Riche et pauvre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

J. JORIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I.

 

 

Eh bien ! n’étant qu’un mendiant, j’élèverai la voix et je dirai : la richesse

est le seul péché. Devenu riche, je me draperai dans ma vertu,

et je dirai : il n’y a pas de vice, hormis la mendicité.

SHAKESPEARE.

 

 

Voyez ces bâtiments à droite et à gauche de la grand-route. Là, au milieu des platanes d’un vaste parc, s’élève le palais du riche, éclairé par les doux rayons de la lune ; ici la cabane du pauvre jette son ombre triste sur un étroit potager que la misère a effeuillé avant le temps. Quel contraste ! Voilà que la lune se cache derrière un nuage et la nuit enveloppe d’un voile ténébreux le palais et la cabane ; couvre-t-elle aussi les deux extrêmes de la vie ? – Ceux-ci ne disparaissent jamais ; même dans leurs rêves, nous voyons sourire les heureux et pleurer les malheureux !

Des accents joyeux s’échappent à travers les fenêtres cintrées, splendidement éclairées, de la demeure du riche ; la cabane est plongée dans le silence. – Mais non ! approchez, inclinez l’oreille vers les vitres carrées, et peut-être un son plaintif pénétrera-t-il jusqu’à votre cœur et y fera vibrer les cordes sensibles de la compassion.

Entrons dans la demeure d’une famille de pauvres journaliers, et nous serons spectateurs d’une bien triste scène, éclairée par la faible lumière d’une lampe qui répand une épaisse et puante fumée. La mère, en proie à une vive anxiété, est assise auprès du berceau de son dernier né ; quatre autres enfants partagent la dure couche de paille du père. La mère ne détourne pas les yeux, rougis par les larmes, du petit malade couvert de haillons ; elle se lève enfin et va fouiller dans un vieux coffre placé dans un coin de la chambre ; elle y trouve un vieux châle qu’elle ne mettait que le dimanche ; elle le prend sans hésiter, et, après l’avoir doucement étendu sur l’enfant, elle s’agenouille auprès du berceau, écoute avec une anxieuse attention la respiration de son bien-aimé et se met à prier. De grosses larmes roulent le long de ses joues pâles.

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« Ô mon Jésus ! s’écria-t-elle enfin, venez à mon aide, puisque les hommes ne le peuvent plus ! »

L’horloge du palais vint à sonner. La pauvre mère compta les coups avec inquiétude ; au dernier elle crut s’être trompée. Que la nuit est longue !

À minuit, la lampe s’éteignit et la malheureuse femme s’affaissa sous le poids de l’indicible misère qui la privait du plus nécessaire, de la lumière auprès du berceau de son enfant qui allait mourir !

À deux heures le mari s’éveilla. Il se leva, et, après s’être informé de l’état du malade, il se rendit à sa tâche journalière.

Il s’écoula encore une longue heure pleine d’angoisses. Enfin parut l’aurore. « Que la lumière soit ! » s’écria instinctivement la femme, vivement saisie du sens profond de ces paroles d’amour du Créateur ; paroles que l’homme ne comprend bien que lorsque, en proie aux souffrances du corps et de l’âme, il a veillé pendant une de ces longues et cruelles nuits, pendant laquelle un silence de mort a remplacé le tumulte de la vie et personne ne lui parle, si ce n’est une douleur qui frappe incessamment à son cœur.

Les sons joyeux des cloches saluèrent enfin le jour naissant.

Un cabriolet s’arrêta devant la cabane et il en descendit un vieillard aux cheveux blancs. Ses traits doux et agréables conservaient un certain air de jeunesse et réfléchissaient la sérénité et la paix de son cœur. Il entra dans la chambre unique.

– Que Dieu vous bénisse ! monsieur le docteur, s’écria la mère à sa vue.

Un rayon d’une joie céleste illumina un instant son front soucieux.

– C’est mon devoir de chrétien, répondit le docteur Helfer. L’enfant a-t-il dormi ?

– Toute la nuit.

– C’est bien ; il est sauvé. Continuez de lui donner de cette médecine et il ne tardera pas à se rétablir. Donnez également des soins à vos autres enfants et à vous-même, ma bonne femme ; préparez-leur une soupe bien nourrissante et que Dieu vous garde !

À ces mots, le docteur s’élança hors de la chambre et le cabriolet partit. Sur le berceau de l’enfant se trouvait une pièce de cinq francs.

– Homme bon et généreux, s’écria la mère émue jusqu’aux larmes, partout où vous portez vos pas, vous portez aussi la santé, la consolation et la joie. Ô mon Dieu ! faites que ce noble cœur ne connaisse jamais la douleur et les privations !

L’enfant s’éveilla, et son premier regard fut pour sa mère. Ivre de joie, celle-ci déposa un long baiser d’amour maternel sur les joues pâlies de l’enfant. Le bonheur lui était rendu.....

Quelques heures après, le mari rentra. Il s’était blessé au pied avec sa faux, et il était devenu pour quelque temps incapable d’aller à son ouvrage. La joie que lui donnait la guérison de son enfant fit place à un sombre désespoir. Il se jeta sur la paille et pleura amèrement, tandis que la femme pansait la blessure.

– Il nous faut donc mourir de faim ou envoyer nos enfants mendier ! se lamenta le père.

La pauvre femme soupira et se tut.

Tout à coup une suave mélodie s’échappa du palais du riche et vint frapper l’oreille du malheureux blessé.

– N’entends-tu pas ? Le riche fait de la musique pour le pauvre ! s’écria-t-il avec rage. Quand il s’agit d’instruments de musique, de chevaux, de parties de plaisir, ils ont des milliers à dépenser ; pour le pauvre, ils n’ont jamais rien. Ô mon Dieu ! pourquoi ne faites-vous pas tomber la foudre sur les palais des riches et n’écrasez-vous pas leur cœur de pierre ?

– Ne blasphème pas, interrompit la femme avec effroi ; les riches font beaucoup pour les pauvres ; sans eux nous n’aurions pas de pain. La dame de ce palais est bonne et charitable ; je vais la trouver et implorer du secours.

– Elle te jettera quelques sous, tout en te recommandant de travailler et de ne plus mendier. N’y va pas ; cherchons plutôt un autre moyen.

– De tout mon cœur, mais je n’en trouve point.

Cette fois, la réponse du mari tarda un peu.

– À quoi me sert ma montre ? dit-il enfin avec effort. Il y a longtemps qu’elle est arrêtée. Porte-la à l’horloger, le rouage en est excellent et l’argent en vaut dix francs.

– Comment ? ta montre ! Le seul souvenir de ton père et de ton grand-père ! Non, mon ami ; elle fait ta seule richesse, et il n’y a pas plus longtemps qu’hier que tu m’as exprimé le désir de la faire réparer, dès que tu aurais de quoi payer les frais.

– Donne-la donc en gage.

– Elle serait perdue pour nous, car jamais nous ne pourrions la retirer. Non, je vais de ce pas trouver Mme la comtesse et la prier de me donner de l’ouvrage. Je tricote bien.

Le blessé se tourna vers le mur. La mère embrassa son enfant et se rendit au palais. Elle savait bien que Mme la comtesse ne s’occupait pas elle-même de ces sortes de demandes, mais qu’elle en chargeait sa femme de chambre. Un vague pressentiment la poussa à se faire présenter à la comtesse elle-même. Celle-ci se rendit au désir de la malheureuse mère et l’accueillit avec bonté. Elle lui fit une assez forte commande, et, voulant payer d’avance, elle en demanda le prix.

La femme le dit.

– Si peu ? s’écria Agnès tout étonnée. Et combien de jours mettez-vous à ce travail ?

– Quinze jours.

– Comment peut-on vivre d’un tel travail ?

– Nous vivons, mais non pas seulement de cela ; mon mari travaille à la journée et moi je tricote. En filant, je gagnerais encore moins.

– Et celui qui ne fait que tricoter et filer ?

– Celui-là doit se réduire au plus strict nécessaire et souffrir même de cruelles privations. Il y en a beaucoup qui reçoivent des secours du bureau de bienfaisance.

– Ô mon Dieu ! s’écria la comtesse ; se retrancher le nécessaire, souffrir de la faim, recevoir des secours du bureau de bienfaisance ! Non, ma bonne femme, je ne souffrirai point que vous travailliez à ce prix. Demandez !

À ces mots, elle ouvrit une petite cassette en acajou, y prit un rouleau d’argent et le mit dans la main de la femme, étonnée de ce procédé.

– Prenez, ajouta-t-elle, achetez la laine et gardez le reste pour prix de votre travail.

La pauvre mère pressa dans ses mains brûlantes le froid et lourd rouleau d’argent. Dans son esprit, elle vit la consolation rentrer dans la chaumière. L’émotion lui coupait la parole ; de grosses larmes roulaient le long de ses joues creusées par la misère et tombèrent sur la main que lui tendait la bonne dame.

 

 

 

 

 

 

II.

 

 

Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres :

car la charité vient de Dieu. Celui qui

n’aime point, ne connaît pas Dieu.

Épître de saint Jean, ch. IV, v. 7 et 8.

 

 

À peine la femme fut-elle partie, qu’entra le médecin de la maison, le docteur Helfer. Il trouva la comtesse en proie à une vive émotion. Elle lui raconta ce qui venait d’arriver. Le cœur du docteur se mit à battre plus fort, il se frotta les mains de satisfaction, et, tandis qu’il fixait sur Agnès ses yeux humides de larmes, un sourire empreint d’une joie céleste errait sur ses lèvres.

C’est dans cette situation que les trouva le comte Arthur. On vint à parler des pauvres, et le comte ne fit que répéter pour la centième fois qu’il perdait de jour en jour de sa confiance en eux.

– Vous nous rappelez toujours les terribles évènements des derniers temps, lui dit le docteur.

– Pourquoi pas ? lui répondit Arthur. Et plus encore. Combien de fois ai-je semé des bienfaits et n’ai-je récolté que de l’ingratitude ; combien de fois la haine me fut-elle rendue pour l’amour ? Permettez-moi de ne vous en citer que quelques exemples. J’ai comblé de bienfaits une pauvre veuve chargée de cinq enfants ; elle a dissipé mes secours avec un homme débauché, et la populace m’a accusé des plus infâmes intentions ; j’ai secouru une famille indigente, mais les enfants sont toujours restés demi-nus et couverts de haillons, et le père n’a pas quitté les cabarets. Il y a trois ans, lors du baptême de notre fils unique, j’ai fait distribuer de larges aumônes, et lorsque, peu après, l’enfant bien-aimé me fut enlevé par la mort, j’entendis sous ma fenêtre deux mendiants se dire : « Il ne lui est arrivé que ce qu’il mérite ; le riche doit sentir à son tour qu’il est homme ! » J’en ai assez ; je ne veux plus continuer à faire de si tristes expériences ; je verse annuellement une forte somme dans la caisse des pauvres, et je crois avoir fait tout ce qu’on peut exiger de moi. Vous me connaissez ; vous savez quelle bienveillance et quelle compassion remplissaient mon cœur pour les pauvres ; mais la meilleure volonté doit finir par se refroidir, si l’on ne rencontre partout que la haine insensée des indigents contre les riches, si l’on ne trouve que des hommes indignes et ingrats. Toute goutte d’amour que vous laissez tomber au milieu de la populace se transforme en poison dans cette mer de basses passions.

– Oh non ! s’écria Agnès avec effusion ; toute étincelle d’amour éclaire au loin cette sombre nuit ! L’amour seul parviendra à dompter la haine. Quel délice que de faire du bien ! Serait-il si difficile de trouver des cœurs qui s’ouvrissent à l’amour ? Aujourd’hui, je les ai trouvés sans les chercher. Voyez là-bas, dans cette cabane, ces bonnes gens assis à la fenêtre ; dans les transports de sa joie la mère montre l’argent ; les enfants sautent autour d’elle ; avec quelle joie n’apaisent-ils pas leur faim ! Voilà que le père se traîne aussi auprès de la mère ; il l’embrasse ; il prend quelque chose du mur, l’approche de la croisée et le fait voir aux enfants. C’est une montre, sans doute sa seule richesse ! Il voulait probablement la vendre, et se réjouit maintenant de la voir sauvée. Voyez, ils joignent tous les mains ! Prieraient-ils pour moi ? Et qu’ai-je donc fait ? Je n’ai donné à la pauvre femme que le prix de son travail, plus élevé, il est vrai, qu’à l’ordinaire ; je me suis une fois écartée de cet usage insensé et cependant si général de prodiguer l’or dans les riches magasins d’articles de luxe étrangers et de ne payer qu’à moitié prix le travail indispensable et pénible de nos classes ouvrières et indigentes.

Les regards d’Arthur s’adoucissaient insensiblement et restaient fixés sur sa noble femme.

– Il ne faut point nous rebuter d’être bons, ajouta-t-elle avec feu, le visage coloré d’une aimable rougeur. Si nous ne pouvons ressembler au soleil qui luit également sur les bons et les méchants, il n’en reste pas moins vrai ce que Shakespeare fait dire au duc Vincentio : « Le Ciel se sert de nous comme nous nous servons des flambeaux ; si notre force ne fait point transpirer ses rayons au dehors, c’est comme si nous n’en avions pas. Les nobles âmes sont destinées à de nobles buts. »

En disant ces mots, Agnès tourna de nouveau ses regards vers la cabane. Elle regrettait vivement de ne pas avoir agi plus tôt. Son cœur nourrissait de saintes pensées qui allaient devenir pour le séjour de la misère une source d’inépuisables bienfaits.

Le docteur serra la main d’Arthur et lui dit à l’oreille : « Laissez Mme la comtesse obéir aux inspirations de son cœur ; elle sera un jour grande parmi les femmes. »

Ainsi parla le docteur, et il s’en alla panser la blessure du pauvre malheureux.

 

 

 

 

 

 

III.

 

 

Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges mêmes,

si je n’ai point la charité, je ne suis que comme un airain sonnant

et une cymbale retentissante. Et quand je distribuerais tout mon bien

pour nourrir les pauvres et que je livrerais mon corps pour être brûlé,

si je n’ai point la charité, tout cela ne sert de rien.

Ire Épître aux Corinthiens, ch. XIII, v. 1 et 3.

 

 

C’est une des grandes infamies de la mauvaise littérature de fouler si souvent aux pieds la dignité de la femme et de dépeindre les héroïnes, surtout celles prises dans la haute société, comme des espèces d’amazones, ou bien comme des créatures sans forces physiques et morales.

Voyez les saintes héroïnes des temps passés ; voyez dans le présent ces vierges sacrées qui, renonçant au monde et à ses plaisirs, se dévouent à la pénible tâche de l’éducation du peuple, ou qui, faisant vœu de pauvreté, consacrent toute une existence humaine au service des malades, des mourants et des morts. Voyez tant de nobles femmes pleines de dévouement et de sensibilité, depuis le trône jusqu’à la plus humble chaumière ; pensez à vos mères, aux soucis et aux angoisses d’un cœur maternel, et vous trouverez dignes de pitié les créations de nos romanciers modernes.

Agnès était vraiment une noble et pieuse femme. L’image du Créateur se trouvait réellement empreinte dans son cœur : la belle forme cachait une belle âme. Un cœur aimant, un indestructible sentiment de justice, la conscience de sa dignité et de son devoir, l’unique désir surtout de ne plaire qu’à Dieu, en faisaient un de ces êtres qui répandent autour d’eux la félicité et la paix du cœur.

C’était le 15 août 1848. L’angélus du soir annonçait la fin du jour où jadis la Mère de Dieu quitta cette terre pour aller s’asseoir auprès de son Fils sur son trône de gloire. À peine le dernier son des cloches vint-il à s’éteindre dans les airs, à peine le crépuscule du soir eût-il fait place aux ténèbres de la nuit, et les étoiles, ces mondes mystérieux, eurent-elles apparu dans les cieux azurés, qu’Agnès se mit au piano et une céleste harmonie se maria aux accents d’une hymne sacrée à la Madone.

L’homme de la chaumière ouvrit la fenêtre, prêta un instant l’oreille à cette divine mélodie et s’écria : « S’il me fallait porter le piano de cette noble dame des lieues entières, je le ferais avec plaisir ! Comme elle chante ! C’est ainsi que les chœurs célestes doivent chanter au-delà des étoiles ! »

Il est nuit. Les riches reposent sur leurs lits de soie ; les pauvres, le cœur ouvert à la réconciliation, sont étendus sur leur couche de paille. Des anges d’amour planent sur le palais et sur la chaumière et la bénédiction du Père commun descend également sur les deux demeures.

Avant de s’endormir, Agnès repassa dans son esprit les évènements du jour, elle se ressouvint d’avoir lu jadis avec un sourire d’incrédulité le récit des visions qu’avaient eues des âmes pieuses. Ses sentiments n’étaient plus les mêmes : ils étaient devenus plus purs, plus élevés, plus saints ; elle rêva à l’apparition de l’ange devant Marie, à la conversion de Paul, au miracle de la résurrection ; elle a dit que, si déjà les tableaux d’un Raphaël semblent être le reflet d’un monde surnaturel, l’image de la vision d’une âme sainte plongée dans l’extase devrait être bien plus belle encore ; elle désirait voir, ne fût-ce qu’en songe, la face de l’Éternel.

Elle ferma les yeux.

Agnès se trouvait aux portes d’une grande ville qui lui était inconnue. De longues allées de magnifiques tilleuls, dont les branches touffues et entrelacées formaient une voûte impénétrable aux rayons du soleil, bordaient les rives d’un large fleuve ; des barques ornées de fleurs et de banderoles glissaient sur l’onde bleuâtre et unie comme un miroir. Le monde élégant se promenait à l’ombre de ces arbres centenaires. Au milieu de ces hommes, au pied d’un tilleul, était assis un vieillard aveugle, couvert de haillons ; personne ne faisait attention à lui, et quand, par hasard une pièce de cinq centimes tombait dans son chapeau troué, le promeneur ne s’arrêtait pas pour entendre le Dieu vous le rende du pauvre. Un petit chien lui léchait les mains et le tilleul lui donnait son ombre.

Agnès s’approcha de l’aveugle. La misère était gravée en gros caractères sur le front ridé du vieillard. « Il ne suffit pas de relever le malheureux, il faut aussi le soutenir », se dit la noble femme, et elle s’adressa au pauvre :

– Mon ami, n’avez-vous personne pour vous nourrir et vous soigner ?

Les traits du vieillard s’éclaircirent ; une expression indéfinissable et touchante, propre aux aveugles, illumina son visage ridé ; un sourire de vive reconnaissance, de consolation et de joie profonde remplaça son morne abattement : un homme avait adressé une parole humaine à lui, le pauvre paria délaissé ! Il leva ses yeux privés de lumière, comme s’ils devaient lui montrer cette âme charitable.

– Personne ne me soigne, répondit-il. Aveugle et orphelin dès ma tendre enfance, j’ai été réduit à mendier ma subsistance aussitôt que mes pieds ont pu me porter.

– Pauvre homme ! s’écria Agnès. Où demeurez-vous ? où passez-vous la nuit ?

– Le jour, le ciel est mon abri, soupira le vieillard ; la nuit, je l’ai souvent passée au pied de cet arbre. Souvent aussi de bonnes gens de mon village natal, qui n’est guère éloigné d’ici, me permettent de dormir dans leurs granges ou dans leurs étables.

– Venez avec moi, mon ami ; emmenez votre chien avec vous. Vous n’irez plus demander l’aumône ; vos vieux jours s’écouleront en paix et dans le repos ; vous trouverez sous mon toit la nourriture et les soins dont vous avez été si longtemps privé. Venez, je vous guiderai.

À ces mots, l’aveugle se redressa et mit la main sur la tête de sa jeune bienfaitrice. Celle-ci tressaillit, comme si la main de Dieu l’avait touchée ; elle chancela, ses genoux fléchirent, ses yeux se fixèrent avec un céleste ravissement sur le pauvre vieillard, dont les vêtements brillaient d’un éclat éblouissant. Devant elle se trouvait le Sauveur du monde, rayonnant de beauté et de majesté et lui disant avec une ineffable douceur ces paroles divines : « Quiconque aura seulement donné à boire un verre d’eau froide au moindre des pauvres, ce sera comme s’il l’avait donné à moi-même ! »

Et Agnès se réveilla. Les rayons du soleil, qui inondaient sa chambre, la rappelèrent à la réalité, mais la vision restait présente à son âme, et elle en remerciait Dieu avec ferveur. Elle se crut élue pour remplir la sainte mission de la charité. Le cœur pénétré de la grandeur de cette tâche et rempli d’un ineffable bonheur, elle se sentait plus près de la divinité et fit vœu d’être une fidèle servante de Dieu, sans tenir compte des considérations humaines et sans craindre le blâme des hommes.

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Depuis que la femme du journalier était venue au château, la noble dame avait pris l’habitude d’aller chaque jour, dès qu’elle était habillée, s’asseoir auprès de la croisée et de laisser planer sur la chaumière des regards qui trahissaient un intérêt toujours croissant. Elle voyait la pauvre femme travailler du matin au soir et se sentait attirée vers elle par la charité ainsi que par l’inquiétude de voir ses petites ressources épuisées et les privations l’assaillir de nouveau. L’ouvrage était enfin achevé, et Agnès vit l’infatigable ouvrière ranger les bas paire par paire et se préparer à sortir.

Quelques instants après, la pauvre femme frappa timidement à la porte. Le travail était fort net et la comtesse lui en témoigna toute sa satisfaction. Elle s’informa avec intérêt de la position de sa famille et en apprit la vérité pleine et entière, toute l’étendue de la misère de ces pauvres honteux. Les malheureux avaient connu de meilleurs jours ; ils avaient possédé quelque fortune et, au moment où ils voulaient s’établir, une orgueilleuse et opulente maison fit banqueroute, ensevelissant sous ses ruines leur petite fortune et celles de beaucoup d’autres. Vinrent de longues années de privations. Cinq enfants et souvent pas de pain ! L’hiver, pas d’habits chauds, pas de feu, pas de lit ! Et au milieu de cette misère et des tourments de la faim, quelle probité, quelle confiance en Dieu ! Combien de fois les mains lui sont-elles tombées de lassitude et les yeux se sont-ils fermés dans les larmes, quand, le soir, elle travaillait au clair de la lune ou à la lumière d’une lampe puante ! Quelle belle âme sous les dehors de l’humilité et de l’indigence !.....

– Ma fille aînée, termina la mère, n’avait encore que quatre ans, lorsqu’on voulut bien la recevoir dans l’asile des orphelins. Nous en étions reconnaissants et la laissâmes partir. Mais hélas ! plus de repos pour nous ! Toute la nuit nous croyions entendre l’enfant pleurer et crier, et, dès le point du jour, mon mari courut la rechercher. Oh ! comme elle pleura de joie, la pauvre petite, en se jetant à mon cou, et moi, je pleurais avec elle.

Agnès, qui avait eu l’intention de prendre chez elle un des enfants, renonça à son dessein ; mais il lui vint une autre, une grande et sainte pensée. Ses yeux rayonnaient d’une joie céleste ; elle était comme transfigurée, et la pauvre femme crut rêver, lorsque la riche dame se jeta tout à coup dans ses bras, lui prit les mains et murmura : « Soyez mon amie ! »

La pauvre femme n’osait répondre.

– Oui, il faut que vous soyez mon amie, ajouta Agnès. Dans nous deux, pauvreté et opulence se donnent la main et se réconcilient. Un gouffre sépare les deux classes de la société, et, dans cette ville même, il y a entre les riches et les pauvres un abîme de haine et de vengeance, abîme que la charité seule peut combler avec des fleurs écloses sous les rayons de la bienfaisance. Je veux planter de ces fleurs dans le désert ; je veux soulager, consoler, conseiller partout où il me sera donné de pénétrer. Vous serez mon guide, soyons les anges de la réconciliation ; exerçons-en le ministère sacré ! – Eh bien ! voulez-vous être mon amie ?

L’ouvrière leva sur la dame des regards, non plus timides, mais pleins d’une sainte vénération. Entraînée par la conscience naissante de sa propre valeur et par les paroles passionnées de la comtesse, elle s’écria avec exaltation : « Je le veux ! »

 

 

 

 

 

 

IV.

 

 

Dans sa sagesse et dans son harmonie, la Providence

divine atteint au plus haut point le but vers lequel

tendent tous les efforts de la politique humaine,

celui de voir chaque membre de la société faire prospérer

le bien général en travaillant à son propre bien-être ; car,

nul être raisonnable ne peut travailler à son propre bonheur

sans devenir un bienfaiteur pour l’humanité entière.

Tels sont les liens intimes, indestructibles, qui unissent

le bien individuel au bien général dans la famille humaine.

 

Moïse MENDELSSOHN.

 

 

Le comte, la comtesse et les vieux amis de la maison étaient assis dans un berceau du jardin. Agnès leur faisait le récit de son rêve et leur communiqua sa résolution d’aller visiter elle-même les familles indigentes et d’ouvrir dorénavant sa porte au malheur, afin d’apprendre à connaître les besoins réels des pauvres et les moyens d’y porter remède.

– L’argent, l’argent seul ne suffit point ; il laisse les cœurs froids, ajouta-t-elle. Un bon conseil, une parole affectueuse, un mot d’encouragement donne souvent au pauvre plus de consolation et lui porte plus de profit qu’une aumône qu’on ne lui jette fréquemment que pour le dédommager de ses droits au bonheur, de ses prétentions à la dignité d’homme.

– Pauvre enfant ! s’écria Arthur en jetant un regard de tendre compassion sur sa femme, dont le visage respirait l’innocence, la paix et la félicité du cœur. Pauvre enfant ! N’as-tu pas peur d’être cruellement désillusionnée ? La populace ne verrait-elle pas dans la bonté de ton âme un tribut que tu paies à sa puissance croissante ? Malheur à toi, si tu donnes à ceux qui en sont dignes, tu te ferais parmi les méchants, et c’est la majorité, des ennemis irréconciliables, toujours prêts à se venger d’une prétendue injustice. Veux-tu jeter la lumière de la culture intellectuelle dans ce noir chaos de passions qui enveloppe la masse ; ou bien veux-tu ennoblir des hommes pervertis, en leur communiquant cette pureté morale qui seule fait vivre l’amour des hommes. Souviens-toi des paroles de Schiller. « Malheur à ceux qui prêtent à l’aveugle-né le céleste flambeau de la lumière ; il ne l’éclairera point ; il ne peut qu’embraser et réduire en cendres les villes et les villages. »

– Permets-moi de te répondre par les vers d’un autre poète, répliqua Agnès : « Quelle est la plus grande douleur de la vie ? C’est celle de brûler d’amour, de se toucher, de ne pouvoir s’embrasser et hélas ! de ne pouvoir s’aimer ! » C’est le cas entre les riches et les pauvres, les grands et les petits. Dieu, en les créant, leur assigne un même but, celui de se rendre mutuellement heureux, de s’aimer les uns les autres. Ils se touchent de si près et, hélas ! ils ne peuvent s’embrasser, ils ne peuvent s’aimer ! Voilà la grande douleur de notre époque. Un mur de glace, l’orgueil, sépare l’humanité en deux camps. C’est une bien triste vérité que souvent dans la société nous reconnaissons seulement les hommes de notre condition, que les heureux n’ont que mépris et dédain, les malheureux que rancune et provocation. L’amour qui peut tout, qui surmonte tout, l’amour libérateur fondra ce mur par ses rayons vivifiants. Oh ! si le monde était pénétré d’un esprit vraiment chrétien, ce malaise qui divise les classes de la société et les oppose les unes aux autres aurait cessé d’exister ; il n’y aurait plus qu’une seule famille humaine.

– J’y consens volontiers ; mais comment t’y prendras-tu pour agir avec succès ? demanda Arthur.

– Rien de plus facile, répliqua Agnès ; j’agirai en secret.

Arthur réfléchit un moment, puis il dit avec une émotion qu’il ne pouvait maîtriser :

– Suis la voix de ton cœur, mais laisse-moi le plaisir de me joindre à toi. Qu’en pensez-vous, docteur ; ne contribuerons-nous pas à ces œuvres de charité chrétienne ?

– Assurément, s’écria le docteur avec joie.

– Je pourrais, par exemple, avancer de petits capitaux à de pauvres artisans laborieux, sans exiger d’intérêts, dit Arthur.

– Oui, faites cela ; ces capitaux ne sont jamais perdus.

– J’en parlerai, en outre, à mes amis.

– Et moi également.

Un éclair de suprême félicité brilla dans les yeux d’Agnès.

– C’est plus que je n’espérais, s’écria-t-elle ; vous voilà de moitié dans mes plans. Mon cher Arthur, exécute ton noble projet et tu en recevras une récompense céleste. Oh ! combien de familles, maintenant perdues pour toujours, auraient été sauvées, si elles avaient eu du secours à temps ! Oui, tu trouveras beaucoup d’heureux à faire, et tu verras que la reconnaissance n’est pas morte dans le cœur du peuple. Mais désirez-vous savoir ce que j’ai fait ces trois derniers jours avec tant de secret que c’est resté caché pour vous-mêmes ?

Sur la réponse affirmative d’Arthur et du docteur, elle alla prendre son journal et lut :

 

16 août 1848.

 

« Après avoir imploré le secours de la Reine du ciel, je me mis en route pour visiter les quartiers populeux, où se retirent tous les malheureux de notre ville. Hedwige, la journalière, m’accompagnait. En traversant la grande place, nous passâmes à côté d’une femme misérablement vêtue, tenant par la main une jeune fille de six ans.

– Voyez les jolies fleurs, ma mère ! s’écria la jeune fille toute joyeuse.

– Hélas ! mon enfant, lui dit la mère, ne me parle pas de fleurs ; j’aimerais mieux savoir où prendre du pain pour ce soir. »

Nous nous arrêtâmes et j’entendis la femme se lamenter : « Ô mon Dieu, c’est horrible ! il vaudrait mieux pour toi de mourir, ma petite Thérèse, que de souffrir les tourments de la faim ; nous n’avons plus rien à manger. » Je me retournai et je la vis élever vers le ciel des regards où se disputaient la résignation et le désespoir. Nous nous approchâmes de la femme et nous la suivîmes à son logis. C’était une pauvre honteuse, veuve avec sept enfants, dont deux étaient malades. Il lui fallait les nourrir, et elle gagnait si peu. Quelle misère !

– Sans M. le docteur Helfer, qui nous apporte chaque semaine des secours, nous serions morts de faim, il y a longtemps, me dit la malheureuse.

Noble docteur, il distribue tout à ses pauvres ; il doit être pauvre lui-même !

Quand le docteur ira visiter la veuve, il aura la joie de voir que des mains de femme y ont laissé des traces. Les habits déchirés, la paille pourrie, les feuilles de papier au lieu de vitres, tout cela a disparu ; les enfants malades sont couchés dans un lit bien propre ; ceux qui se portent bien sont proprement vêtus et assis autour d’une petite table de sapin neuve ; les plus grands tricotent, filent ou peignent des images pour une fabrique de joujoux, et les autres étudient dans leurs livres. J’ai fait une commande à la mère, qui est une habile brodeuse, et je lui ai procuré les matériaux dont elle a besoin. Tout respire le bonheur et la joie, là où il n’y avait qu’un méchant taudis sans air et sans soleil. La bonne mère est à l’abri des privations pour longtemps. Si mon Arthur avait été témoin de mon action !

Je suis contente de ma première journée. »

 

17 août 1848.

 

« Aujourd’hui, Hedwige m’a conduite auprès d’une mourante. À l’extrémité de la grand-rue, derrière les orgueilleux palais de l’opulence, on voit dans le mur d’enceinte les ruines d’une vieille tour. Il s’y trouve une étroite chambre, dont les vitres cassées laissent passer librement le vent et la pluie. J’y aperçus une veuve encore jeune, gisant sur une dure couche de paille. Elle venait d’être munie des saints Sacrements et elle priait avec ferveur. Ses quatre enfants, agenouillés autour du lit, pleuraient à briser le cœur. Les pauvres petits, deux garçons et deux filles, allaient être séparés, car l’hospice des orphelins sépare les deux sexes. La mère tenait fixés sur eux ses yeux mourants, où l’on pouvait lire un immense amour et une immense douleur.....

« Je serai leur mère ! » m’écriai-je.

Et un dernier sourire, un sourire de suprême félicité erra sur ses lèvres pâles, et, en rendant le dernier soupir, elle jeta sur moi un regard de vive gratitude.

J’étais profondément émue et je pleurais tout haut avec les enfants ; Hedwige me releva. Elle me conseilla de remettre les orphelins à une famille qui n’avait pas d’enfants et qui s’en chargerait volontiers, moyennant quelque dédommagement. Cette idée me convint et nous plaçâmes les enfants chez un brave menuisier qui leur tiendra lieu de père et dont l’excellente femme leur fera oublier leur mère. Je pourrais encore souvent donner une mère et un père à de pauvres enfants délaissés, et si ma bourse s’épuisait, je saurais mieux que les orphelins à qui m’adresser ; la caisse de mon Arthur est riche, et plus riche encore est son cœur ! »

 

18 août 1848.

 

« Ce matin, Hedwige m’a conduite auprès de la femme la plus malheureuse que j’aie jamais vue : une jeune femme, veuve d’un brave homme, et mère d’un bel enfant. Il y a trois mois que le mari, homme jeune et vigoureux, entreprit un voyage ; il devait revenir dans quelques jours. Des semaines se passèrent et il ne revenait pas. Enfin elle reçut, par l’intermédiaire de la justice, la terrible nouvelle que son mari avait été assassiné, lorsqu’il allait atteindre le but de son voyage. Depuis ce temps, elle souffre du corps et de l’âme, et la vue de son petit Henri, autrefois la joie de la mère, fait couler ses larmes ; car le joli enfant est l’image vivante de son malheureux père. Elle me fit un accueil très froid. Oh ! que ne puis-je gagner sa confiance ! Sa douleur est sans nom ; son mari, artiste habile et homme excellent, avait été le mari le plus affectueux, le père le plus tendre. Elle est malade, très malade, et si pâle ! ses yeux ont un éclat surnaturel et effrayant. »

Agnès se tut et regarda le docteur.

– Je la connais, dit celui-ci, la malheureuse va rejoindre son mari.

 Agnès continua sa lecture :

« Oh ! puisse-t-elle encore être sauvée ! Et si c’est impossible, puissé-je la faire passer en paix ses derniers jours, devenir pour son enfant une seconde mère, et lui donner un autre père aussi bon que le premier ! En rentrant chez moi j’avais le cœur oppressé. Avant de me mettre au lit, au moment où j’écris ces lignes, je vois devant mes yeux toutes ces souffrances comme si je les avais endurées moi-même, mon âme est en deuil, mais contre rien au monde, pas même contre les plus belles sensations de mes plus heureux jours, je n’échangerais ce sentiment de tristesse qui me pénètre. J’ai reconnu ma vocation. Puisse Dieu et la Sainte Vierge m’aider à remplir ma mission ! »

 

Agnès ferma son journal. Arthur l’attira tendrement sur son cœur, la pressa dans ses bras et dit avec chaleur : « Remplis ta mission sacrée et aime ! J’agirai avec toi, et, en réunissant nos efforts, notre hymen sera une alliance avec le Seigneur. »

– Continuez votre œuvre de charité, ma douce et chère enfant, dit le docteur en serrant dans ses mains celles d’Agnès, et ne refusez pas mon assistance. Le médecin, par son art même, est l’ami des pauvres et des riches. Adressons-nous également à M. le curé de cette ville ; les prêtres font bien des expériences, surtout au lit des malades et des moribonds ; ils seront heureux de pouvoir nous conseiller et nous assister, et ils prieront Dieu de bénir notre entreprise.

– Oui, ajouta Arthur ; marche dans la voie de la bienfaisance. Dans ma jeunesse, je lisais avec admiration l’histoire du calife Haroun-al-Rachid et de son grand-vizir, qui parcouraient nuitamment la ville, afin d’apprendre à connaître les malheureux et à les secourir. Le Christianisme nous montre de bien plus grands héros dans la vie des Saints. Écoute comme eux la voix de Dieu et de ton cœur, et tu feras de plus grandes choses que le calife Haroun-al-Rachid.

– Quand tu sauras tout ce que m’a raconté Hedwige, et comment elle m’a guidée, tu auras pour elle une haute estime, dit Agnès en jetant à Arthur un regard de tendre remerciement.

– N’aurais-tu pas envie de faire appeler ton grand-vizir, lui demanda Arthur en souriant. Je veux faire agrandir considérablement notre jardin, et il nous faudra naturellement un jardinier. Cette charge conviendrait au mari de ton Hedwige, et la petite maisonnette à l’extrémité du parc suffirait pour les loger ; qu’en penses-tu ?

Agnès, trop émue pour répondre, se hâta d’aller annoncer cette bonne nouvelle à la pauvre famille.

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Huit jours après, les trois amis étaient de nouveau réunis. Agnès berçait sur ses genoux un joli enfant. La malheureuse veuve de l’artiste assassiné avait rejoint son mari et Agnès avait donné à l’orphelin un bon père, une bonne mère. Cette fois-ci Arthur et le docteur avaient également à raconter. Tous étaient contents de leurs démarches. Maintes nobles actions, maints nouveaux établissements de bienfaisance faisaient déjà le sujet des conversations de la ville et obtenaient les suffrages de tous, sans qu’on en connût les auteurs. Arthur et Agnès, qui faisaient partie de l’élite de la haute société, avaient électrisé d’influents personnages pour leur sainte œuvre ; Hedwige et son mari avaient agi dans leur sphère, et le docteur Helfer, dont la vaste clientèle embrassait toutes les classes, n’était pas resté inactif.

En moins d’une année, la charité finit par vaincre l’envie et l’insolence du pauvre, et par lui inspirer de l’amour et de la reconnaissance ; les grands et les riches ne passaient plus à côté de l’homme du peuple comme des êtres orgueilleux et ennemis, mais ils étaient aimés et respectés ; en un mot, les relations étaient devenues plus humaines, plus franches, plus amicales, plus naturelles. Deux belles maximes avaient été réalisées : Il importe peu ce que tu es, mais il importe comment tu l’es ! Ces mots, reconnus vrais et mis en pratique par tous les hommes les plus distingués, apprennent à toutes les classes de la société à s’estimer réciproquement d’après leur valeur morale. Et : Aime Dieu par dessus tout et ton prochain comme toi-même. Ces paroles de Jésus-Christ nous montrent la seule et véritable voie qui conduit au bonheur en ce monde et dans l’autre.

Mais Agnès avait acquis un surnom qui lui restera et qui témoignera pour elle au jour du jugement, le beau surnom : la bonne dame.

 

 

 

 

 

 

V.

 

 

Tout contribue au bien de ceux que Dieu aime.

Épître aux Romains, VIII, 28.

 

 

L’été de 1849 touchait à sa fin. Au milieu des révolutions qui, depuis une année, bouleversaient tous les pays de l’Europe, la ville de N... était restée tranquille et avait vu s’accroître son bien-être matériel ainsi que ses forces et sa vigueur morales. Voilà qu’un jour un de ces hommes qui parcouraient les villes pour éclairer le peuple, mais en réalité pour prêcher la révolte, s’avisa d’y exercer son talent. À l’heure fixée, l’homme de l’avenir parut sur la grande place publique et monta sur une tribune érigée pour lui. C’était une après-midi de dimanche et une foule curieuse s’y était rassemblée. L’orateur était un des puissants du jour ; il savait avec un art consommé flatter le peuple et le prendre par son côté faible. L’égoïsme, la haine, les jouissances matérielles faisaient le fond de son discours, mais il les voilait habilement sous les fleurs du langage ; il débita de longues et brillantes phrases sur les sciences politiques, sur l’état actuel de la société et sur d’autres grandes choses ; puis il passa aux droits de l’homme, flagella la tyrannie, lança force anathèmes contre les autorités civiles et religieuses, et s’attaqua à la propriété ; enfin il vint à parler d’une manière entraînante de la liberté et de la classe ouvrière qui, n’étant plus réduite aux miettes qui tombent de la table du riche, se mettra elle-même à une table bien fournie et nagera dans l’abondance.

Les auditeurs, peu impressionnés jusqu’à ce moment, ne purent résister à cette peinture séduisante, et l’orateur put continuer à prêcher la guerre contre l’Église, l’État et la propriété, et à la déclarer même indispensable et méritoire. Déjà les esprits s’échauffaient, les murmures devenaient plus hauts, quelques cris séditieux s’élevaient et annonçaient les approches de la tempête, lorsque tout à coup les cris devinrent plus rares, les voix se baissèrent, il se fit un silence profond et l’orateur lui-même s’arrêta déconcerté. On entendait les sons clairs d’une sonnette : un prêtre s’avançait, portant le Saint-Sacrement à une âme à l’agonie. Comme s’il venait de s’éveiller d’un mauvais rêve, le peuple entier tomba à genoux et s’inclina sur le passage du Créateur tout-puissant du ciel et de la terre. Et le prêtre avançait toujours et le peuple se demandait : « Qui se meurt ? » – « Une femme qui accouche, la bonne dame ! »

Un immense cortège suivit, triste et silencieux, le prêtre jusqu’au palais d’Arthur. Le ministre de Dieu se rendit auprès d’Agnès pour la préparer à la mort, et le peuple, agenouillé dans la rue, priait tout haut. Le prêtre était déjà sorti, mais le peuple attendait et priait toujours.

Arthur et le docteur étaient debout près du lit de la mourante. Elle ferma les yeux. Arthur regarda avec une anxiété poignante dans les yeux du docteur qui ne les détournait pas de la malade. Hedwige pleurait, agenouillée au pied du lit.

Les sanglots du peuple pénétrèrent jusqu’à la chambre de la malade. Le docteur fit signe à Arthur ; celui-ci comprit, sortit doucement de la chambre et descendit dans la rue. Le peuple y attendait toujours ; tous les visages trahissaient la sympathie et la douleur ; les yeux des hommes mêmes étaient humides de pleurs. La foule écouta avec un profond respect les paroles du bon riche, qui était si pâle, dont la douleur était si grande, qui venait leur faire, d’une voix tremblante, les adieux d’Agnès, et les suppliait de prier Dieu avec lui pour la bonne dame. « Allons prier à la cathédrale ! » s’écria une voix, et le peuple se rendit en foule à l’église et y pria longtemps et avec ferveur pour celle que tous aimaient et vénéraient.

Agnès sommeilla longtemps ; en se réveillant, ses regards rencontrèrent ceux d’Arthur et virent perler une larme dans ses yeux. Jamais le docteur n’avait prononcé le mot « sauvé » avec une telle joie. Il ordonna le repos, et Hedwige, pleurant de bonheur, tendit à l’heureuse mère un joli enfant, tandis que le petit Henri, l’orphelin, demandait à la porte s’il pouvait enfin venir auprès de sa bonne maman.

La joie de se voir aimée de tous ne contribua pas peu au prompt rétablissement d’Agnès. Le bonheur était rentré sous le toit du riche et n’a plus été troublé jusqu’à ce jour. Arthur et Agnès sont encore aujourd’hui les bienfaiteurs de la ville, tendrement aimés et hautement vénérés ; Helfer, le vénérable vieillard, le médecin des pauvres et l’inséparable ami, contribue comme toujours à l’œuvre de charité ; la bonne Hedwige, humble et modeste, se croit indigne de l’affection de la bonne dame !

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Puissions-nous trouver dans toutes les villes une Agnès parmi les riches, une Hedwige parmi les pauvres ! Ces deux femmes unissent les deux extrêmes de la vie ; la chaleur vivifiante, qui émane de la charité, cimente et féconde leur alliance et jette au loin des rayons bienfaisants. Puisse donc cet amour des hommes, auquel rien ne résiste, embraser toute la terre, fondre le mur de glace qui sépare les conditions humaines et chasser les nuages qui troublent le ciel de notre siècle !

 

 

J. JORIS.

 

D’après une ébauche de Charles Deyerl publiée

en allemand dans le Livre des Familles chrétiennes.

 

Paru dans la Revue du monde catholique en 1861.

 

 

 

 

 

 

 

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