La terre des cloches

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Johannès JOERGENSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS l’orgueilleuse ville de Gand, au milieu de la grande rue, se dresse l’antique beffroi avec son dragon doré qui vole au sommet. À l’intérieur de la tour, tout en haut, derrière les petites fenêtres, est suspendue la grande cloche qui, du temps d’Artevelde, appelait au combat pour la liberté et la patrie. La grosse cloche est connue dans toutes les Flandres et on l’appelle la Cloche Roland. Au XVIIe siècle, elle a été refondue, mais auparavant, elle portait une inscription et cette inscription disait :

 

          Cloche Roland est mon nom,

          Quand je sonne le tocsin, c’est l’incendie,

          Quand je sonne à toute volée, c’est la victoire

          en pays de Flandre.

 

La cloche Roland est la plus grosse cloche de tout le pays de Flandre.

Et la Flandre est un pays de cloches, toute la Belgique l’est aussi.

Je me rappelle encore mon premier séjour en Belgique. Je venais de passer la frontière et m’arrêtai à Liège pour faire une visite à Godefroid Kurth, alors professeur à l’Université, un des meilleurs historiens de Belgique, un homme aussi remarquable par l’intelligence que par le caractère 1. Je m’intéressais beaucoup alors au mouvement qu’on appelait la démocratie chrétienne ; je savais que Kurth était un des chefs de ce mouvement, un ami de l’abbé Gayraud et de l’abbé Naudet en France, de Schaepmaun en Hollande.

Je trouvai Kurth dans son jardin et il me fit asseoir devant un verre de vin du Rhin. J’interrogeais, Kurth répondait, expliquait, exposait ses principes ; il termina en me donnant une recommandation pour son évêque, Monseigneur Doutreloux, également un leader de la démocratie chrétienne... Je ne me souviens pas des paroles qui furent prononcées ce jour-là, mais je me souviens du jeu des cloches de l’église voisine, de leur musique fine, légère, argentée qui, tous les quarts d’heure, dansait au-dessus du jardin où nous étions assis – le carillon, comme disent les Français, mot dans lequel il y a quelque chose du tintement des cloches...

Godefroid Kurth et moi nous entreprîmes de visiter ensemble Malines, le siège primatial de Belgique et une des plus belles cités de ce pays si riche en belles villes. À peine étions-nous sortis de la gare et étions-nous entrés dans la large rue qui conduit à la cathédrale que Kurth tendant l’oreille et écoutant s’écria :

Tiens ! le carillon de Malines ! 2

En Danemark on s’est plaint amèrement de la mélodie que joue la tour de l’Hôtel de ville à Copenhague ; les gens du voisinage ne pouvaient pas dormir, disait-on. Ceux qui, à ce temps-là, se plaignaient ainsi auraient bien fait d’aller passer quelques jours à Malines. Car c’est une véritable somptuosité de tons que lance la tour sans flèche de la cathédrale ; tous les quarts d’heure, quelque chose qui tient à la fois de la marche et du menuet passe sur la ville, quelque chose de mesuré, de gracieux, qui joue comme un vol de papillon, qui est fier et certain de la victoire comme une armée entrant dans une ville conquise. Quand on croit que l’air est achevé, il repart ; on dirait une revue ou une procession ; les troupes se suivent, chacune drapeau au vent, tambours battants, comme si cela ne devait jamais cesser. La danse, légère et sûre, recommence toujours, sans un seul faux-pas, sur les chemins de l’air... Ah, oui, le carillon de Malines !

Nous étions arrivés à Malines un jour particulièrement heureux, car le lendemain, il devait y avoir un concours de carillonneurs. Ils étaient venus de toutes les Flandres, du Brabant, du Limbourg pour se disputer un prix de dix mille francs. Dès sept heures du matin jusqu’à la fin de l’après-midi, ce fut un bourdonnement et un carillonnement ininterrompu... On eût pu croire que les habitants de Malines allaient trouver que c’était trop de délices, car, entre les carillons qui résonnaient de quart d’heure en quart d’heure, les carillonneurs montaient dans la tour pour s’exercer en vue du lendemain. Mais non... Le surlendemain je lus dans les journaux que la place de la cathédrale avait été remplie d’une foule attentive tandis que les sonneurs concouraient et que quelques morceaux avaient été bissés. Oh ! oui, le carillon de Malines !

Et ce n’est pas seulement sur les vieilles villes, en dehors du grand mouvement, que la mélodie chantante des cloches passe ainsi légèrement. Non, allez à Anvers, suivez les rues modernes et bruyantes où la vie déferle comme sur le boulevard Anspach à Bruxelles, allez sur la place Verte et autour de la cathédrale jusqu’à la Grand’Place. Asseyez-vous, par un soir d’été, sur cette place tranquille devant un des modestes cabarets qui portent des noms si drôles : In den Beer, In’t Klaverblad, De ware Vrienden. Si on en croit les enseignes on peut avoir là non seulement Bieren en sterke Dranken mais aussi un beefsteak. Même sans bifteck et boisson forte, avec un verre de bière blonde de Belgique devant soi, il est agréable de s’asseoir sur la Grand’Place. Plus loin, de l’autre côté de la place, il y a une rangée de vieilles maisons, avec des dorures sur les murs, et fenêtres contre fenêtres. Les façades ne sont que fenêtres et pignons. Devant l’Hôtel de ville renaissance, éclairé doucement, se dresse la puissante masse de bronze de la fontaine sous les rayons incertains des réverbères. Les estaminets et les petites boutiques projettent de la lumière ; il y a çà et là des tables et des chaises sur les trottoirs ; on entend le bruit des boules de billard et celui des voix sortant des cafés, les enfants s’amusent sur la place, des jeunes filles en tablier blanc se promènent deux par deux en flânant. Un orgue de barbarie aux sons rapides joue devant les cabarets, passant de l’un à l’autre, une femme quête dans un tambourin pour le musicien. Voici un fiacre qui s’avance sur la place ; ce sont des touristes qui, en dépit de l’obscurité, veulent voir l’Hôtel de ville et les cinq vieilles façades. La voiture s’arrête un moment, le cocher se penche vers les voyageurs, leur parle, désigne quelque chose de son fouet ; puis ils repartent de nouveau. L’orgue de barbarie continue à jouer ; deux petites filles se saisissent par la taille et se mettent à danser sur le pavé inégal. Une bonne d’enfant, ou bien une jeune mère avec un enfant dans ses bras, est prise aussi de la fièvre de la danse, se met à tourner en rond sur la place, soulève l’enfant et le balance, de sorte qu’il crie de plaisir. À présent voilà deux matelots ; ils jettent un regard sur les estaminets et mettent la main dans leur poche. J’écoute pour savoir si ce ne sont pas des Danois... Non, ils parlent une langue incompréhensible, russe...finnoise ?

Je bois ce que j’ai dans mon verre, paie et quitte ma table. Mais je reste encore sur la place ; je vais et viens comme si j’attendais quelqu’un. Je n’attends pourtant personne, à moins que ce ne soit ma muse, ma jeunesse, moi-même, ce qui est la même chose. On est là si bien disposé, à la fois soulevé au-dessus de la vie quotidienne et pourtant dans la paix quotidienne. Le bruit continuel des pas et des voix s’éloigne et meurt de plus en plus, les enfants rentrent chez eux en courant, les estaminets éteignent l’un après l’autre leur lumière, l’orgue de barbarie s’en est allé et joue dans les rues de plus en plus loin. Et tout d’un coup revient le carillon de la tour de la cathédrale qui s’élance, grise contre le ciel sombre, au-dessus de la place, faiblement éclairée par les réverbères de la Place verte. Le carillon reste et jette tous les quarts d’heure sa mélodie, mince, frêle, fière, un menuet de notes d’argent, un frémissement dansant de lames qui se froissent...

 

1911.

 

 

Johannès JOERGENSEN, Paysages d’Occident,

Librairie Bloud et Gay, 1926.

 

 

 

1. En français dans le texte.

2. On sait que le grand historien catholique, resté dans son pays pendant l’occupation allemande, est mort le 3 janvier 1916. (Note du traducteur.)

 

 

 

 

 

 

 

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