Svietlana

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Vassili Andreievitch JOUKOVSKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une fois, un soir d’Épiphanie, – des jeunes filles jetaient des sorts : – elles lançaient de l’autre côté de la porte cochère les souliers – ôtés de leurs pieds ; elles sarclaient la neige ; sous la fenêtre, – elles écoutaient le passant, elles nourrissaient – la poule de grain compté ; – elles faisaient fondre la cire vierge ; – dans la jatte pleine d’eau pure – elles laissaient tomber la bague d’or, – les pendants d’oreilles d’émeraude, – étendaient un mouchoir blanc, – et, sur la jatte, chantaient en chœur – leurs chansons de Noël.

La lune trouble avait peine à percer – l’obscurité du brouillard. – Silencieuse et triste – était la gentille Svietlana. – Qu’as-tu donc, petite amie, que tu ne souffles mot ? – Tu n’écoutes pas nos chansons et nos rondes ; – prends l’anneau à ton tour, et chante, ma belle : « Forgeron, – forge-moi une couronne d’or neuf, ― forge-moi un anneau d’or ; – il faut que je sois couronnée de cette couronne, – qu’à mon doigt soit mis cet anneau – devant le pupitre de l’église. »

« Comment pourrais-je chanter, mes mignonnes ? – Mon tendre ami est au loin ; – ma destinée est de mourir – dans l’isolement et le chagrin. – Voici une année écoulée, et pas de nouvelles : – il ne m’a pas écrit ! – Hélas ! le monde ne m’est beau que par lui, – c’est par lui seulement que mon cœur respire... – Peut-être ne se souvient-il plus de moi ? – Où es-tu ? dans quelle contrée ? – Où est ta demeure ? – Je prie et verse des larmes ! – Apaise mon chagrin, ange consolateur... »

Dans la chambrette la table est couverte – d’une nappe blanche, – et sur cette table se trouvent – un miroir et une lumière ; – deux couverts sont aussi sur la table. – « Tire ton horoscope, Svietlana ! – Dans la glace unie du miroir, – à minuit, sans erreur, – tu pourras lire ton destin : – ton chéri frappera à la porte – d’une main légère ; – le verrou sortira de la gâche ; – lui-même s’attablera devant son couvert – pour souper avec toi.

Voici la belle restée seule, – elle s’assied devant le miroir ; – non sans une crainte secrète, – elle s’y regarde ; – le miroir est sombre ; alentour – un silence de mort ; – la flamme tremblotante de la chandelle éclaire mal... – L’inquiétude soulève son sein, – elle n’ose regarder derrière elle ; – la peur obscurcit ses yeux... – Le feu brûle en craquetant, – piteusement crie le grillon : – il annonce minuit.

Appuyée sur son coude, – Svietlana respire à peine... – Soudain... à la porte, tout doucement, – on a heurté... Elle écoute, elle regarde timidement dans le miroir ; – derrière son dos – se tient, lui semble-t-il, quelqu’un et luisent – des yeux flamboyants... – La peur lui coupe la respiration... – Puis arrive à ses oreilles – un faible et léger murmure : – « Je suis avec toi, ma belle ; – les cieux se sont adoucis ; – ta plainte a été entendue ! »

Elle se retourne... vers elle son ami – étend les bras. – « Joie, lumière de mes yeux, – nous ne serons plus séparés. – Partons ! Le pope attend déjà dans l’église – avec le diacre et les chantres ; – le chœur a entonné les chants du mariage ; – le temple resplendit de lumières. » Un tendre regard tient lieu de réponse ; – ils traversent la large cour, – franchissent la porte aux ais façonnés ; – près de la porte attend un traîneau ; – les chevaux rongent d’impatience – les guides de soie.

Ils prennent place... les chevaux partent aussitôt, – ils soufflent, leurs naseaux fument, – leurs sabots soulèvent – des tourbillons de neige derrière le traîneau. – Ils vont comme le vent... Tout est désert alentour, – les yeux de Svietlana ne voient que la steppe et la steppe ; – un cercle nébuleux entoure la lune, – les champs s’éclairent faiblement. – Le cœur tremblant – plein de tristes présages, la jeune fille dit craintivement : – « Pourquoi gardes-tu le silence, chéri ? » – Pas un mot de réponse : – il contemple le clair de lune, – pâle et défait.

Les chevaux bondissent sur des monceaux de neige – et piétinent dans les ornières... – Voici pourtant que sur le côté de la route – le temple de Dieu paraît enfin au milieu de la solitude ; – un coup de vent ouvre les portes ; – la nef est pleine de monde ; – la lumière resplendissante des lustres est voilée par un nuage d’encens ; – au milieu est un cercueil noir ; – et le pope dit à haute et lente voix : – « Sois à la tombe ! » – La jeune fille tremble de plus en plus ; – les chevaux passent sans s’arrêter ; l’ami se tait, – pâle et défait.

Tout à coup, ils sont enveloppés par une bourrasque ; – la neige tombe à gros flocons ; – un corbeau noir, aux ailes sifflantes, – tournoie au-dessus du traîneau ; – ce corbeau croasse : chagrin ! chagrin ! – Les chevaux lancés au galop – regardent et flairent le lointain sombre, – la crinière hérissée ; – dans la plaine point une petite lumière, – un recoin paisible apparaît, – une chaumine sous la neige. – Les chevaux galopent plus vite, – la neige vole sous leurs pas ; droit vers la chaumine – ils se précipitent d’un même élan.

Ils vont arriver... mais au même instant – ils disparaissent à ses yeux : – chevaux, traîneaux, fiancé, – sont comme n’ayant jamais existé. – Seule au milieu des ténèbres, – abandonnée par son ami, la jeune fille reste sur place, en proie à la terreur. – Autour d’elle tourbillonne l’ouragan de neige. – Pour revenir sur ses pas... aucune trace... – Elle voit de la lumière dans l’izba ; – elle fait le signe de la croix, – murmure une prière et frappe à la porte... – La porte cède, grince, s’ouvre doucement.

Qu’y a-t-il dans cette izba ?... un cercueil ! Il est couvert – d’un voile blanc ; – au pied est une image du Sauveur ; – un cierge brûle devant l’icône... – Ah ! Svietlana, que va-t-il t’arriver ? – chez qui es-tu allée chercher un refuge ? – De cette chaumière vide ne crains-tu pas l’habitant muet ? – Elle entre pourtant, éplorée, effarée ; – elle tombe à terre devant l’icône – et prie le Sauveur, – tenant en main sa croix de baptême : – sous les saintes images, dans le coin, – elle se blottit, plus morte que vive.

Tout s’est apaisé... plus de tempête.... – Le cierge brûle sans éclat, – tantôt répandant une lueur tremblotante, – tantôt s’éteignant à demi... – Partout règne un silence de mort, – un effrayant silence... – Écoute, Svietlana ! dans ce silence, un léger murmure... – Qu’est-ce encore ? Elle regarde : vers l’angle où elle se tient – une colombe blanche comme neige, – aux yeux brillants, descend d’un vol léger – et se pose doucement sur son sein, – qu’elle embrasse de ses ailes.

Tout se tait de nouveau à l’entour... – Mais il semble à Svietlana, – que sous son blanc linceul le cadavre s’agite... – Le voile est arraché ; le mort, – dont le visage est plus sombre que la nuit, – est entièrement découvert... – son front est ceint de la couronne funéraire, – ses yeux restent fermés. – Soudain... de ses lèvres closes s’échappe un soupir ; – il s’efforce d’écarter – ses mains glacées... – Que va devenir Svietlana ?... Elle frissonne, – se sentant perdue... Mais sur elle veille – la colombe blanche.

La colombe secoue, déploie – ses ailes légères, – elle s’abat sur la poitrine du mort... – Impuissant, râlant, grinçant – effroyablement des dents, – il foudroie la jeune fille des éclairs – de ses yeux terribles... – Puis ses lèvres pâlissent, – ses yeux roulent dans leurs orbites... La mort a repris sa proie... Et Svietlana regarde : ô Dieu ! – ce cadavre est celui de son tendre ami... – Ah !... Et elle se réveille.

Où est-elle ? Devant le miroir, seule, – au milieu de la chambrette ; – à travers le léger rideau de la fenêtre – brille la lueur de l’aube ; – le coq bat bruyamment des ailes, – saluant l’aurore de son chant ; tout s’éclaire... Mais l’esprit de Svietlana – est bouleversé par son cauchemar. – « Ah ! quel songe sinistre, effrayant ; – il ne présage rien de bon... – c’est un destin funeste qu’il me prédit. – Ombre mystérieuse des jours à venir, – qu’annonces-tu à mon âme, – la joie ou le désespoir ? »

Le cœur serré d’angoisse, – Svietlana s’assied près de la fenêtre ; – de là se voit le grand chemin – qui s’enfonce dans le brouillard ; – la neige reluit au soleil – qui rougit la brume transparente... – Écoutez !... Au loin tinte dans l’espace – une clochette sonore, – du chemin s’élève une poussière de neige ; – comme sur des ailes – volent les chevaux emportés d’un traîneau ; – ils approchent, ils sont à la porte, – un visiteur de belle prestance monte le perron... – Qui est-ce ?... le fiancé de Svietlana.

Que signifie ton songe, Svietlana, – ton songe, prophète de malheur ? – Ton ami est avec toi ; il n’a pas été changé – par l’épreuve de la séparation ; – il revient avec les mêmes yeux amoureux, – les mêmes regards caressants ; – ses douces lèvres redisent toujours – d’aussi tendres propos. – Ouvre-toi, temple de Dieu ; – montez vers le ciel, serments de fidélité ; – préparez-vous, jeunes et vieux ; – choquez vos verres et faites-les résonner en mesure... – Chantez : longue vie aux jeunes époux !

Daigne sourire, ma belle, – à ma ballade ; – tu y trouveras de grandes étrangetés – et bien peu d’ordre. – Mais satisfait de fixer un instant ton regard, – je ne désire aucune gloire. – La gloire, me suis-je laissé dire, n’est que fumée, – et le monde est mauvais juge. – Voici la morale de l’histoire : « Notre plus sûr soutien dans cette vie – est notre foi en la Providence. – La loi du Créateur est bonne : – ici-bas la peine, songe décevant ; – le bonheur est pour le réveil. »

Ah ! n’aie jamais de ces songes effrayants, – toi, ma Svietlana. – Ô Créateur, sois son appui ! – Que la morsure du chagrin – ou l’ombre seule d’une tristesse passagère – jamais ne l’effleurent ; – que loin d’elle passe – la main de la misère ; – comme un charmant petit ruisseau – qui reluit au sein de la prairie, – que sa vie entière soit sereine, – et que dans l’avenir, comme par le passé, la joie – soit la compagne de ses jours.

 

(1811.)

 

 

Vassili Andreievitch JOUKOVSKI.

 

Recueilli dans Les poètes russes, anthologie et notices biographiques,

par Emmanuel de Saint-Albin, 1893.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net