Le chêne à la Vierge
LÉGENDE LORRAINE
par
Prosper JOBA
À mes amis de Faulquemont.
C’était un bel et vigoureux arbre, n’est-il pas vrai, mes bons amis, que le chêne à la Chapelle ?
Il n’est pas un de nous qui ne l’ait aimé et admiré, lorsqu’il était encore debout à la lisière du bois de Herrenwald.
Hélas ! hélas ! maintenant que des mains impies l’ont abattu, nous ne pouvons que le regretter en songeant aux délices qu’il nous a jadis procurées sous son immense ombrage.
Combien de fois, mollement couchés à ses pieds moussus, n’avons-nous pas passé des heures entières sous son dôme de verdure, impénétrable aux rayons brûlants du soleil d’été ?
Que de rêves charmants, les gigantesques et nombreux rameaux tamisaient sur nos fronts, alors que la paupière à demi close et nos sens enivrés de parfums et de mélodies, notre vue errait sur les couleurs de ce prisme enchanté ?
C’était tout un monde de sylphes légers tourbillonnant sur l’aile d’une douce et caressante brise ; mille insectes au corsage d’or ou d’argent, aux panaches d’azur, d’émeraude et de rubis flottaient vaguement sous nos yeux.
Souvent, bien souvent, il m’en souvient, j’ai cueilli dans les champs de blé environnant des gerbes de bleuets et de coquelicots, et je venais en orner la petite chapelle taillée dans les flancs de l’arbre chéri.
Jamais l’idée ne nous était venue de demander quand et pourquoi cette petite vierge en plâtre avait été mise dans ce singulier sanctuaire.
Nul n’avait jamais songé que le vieux chêne pouvait bien avoir trois siècles d’existence.
Sous son ombrage régnaient la fraîcheur, le silence et la paix ; l’air y roulait des effluves si douces et si pénétrantes de bien-être et d’amour, que notre esprit s’abandonnait sans réflexion à ces sensations voluptueuses.
À quoi bon analyser son bonheur ? Il suffit d’en savourer les délices !
Et cependant, mes amis, ces lieux où tant d’ineffables félicités ont caressé notre âme, où tant de joies et d’heures calmes sont venues verser leurs parfums sur notre vie, ce lieu qui nous rappelle des souvenirs si purs, a été témoin d’une bien triste et bien lamentable aventure.
La mousse que nos pas insouciants ont foulée a été la couche de douleur d’une femme ; être angélique, dont la beauté et la jeunesse ont été bien près de venir s’éteindre sous les rameaux du vieux chêne.
Oh ! laissez-moi vous dire, en quelques lignes, cette douloureuse histoire que le vieux chêne a vu à ses pieds.
La neige tombait à larges flocons, déjà la plaine avait disparu sous un blanc linceul ; la vue se perdait au loin et ne rencontrait de toute part que le tableau monotone et uniforme d’une nappe d’éblouissante neige, sous laquelle les arbres et les ruisseaux mêmes étaient ensevelis.
La jeune comtesse de Créhange était depuis huit jours seule dans son château.
Jean de Créhange, son mari, appelé à la cour du duc de Lorraine, l’avait quittée avec beaucoup de regrets ; mais il devait être de retour avant quinze jours, et, en partant, il avait recommandé sa femme, sa Clotilde chérie, aux soins vigilants de ses serviteurs et à la garde des quinze hommes d’armes qu’il avait à sa solde.
En embrassant une dernière fois son mari, Clotilde avait senti de sombres pressentiments s’élever dans son âme.
Pendant deux jours elle pria sans cesse, puis elle attendit, en comptant les heures, celle qui devait lui ramener son époux.
Oh ! combien elles étaient lentes et tristes, ces heures qu’elle passait dans l’attente de celui qu’elle aimait ; combien les nuits lui semblaient froides et noires !
Comme un enfant qui compte les jours qui le séparent d’un bonheur promis, la comtesse Clotilde comptait les instants qui lui restaient à passer loin de son époux.
C’était donc le huitième jour de l’absence du comte de Créhange. Ce jour-là, comme je vous l’ai dit, la neige étendait son froid manteau sur le sol enfoui ; le ciel, couvert d’épais et lourds nuages, n’envoyait à la terre qu’une lueur grise et terne.
Le crépuscule descendit avant quatre heures du soir, et une heure après, la nuit noire et glacée régnait partout.
Renfermée dans sa chambre, la comtesse Clotilde était assise près du foyer à demi consumé de la haute cheminée.
Elle était pensive et triste, et sa main distraite passait et repassait lentement sur les longs et soyeux poils d’une petite chienne épagneule couchée sur ses genoux.
De temps en temps ses caresses se ralentissaient un instant, et ses yeux s’arrêtaient sur un portrait, pendu au pied de son lit ; son front alors s’éclaircissait un peu et un léger sourire de bonheur passait sur sa belle et douce figure.
De longues heures s’étaient déjà écoulées depuis que la jeune femme, plongée dans ses profondes méditations, n’avait pas bougé de son siège, et elle y fut restée longtemps encore si un bruit inaccoutumé n’était venu frapper son oreille.
Ce qui l’avait arrachée à ses pensées était un bruit semblable à celui d’une chaîne brisée et roulant de haut sur un pavé.
Elle se leva soudain et se mit à écouter attentivement.
Le silence ne fut plus interrompu ; elle crut s’être trompée et retomba de nouveau dans ses réflexions.
De temps en temps, la petite chienne agitait ses longues et pendantes oreilles et faisait entendre un sourd grondement ; mais Clotilde é ait trop profondément plongée dans sa rêverie pour y faire attention ; elle se contentait de redoubler ses caresses.
Tout-à-coup, la porte de la chambre retentit de plusieurs coups précipités, dans lesquels se peignait l’anxiété ; puis la voix bien connue du majordome Fritz se fit entendre :
– « Ouvrez, madame, ouvrez ! au nom de Dieu », disait le vieux serviteur, avec l’accent ému d’un homme que le danger presse.
En entrant dans la chambre, Fritz, avec la consternation peinte sur le visage, s’élance vers sa maîtresse et lui saisissant le bras, lui dit :
« Madame, les Fénétrange en tourent le château ; ils ont égorgé plusieurs de nos hommes d’armes ; déjà la chaîne d’un pont est brisée ; partons sans perdre une minute ou vous êtes perdue ! Suivez-moi ! »
La comtesse, sans répliquer un seul mot, sortit avec Fritz, et celui-ci, recouvrant pour un instant la vigueur et la vivacité de sa jeunesse, sentit ses membres engourdis par l’âge lui prêter l’énergie dont il avait tant besoin dans ce moment d’imminent danger.
Après dix minutes de marche à travers les sombres corridors du château, après avoir descendu plusieurs escaliers humides et froids, ils arrivèrent près d’une petite porte que le majordome ouvrit avec peine, et ils se trouvèrent en face d’une plaine de neige.
« Fuyez, ô ma noble maîtresse ! dit Fritz, tandis que moi j’irai sauver les importants titres de votre maison : n’ayez pas de crainte ; j’espère vous avoir rejointe avant une heure ; mais hâtez-vous, je vous en supplie, car vous êtes le joyau le plus précieux de mon maître, et c’est vous qu’il faut d’abord sauver. Vous suivrez à droite le cours de la Nied, jusqu’à ce que vous ayez rencontré la petite cahute de roseaux du pêcheur Laroze ; là vous m’attendrez. »
Le danger était pressant et donna à la comtesse Clotilde une énergie dont elle ne se serait pas crue capable.
Elle se dirigea vers le lieu qui lui avait été indiqué, avec une ardeur et un courage extraordinaires.
Longtemps, bien longtemps elle marcha ; ses pieds délicats et chaussés de faibles mules de soie glissaient à chaque instant sur la neige molle et tendre ; vingt fois ses genoux s’étaient meurtris en tombant sur les sillons dont la neige avait nivelé les aspérités ; son haleine était entrecoupée de soupirs et de sanglots sifflants ; ses petites mules déchirées en lambeaux ne protégeaient plus ses pieds saignants et endoloris.
Hélas ! la pauvre jeune femme, pleine d’effroi et éblouie par la neige qui lui fouettait le visage, s’était trompée de chemin ; au lieu d’aller à droite, elle s’était dirigée à gauche.
Il était cinq heures du matin, que toujours marchant et luttant contre les obstacles de toutes sortes qui arrêtaient sa course, Clotilde errant toujours à l’aventure dans l’immensité de ces plaines glacées, avait, sans s’en être aperçue, traversé la rivière gelée et recouverte de neige ; chaque buisson avait retenu un lambeau de ses vêtements, chaque ravin était teint du sang que ses pieds déchirés avaient répandu.
Épuisée sous tant de fatigues, elle allait succomber ; ses tempes battaient avec violence ; elle sentait ses jambes fléchir sous son corps, et un bruissement douloureux déchirait sa tête.
Elle tomba inanimée au pied d’un chêne...
Cependant, à la première lueur de l’aube, cette force vivace de la jeunesse qui résiste avec tant de vigueur aux éléments de destruction avait rappelé à elle la jeune femme ; elle ouvrit les yeux et se vit couchée, non pas sur la neige, mais sur l’herbe sèche qu’abritait le corps d’un gros chêne.
Sa fidèle épagneule, sa chienne favorite, était couchée et enveloppait de ses flancs tièdes et souples les pieds saignants de sa maîtresse.
Clotilde voulut se lever ; mais ses membres, engourdis et brisés par le froid et la fatigue, refusèrent de se mouvoir.
Elle essaya de crier ; mais sa voix sans force et sans vibration, ressemblait au son d’un écho mourant qui s’éteint ; alors se voyant sans force et sans secours, elle pleura amèrement.
Elle si jeune, si belle, si aimée, il lui fallait mourir ; elle allait quitter cette vie encore à son aurore, où tant de félicités n’avaient fait que poindre dans l’horizon enchanté de ses rêves.
Oh ! qui pourrait dire le désespoir de cette jeune femme qui voyait la mort l’étreindre peu à peu dans ses bras glacés ? Qui pourrait exprimer les regrets dont son âme était pleine !
Seule, abandonnée au milieu d’un désert de neige, elle allait s’éteindre sans avoir pu une fois encore serrer la main de ceux qu’elle chérissait ?
Cette pensée la fit frémir, et une idée soudaine illumina son âme ; les yeux animés d’une espérance divine, elle s’écria :
« Sainte mère de Jésus, vous que Dieu sauva de la fureur d’Hérode ! vous à qui le Seigneur envoya son ange de salut, alors que le danger vous environnait, ayez pitié de moi ! Sauvez-moi ! sauvez-moi ! et je vous promets qu’à cette place même une chapelle élevée par mes soins sera à jamais consacrée à Notre-Dame des Douleurs ! »
Après cette prière faite avec chaleur et foi, Clotilde attendit sans se plaindre l’effet de l’intercession qu’elle venait d’implorer.
Tout-à-coup la pauvre petite chienne, qui jusqu’alors était restée roulée à ses pieds, fit un bond et se leva ; sa voix perçante retentit dans l’air ; Clotilde souleva péniblement sa tête mourante.
Ô bonheur ! elle aperçut deux hommes arrêtés dans le lointain ; puis elle les vit se diriger vers le lieu où elle se trouvait.
Clotilde était sauvée.
Trois mois après ce douloureux évènement, le comte Jean de Créhange et sa jeune épouse allaient ensemble visiter leur parent le comte d’Helmestadt de Morhange ; ils étaient assis dans leur voiture de voyage, et le comte disait à Clotilde de quelle manière il s’était vengé de l’infâme agression du baron Brandebourg de Fénétrange, en lui ravageant ses terres ruinées par l’incendie.
Alors Clotilde interrompit son époux et, lui indiquant du doigt un grand chêne qui se trouvait sur le bord de la forêt, elle dit :
« Ô mon ami, vois-tu ce chêne ? c’est là que, mourante et abandonnée, j’allais périr sans le secours miraculeux de la Mère de Dieu. »
Et cachant son visage de ses deux mains, elle murmura ces mots de reproches contre elle-même :
« Pardonne, oh ! pardonne ! généreuse Vierge ; j’ai été ingrate ; j’ai oublié la promesse que je t’ai faite ! »
Puis, saisissant avec force le bras de son mari, elle s’écria :
« C’est à toi qu’il appartient, ô mon noble époux ! de faire élever la chapelle de Notre-Dame des Douleurs, sur la place même où j’en ai reçu un secours si grand ! »
Jean de Créhange serra contre son cœur sa Clotilde, et promit d’acquitter la dette contractée près de la Vierge.
Le lendemain, un radieux soleil de mars brillait au ciel ; le parfum des violettes, enlevé aux buissons de la plaine par une brise légère, roulait ses douces senteurs dans les airs et portait l’espérance et la vie dans ces campagnes si longtemps ensevelies sous les frimas d’hiver. La nature se réveillait pleine d’allégresse ; déjà la sève, sous les tièdes caresses du soleil, faisait gonfler les boutons des hêtres et des bouleaux ; le pinson chantait ses fiançailles, et le papillon printanier faisait scintiller les vives couleurs de ses frémissantes ailes.
Deux voitures suivaient lentement les bords de l’étang du Bischwald ; une grande pêche se faisait là, et le comte d’Helmestadt, en compagnie de plusieurs convives, ses parents et amis, regardaient les hardis pêcheurs retirer de leurs filets de grosses carpes dont les écailles dorées miroitaient au soleil.
Sur une tente aux riches couleurs, flottait, à côté de la bannière noire et jaune d’Helmestadt, la banderole orange du comte de Créhange.
Tout-à-coup une détonation d’arme se fait entendre ; les chevaux des deux voitures dressent les oreilles ; ceux de la seconde voiture soufflent des naseaux, se cabrent et s’élancent effrayés ; le cocher ne peut plus les gouverner, un cri perçant se fait entendre et la voiture disparaît dans les eaux de l’étang !
Hélas ! si jeunes ! si beaux ! si pleins de vie il y a une heure ! voilà le comte Jean de Créhange et son épouse étendus, pâles, froids, inanimés sur l’herbe de la prairie ! Ils ont trouvé la mort au fond de l’étang du Bischwald !
Et la chapelle de Notre-Dame des Douleurs ne fut pas élevée auprès du chêne.
Un jour que la neige couvrait la terre, un vieillard aux cheveux blancs, à la taille courbée, était arrêté près du gros chêne du Herrenwald ; ses mains tremblantes creusaient péniblement avec un instrument de fer, dans le corps de l’arbre, une niche dans laquelle il plaça une petite vierge en plâtre ; lorsqu’il eut fini, il pria un instant en silence, puis se dirigea vers la jolie petite ville de Faulquemont où il tomba en défaillance au milieu de la rue ; on le releva, il vivait encore ; mais vers la nuit il rendit le dernier soupir.
Le vieux et fidèle serviteur avait voulu exécuter, avant de mourir, le vœu fait à la Vierge par sa malheureuse maîtresse.
C’est donc aux soins du pauvre vieux Fritz que nous devons, mes chers amis, d’avoir rêvé sous l’ombrage touffu du chêne à la Vierge ; sans lui, sans ses pieux soins, notre chêne chéri, protégé pendant tant d’années par le séjour de la petite vierge en plâtre, aurait sans doute été abattu il a cent ans par la hache du bûcheron.
Il fut respecté bien longtemps par la pieuse vénération de nos pères ; il a fallu que des étrangers, des mercenaires avides de gain, vinssent chez nous, pour que l’arbre, sous lequel cinq générations d’hommes avaient rêvé et prié, fut déraciné et détruit.
Un poteau s’élève aujourd’hui dans cette même place ; mais qui de nous, dans ce signe dépourvu de souvenir, reconnaîtra le Chêne à la Chapelle ?
Prosper JOBA.
Paru dans L’Austrasie en 1853.