu du bruit, et que marche tout ce qui peut marcher, seul avec les éléments qu’il dompte, tel est le plaisir du meunier. Plaisir d’une nature particulière, élémentaire, sombre ; il est dans un orage... mais n’est-il pas lui-même l’orage ? ou un brouillard épais – neige ou farine.
En tout cas, il est blanc et il devient de plus en plus blanc à mesure qu’il travaille dans la nuit qui s’allonge, et d’étranges ombres s’élèvent dans les coins.
Des pensées montent en lui qui veulent le troubler, le faire bouillir de colère, mais maintenant il ne saisit rien, ne punit pas ce qu’il a dans les mains, car la sentence est exécutée, la lettre est arrivée entre les mains de Constance, il le sait. Et le vieux cligne de l’œil comme quelqu’un qui a bien visé et bien atteint le but, un vilain friselis passe dans sa barbe.
Il prend un sac de seigle dans les bras comme si ce pouvait être une femme, l’élève et défait le lien qui le ferme, verse la partie du haut dans la meule et laisse l’intérieur couler, puis resserre le sac de ses bras quand le quart a coulé, et repose le sac sur son fond dans un grand choc sur le parquet qui en tremble. Voilà comment il faut les traiter !
Mais tout à coup, sans raison visible, sans que le levier contre le mur qui commande la vanne n’ait été touché, le moulin s’arrête.
Les pierres de la meule perdent vite de leur vitesse, elles meurent, se taisent. Un bruit vient de la cabane de la roue, comme de quelque chose qu’on traîne et qui craque, et le meunier voit l’axe sortir de son appui ; le lourd axe, qui, de la roue, entre dans le moulin, remue dans son trou muré, emporte le mur avec lui et sort en rugissant du moulin.
Un craquement et un éclatement de poutres, un formidable grondement au dehors qui fait frémir la terre et trembler toute la maison.
Le moulin s’affaisse, penche, mais reste encore debout. Un autre pan de mur s’effondre avec fracas dans la cabane de la roue. Cette cabane est vide, toute la moitié du moulin est arrachée. De ce précipice ouvert sur l’obscurité et la brume surgit la mère, longue, mince et bleue comme levée du tombeau, les yeux ouverts, de grands yeux de reproche. Dans l’horreur et la nuit, le meunier tombe à la renverse.
Les éléments se sont manifestés.
Après le vacarme du Jugement dernier où il avait semblé que le monde allait disparaître, tout redevint calme et silencieux ; seule l’eau de l’écluse coulait comme du sang à travers les ruines de la cabane de la roue.
La lourde roue s’était levée et avait roulé sur le parquet en biais de la cabane à travers le trou du mur arraché. Elle gisait, renversée mais entière, dans le réservoir d’écoulement.
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C’est la Constance du meunier qui était rentrée à la maison. Oui, elle, la trop rieuse aux cheveux effrontés, quand elle avait reçu la lettre du père prononçant la sentence et lui disant qu’il ne voulait plus la voir, ni elle ni son enfant, ni maintenant ni jamais, et lui disant le même message de la part de sa mère morte, elle s’était mise en route la même nuit, la Constance (trois lieues et demie), et s’était jetée dans l’étang. Son cadavre avait flotté jusqu’à l’écluse, l’avait traversée, mais il ne pouvait passer dans la roue à palettes planes, il y était resté coincé et avait soulevé toute la lourde roue hors de son axe. Le poids de la roue avait fait le reste.
Les paysans qui vinrent au moulin le lendemain virent depuis la colline que la roue était sortie du moulin. Étrange vision ! comme d’un être surnaturel tombé dans le gouffre et catastrophé.
Dans le moulin effondré gisait le meunier inanimé. Et dans le bassin d’écoulement où la roue s’était abîmée on trouva le cadavre de Constance.
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Le moulin a complètement disparu aujourd’hui. Après la catastrophe il fut abattu. Depuis longtemps il n’avait pas assez d’eau. La rivière, qui n’était qu’un ruisseau, est un fossé maintenant. Seuls les tronçons de deux pieux de chêne piqués dans le fond et la forme ancienne de l’étang révèlent la place à ceux qui savent qu’il exista.
Le pont est encore là. Mais l’eau au-dessus de laquelle il passait... elle s’est perdue dans le sable de la mer.
Johannes V. JENSEN.
Traduit du danois par Anne-Mathilde Paraf.
Paru dans Hommes et mondes en novembre 1948.