Trop heureux
par
Éva JOUAN
Hommage à Madame Jeanne France.
Un merveilleux salon Louis XV avec ses meubles sculptés aux formes charmantes, revêtus d’une soie vert pâle, brochée de branches d’œillets rosés.
Un piano à queue occupe tout un large panneau tendu d’une incomparable tapisserie des Gobelins, représentant des nymphes au blanc vêtement, se jouant sous des rosiers fleuris. De légères consoles, de petites tables mignonnes chargées de bibelots de prix.
Aux murs, des tableaux de maîtres ; sous les pieds, un épais tapis jonché de roses.
Enfin des fleurs, des verdures ; de grands palmiers aux formes élancées, derrière des colonnes où se détachent de sveltes statuettes.
Un bon feu brille dans l’âtre, pour atténuer encore, avec les lourds rideaux et les portières, les premiers frissons de l’automne.
C’est le soir ; une lampe, dont la vive lumière est tamisée par un grand abat-jour de soie rose, éclaire doucement la pièce.
Dans ce splendide décor, nous apparaissent Claire et Maxime Villeur en leur radieux printemps. Lui vingt-cinq ans ; elle, dix-huit à peine.
Mariés depuis quatre mois, ils sont revenus à Paris, dans leur bel hôtel de la rue Oudinot, après un voyage en Suède qui n’a été qu’un long enchantement.
Claire, dans un délicieux déshabillé bleu pâle qui rehausse encore sa beauté blonde, est assise au piano, et joue avec une perfection remarquable une pastorale d’Haydn.
Maxime, à demi couché dans une large bergère, écoute tout en admirant le fin profil de sa femme nimbé par la lueur des bougies du piano qui dore encore les beaux cheveux blonds crêpelés.
Parfois elle jette aussi un regard affectueux sur le mari aimé, et son tendre sourire répond au sien.
Quelle félicité est la leur !
Maxime songe à ce beau voyage accompli dans tout l’enivrement de l’amour partagé. La pastorale du Maître prête aux ressouvenirs.
Il revoit les grands lacs frissonnants où se reflète la sveltesse des pins ; les montagnes aux sommets neigeux, aux chutes d’eau grandioses : les fjords à l’onde bleue ; les champs aux moissons d’or, et ces gracieuses filles du nord, aux pittoresques costumes, dont les bras robustes maniaient si allègrement la faucille et le râteau.
C’est dans cette contrée étrangère que le cœur de Claire s’est révélé au sien dans toute sa candeur aimante.
Puis il se reporte à leurs jeunes années, alors qu’ils couraient joyeux, dans les allées du parc de l’un ou l’autre château, sans se douter que l’avenir les réunirait plus intimement encore.
Maxime ne se souvenait pas avoir éprouvé un chagrin, Monsieur et Madame Villeur ayant tout fait pour semer de fleurs la voie parcourue par ce fils unique et adoré : leur immense fortune le leur permettait. La nature aimable du jeune homme n’avait pas été gâtée par ces faveurs de la destinée ; il était demeuré aimant et bon.
La même facilité de vie avait été le partage de Claire ; une affection sans borne de la part de ses parents et de son frère, beaucoup plus âgé qu’elle, et toutes les douceurs que peut procurer la richesse.
Appelés à se voir journellement, par suite du voisinage de leurs demeures, les jeunes gens s’étaient aimés.
Un soir de mai, sous l’éclat argenté de la lune nouvelle, une même étreinte avait resserré leurs mains dans le berceau du jardin, aux jasmins embaumés.
– Je t’aime depuis toujours ! avait dit Maxime.
– Depuis toujours je t’aime ! avait répondu Claire.
Le lendemain, ils étaient fiancés ; un mois après, ils partaient, enivrés, pour leur voyage de noce.
Le jeune homme s’oublie en ces ressouvenances pleines de délices ; puis il jette un regard heureux sur la femme adorée qui continue à le charmer par l’air favori, et sur ce salon luxueux, vrai cadre de sa beauté, et il voit se dérouler à l’horizon un long avenir de bonheur ; ici dans ce merveilleux hôtel, en Bretagne, dans ce château plus merveilleux encore.
Il songe, attendri, aux blondes têtes qui se grouperont sans doute autour d’eux, égayant les immenses salles du manoir, courant, rieurs, sur le velours des pelouses, ou le sable doré de la plage...
Puis soudain son regard s’assombrit. Une telle félicité est-elle permise ? Qu’a-t-il fait pour mériter un semblable bonheur, lorsque tant d’autres souffrent et pleurent toujours ?
Et, inquiet, il sonde un recoin assombri de la vaste pièce, comme si le malheur, aux yeux farouches, s’y cachait guettant leur doux bonheur, afin de s’élancer sur lui et de l’anéantir à jamais.
Sur le visage de Maxime, tout à l’heure rayonnant, se lit une appréhension terrible.
Comment conjurer le destin ?...
Puis l’expression sereine revient. Il a trouvé, l’heureux, ce qu’il fallait faire pour jouir en paix.
Être bon ; donner à ceux qui souffrent, non seulement le superflu, mais se priver aussi de certaines jouissances pour rendre sa charité plus grande encore. Ce beau voyage à Constantinople qu’il comptait entreprendre cet hiver avec Claire, et dont il se promettait tant de plaisir, il ne le fera pas, et cet argent servira à adoucir des misères que l’approche de la saison mauvaise rend plus navrantes encore.
Il ne restera plus inactif, et se servira des connaissances acquises pour en faire profiter les autres. Il fera part ainsi de sa fortune et de son intelligence.
Et l’esprit dégagé de toute influence de malheur, Maxime écoute de nouveau la musicienne aimée qui termine son morceau par un andante plein de douceur.
Elle s’avance alors vers lui, et son regard embrasse aussi les merveilles entassées autour d’elle, puis il se reporte sur son mari, et une inquiétude s’y voit. Elle vient se pelotonner aux pieds de Maxime, sur un coussin, et craintive, levant ses grands yeux de pervenche sur les siens.
– Nous sommes trop heureux, Max, j’ai peur !...
La même pensée a surgi en elle. Ces cœurs généreux étaient bien faits pour se comprendre et s’aimer !...
D’une protectrice étreinte, il enserre la chère âme, et baisant ses beaux cheveux d’or :
– Ne crains rien, Clairette, j’ai trouvé un moyen de ne rendre personne jaloux de notre joie.
– Et lequel ? dit-elle, rassurée par l’éclair d’amour qui luit dans les yeux noirs fixés sur les siens.
– Nous nous transformerons en envoyés de la Providence près des indigents et des affligés. Nous ne sommes que les dépositaires de cette grande fortune, et nous devons, pour être dignes d’en jouir, la partager avec nos frères malheureux. Et alors nous deviendrons tellement bons que Dieu nous laissera notre grand bonheur.
Dis, chère, ne le veux-tu pas ?
Claire sourit divinement, et appuyant sa tête blonde sur la poitrine de son mari :
– Là vibre un noble cœur ! dit-elle. Ô Max ! je ne saurais être trop bonne pour avoir le droit de t’aimer toujours, et d’être aimée de toi !
Éva JOUAN.
Paru dans La Sylphide en 1901.